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Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Septembre 2021 | Sophie Muselle, rencontrée par Xavier Briké

Confinement et résilience¹ : atelier d’écriture hors murs de l’Appétit des Indigestes²

Sophie Muselle est psychologue, dramaturge et metteuse en scène.  En octobre 2013, avec Pierre Renaux, elle crée « L'Appétit des Indigestes », une troupe de théâtre qui s’interroge sur la vision qu’une société a de la normalité et de la folie.

Cette troupe se veut être un pont entre différentes personnes : ceux que l’on dit fous, ceux qui ne se sont jamais posé la question quant à leur éventuelle folie, des artistes confirmés ou débutants, des soignants, des soignés, des exclus ou des inclus de tous bords. « Digestes » ou « indigestes », ils sont toutes et tous animés par un appétit de jouer ensemble. Le confinement causé par le covid a mis en évidence la résilience de certains groupes face à une crise. Dans cet article, il sera question à la fois de résilience collective : comment une troupe de théâtre mixte a continué à créer collectivement en période de confinement ? ; et de résilience individuelle : comment des personnes dites « folles » ont traversé le confinement et tiré parti de leur différence pour en faire une force ?

 

Résilience collective : écrire au bout du fil

Vendredi 13 mars 2020. La troupe de théâtre « l’Appétit des Indigestes » se réunit comme chaque semaine dans un petit bistro culturel à Bruxelles. Après avoir joué quatre fois son spectacle Icare, elle a repris les ateliers d’écriture en vue de créer un nouveau spectacle sur le thème du fil. Devant la porte, quelques habitués mais aussi des nouveaux visages. L’atelier est ouvert à toutes et tous ; on peut l’intégrer à tout moment et quels que soient nos liens avec la psychiatrie et la folie. Son enjeu premier n’est ni le soin ni l’intégration ; il s’agit bien plus de former un nous en se laissant transformer par les autres et en s’enrichissant mutuellement des différences.

Il est presque 14h00. L’atelier d’écriture va commencer. Chaque Indigeste vient déposer un morceau de son histoire, partager une joie, mettre en mots des failles ou des bosses, confier un peu de son relief. Le moindre partage ouvre une possibilité. Chacun·e a face à lui ou elle un·e autre participant·e qui prend des notes au vol. Un texte naît de cette rencontre entre deux subjectivités. Les textes sont bruts, authentiques et sans fioritures. Lus au groupe, ils inaugurent des rires, des larmes et souvent aussi des questionnements. Mais aujourd’hui, il est presque 14h00 et je suis inquiète. J’ai passé la matinée à chercher des réponses à mes questions en téléphonant à diverses instances : doit-on réellement, oui ou non, annuler les ateliers ? Jusque quand ? Comment préserver le lien entre les Indigestes si les ateliers sont suspendus ? Je ne suis pas la seule à m’interroger…

Moi, j’étais malade, enfin je toussais depuis plusieurs jours et je m’étais réveillée avec un œil collé. J’avais super envie de découvrir l’atelier et, en même temps, j’étais assez stressée d’y être. J’avais peur d’avoir ce virus et de le transmettre à quelqu’un. Je n’étais pas bien dans mes baskets. Durant cet atelier, j’avais écrit avec Pierrot. Un moment, il me dit qu’il est immunodéprimé et qu’il a la santé fragile. J’étais encore plus mal, j’avais très peur de lui transmettre quelque chose. À un moment, Sophie me demande de lui prêter mon stylo, mais moi j’ai l’habitude de sucer le bout de mes stylos ! Je ne te raconte pas, je me suis fait toute une histoire avec ce stylo… J.

Il est 16h, l’atelier se termine. Personne n’a vraiment envie de partir. On discute, on cherche des solutions. Dans le flot des points d’interrogation, autour du bar, une chose s’impose cependant à toutes et tous. Il faut maintenir les ateliers d’écriture, et cela pour deux raisons au moins : d’abord, l’atelier est un lieu de sociabilité et donc de lien indispensable pour beaucoup ; ensuite, en tant qu’acteurs/actrices et auteur·es, les Indigestes doivent écrire afin de laisser une trace de ce qui est en train de se passer.

Je me souviens : on a bu des verres de blanc au bar après l’atelier, Pierrot s’est disputé avec Pierre, Géraldine a parlé de Despentes. Moi j’ai écrit avec Pierre, une drôle d’histoire d’ailleurs, et toi tu as écrit avec Sophie sur la maternité. Sophie toussait un peu. Je me souviens, elle me disait : merde j’ai la gorge qui chatouille. On s’est dit que l’on pourrait peut-être faire les ateliers dehors ou en marchant. S.

La créativité naît souvent de la contrainte. Or, le confinement fût notre contrainte durant plus de deux mois. Interdit·es de se voir, les Indigestes se retranchent sur leurs téléphones en guise d’alternative aux ateliers. Le rythme se met vite en place, les ateliers par téléphone ont lieu aux heures des ateliers habituels. Le lundi : chacun reçoit les textes de la semaine précédente. Le mardi : un mail est envoyé avec une proposition de groupes. Le mercredi : la consigne d’écriture est donnée et l’atelier commence. Le jeudi : une nouvelle proposition de groupes est envoyée à chacun pour le lendemain déjà. Le vendredi : une nouvelle consigne est distribuée pour le second atelier hebdomadaire. Et ainsi de suite, de semaine en semaine.

Le succès des ateliers par téléphone dépasse toute attente. Chaque semaine, les membres de la troupe s’appellent, se parlent, se mettent à l’écoute les un·es des autres, écrivent… Le medium de l’écriture semble permettre une écoute active sans interruption et sans jugement. En toile de fond : une volonté de bien saisir la réalité de l’autre que pourraient envier plusieurs professionnels de la relation d’aide. La lecture des textes réunit les gens dans leur intimité. Le lien se voit maintenu et même renforcé. Entre les coups de fil bihebdomadaires, les participants s’appellent : on prend des nouvelles d’un malade, on réagit à un texte, à une phrase. Au fil des semaines de confinement, plusieurs personnes (compagnes/compagnons, ami·es, enfants, parents des participant·es) demandent à se joindre à l’atelier et intègrent ainsi le projet.

Au total, plus de 300 textes seront écrits et partagés entre les membres de la troupe au cours des semaines de confinement. De manière prévisible, le thème initial de la prochaine pièce, celui du fil, s’est sensiblement élargi. En effet, il était difficile de parler d’autre chose que du confinement – période exceptionnelle et éminemment troublante pour toutes et tous. Assez vite, un spectacle apparaît insuffisant pour mettre en lumière le travail d’écriture réalisé. Émerge alors l’idée de compiler les textes dans un recueil. Les personnes – souvent marginalisées – de l’atelier occupent une position singulière dans ce sens qu’elles abordent la situation de la crise depuis la marge. Leur regard plus lointain et plus extérieur a beaucoup à apprendre à ceux et celles qui sont parfois trop proches du centre pour prendre du recul.

C’était un pari immense, une étape pour L’Appétit. Le groupe a continué. Comment tout ça allait tenir ? Des gens ont été malades. On ne s’est plus vus du tout. Ça a tenu ! L'atelier par téléphone, c’est un maillon qui raccroche un maillon qui raccroche un maillon, jusqu’à former une chaîne, sans être ensemble physiquement. S.

Finalement, l’isolement et l’éclatement provoqués par le confinement n’ont ni détricoté ni entamé le collectif des Indigestes. Au contraire, ils ont mis en lumière une caractéristique essentielle de la troupe : les ateliers ne se résument pas à des occasions de rassemblement, ils sont ce que Géraldine Sauvage, l’une des participantes, a appelé à l’entame du confinement « un lieu mental ». L’Appétit est un lieu mobile qui relie les Indigestes où qu’ils soient – à cet égard, il s’apparente à un état d’esprit.

J’étais perdue dans le temps, les ateliers à des heures fixes, ça a créé des balises pour moi, ça m’a sécurisée. Tu sais, moi pendant le confinement, j’étais vraiment perturbée, j’avais perdu tous mes repères temporels. Les ateliers, ça m’a ancrée, ça m’a permis de rester sur le sol et de ne pas m’envoler bien loin comme un ballon d’hélium ! N.

Le téléphone, ça été une nouvelle manière de faire atelier. Plus d’intimité, plus de proximité. Un moment d’exclusivité avec une personne. En lisant les textes des autres, j’avais l’impression d’être avec les personnes qui ont écrit. Je les entendais ! S.

La première fois que j’ai reçu tous les textes, le premier dimanche du confinement, je me suis sentie entourée alors que je ne vous connais pas. C’était assez rassurant de lire que beaucoup de personnes vivent les mêmes peurs, émotions ou situations que moi. J.

Ça m’a maintenu la tête hors de l’eau de continuer les ateliers par téléphone. J’avais pas beaucoup de contacts téléphoniques, ça m’a fait du bien, c’était pas rien. C.

Ce que j'avais sur le cœur, dans la tête, pouvait s'envoler vers mon binôme comme des petits papillons légers. Je dois avouer que cet atelier m'a permis de tenir le coup durant ce confinement, quand ma motivation et mon envie n'y étaient plus. S.

Je pars avec de beaux partages, des mises à nu sincères et authentiques. Je pars avec des visages inventés sur des voix rencontrées. J.

 

Résilience individuelle : de l’expérience au contenu

Si l’expérience en elle-même est intéressante – le confinement a mis en évidence la capacité de rebond et la soif de liens d’un groupe en temps de crise –, le contenu des textes recueillis l’est tout autant. Sans pouvoir me faire la porte-parole de chaque singularité, je souhaite néanmoins rapporter un aperçu du regard porté par les Indigestes sur différentes facettes du confinement, plus précisément sur les inégalités que le confinement a pu renforcer et les forces qu’il a pu faire émerger. Une distinction est opérée à ce niveau-ci entre les facteurs de stress et d’inégalité d’une part, et les facteurs de résilience d’autre part. 

 

Les facteurs de stress et d’inégalité

1. Accès à l’information

Pour beaucoup, avoir un accès à l’information va de soi, et comprendre cette dernière est évident. Pourtant, pour d’autres, cela est loin d’être le cas.

C’est ma sœur qui m’a appelé à minuit pour me dire : ça y est, c’est fini ! J’étais pas vraiment au courant, déconnecté, sans internet, sans radio, tu ne sais rien… ou presque… et c’est ce jour-là que je me suis dit : il va quand même falloir que j’aie internet, je ne vais pas tenir sinon. U.

- Allô Sophie, j’ai été au Pianocktail mais le volet était fermé, qu’est-ce qui se passe ?

- On a dû fermer Jo, à cause de la pandémie.

- C’est quoi ce truc ?

- T’as entendu parler du virus ?

- C’est des conneries ça, Sophie, faut pas croire tout ce qu’on dit à la TV, faut qu’on se voit ? T’es où ?

- Je suis chez moi. On va continuer les ateliers mais par téléphone pour un temps.

- Et les autres, ils sont où ?

- Tout le monde est chez lui.

- C’est où ça ? Moi aussi je veux venir. J.

 

2. Lieux de vie

Ce n’est évidemment pas la même chose de devoir « confiner » dans un 15m² ou dans une maison avec jardin. Les maisons de soins psychiatriques (MSP), les centres pour jeunes adultes, les prisons, les homes sont d’autres réalités encore.

C’est pénible dans ma maison de soins psychiatriques parce que les gens peuvent fumer dans leur chambre ou boire des softs ou manger dans les chambres : alors on se voit moins… Les promenades me manquent… et surtout l’atelier théâtre me manque. P.

Je voulais prendre l’air et je suis montée sur la petite plateforme au-dessus du toit. Je ne peux pas normalement, pas sûre que la voisine sera contente… J’en peux plus, c’est tout petit chez moi, j’avais besoin de prendre l’air. B.

Le personnel va faire des courses. Je viens de les récupérer : pommes, bananes et clopes. On n'a pas de droit de visites ni de sorties du pavillon sauf le matin et le soir où on fait une balade d'une demie heure dans le parc. J.

 

3. Corps en souffrance

Le manque de contacts physiques peut être une véritable épreuve, particulièrement lorsqu’il ravive un rapport au corps rendu difficile par des souffrances passées ou actuelles (anorexie, mutilations, maltraitance, négligence).

La question la plus aigüe pour moi c’est : Quand, mais quand pourrai-je embrasser, tenir un autre humain dans mes bras ? S.

Ma peau est seule et froide. Être touchée n’est déjà pas facile d’ordinaire : les gens sont rarement généreux. En confinement, je dois avouer manquer de toucher. L.

Le groupe, les autres, la proximité physique, ça joue sur l’humeur… On est comme des enfants quand on est triste : on a besoin d’être consolé aussi par le toucher… Sinon, ça rend plus dépressif… Ce n’est pas l’anxiété qui nous guette, c’est la dépression… C.

Moi, aujourd’hui, ce qui m’inquiète, c’est lorsque je marche dans la rue : mon corps est déjà habitué à faire un pas en arrière quand quelqu’un vient vers moi. Parfois j’ai peur que cela nous éloigne les uns des autres, que cela nous éloigne de l’humain. On aura une peur physique de l’autre, on aura une image, une perception de l’autre comme un microbe, un virus. S.

 

4. Dépression et tristesse

La dépression ou la décompensation peuvent également être ravivées par le confinement. Les personnes fragilisées reconnaissent les signes et s’inquiètent de les voir revenir.

Les voix sont revenues de plein fouet. Les voix ne sont pas bienveillantes : « C'est grave ce que tu as fait, on va te tuer ». Ce soir, au repas, une résidente m'a dit : « Toi et ta femme, vous allez pourrir en enfer, pourriture ! ». P.

Ma fragilité, mes incertitudes sont plus fortes depuis le confinement. Mes affaires sont dispersées, comme mes pensées. Il y a des jours où j’arrive à écrire, lire, me balader. D’autres jours où je tourne en rond. J.

Pour l’instant, j’essaie un peu de survivre, de ne pas me laisser emporter par une dépression ou par des idées sombres. A.

Je me sens toujours prêt à pleurer très vite, j’ai l’impression que je suis en train de perdre le peu de sociabilité que j’avais. Je me force à me laver. Du coup, je me lave une fois par semaine. P.

 

5. Angoisses

L’angoisse et l’anxiété provoquées par une situation de crise peuvent être accentuées par une surveillance policière plus aigüe. Sous le contrôle des forces de l’ordre, une question s’impose dans certains esprits : l’obéissance est-elle vraiment un signe de santé mentale ?

Moi, les flics dans la rue, ça me sécurise pas, et les drones et les téléphones tracés, tout ce genre de trucs, ça m'insécurise totalement. Donc, après, je crains que ce soit comme avant, en pire. S.

Un drone m’a survolée il y a quelques semaines et j’ai pas du tout aimé ! Je ne veux pas m’y résoudre et m’habituer à ça. Je préfère les vrais oiseaux plus haut dans le ciel.  G.  

Les règles me rétrécissent, me réduisent, c’est physiquement inconfortable. C.

 

6. Colère

Lorsqu’une personne est enfermée, la colère n’est jamais bien loin.

J’ai envie de tout péter et foutre des bombes partout. J’aimerais que cette colère se transforme en créatif. Cette colère me fait du mal. J.

Tout ça me donne l'impression que cette foutue maladie n'existe pas. Elle devient, à mes yeux, un prétexte pour nous faire taire, pour mettre en avant la technologie, pour mieux nous contrôler, nous diviser, pour mieux régner, pour nous habituer au nouveau monde, un monde invivable pour moi. Suis-je inconsciente, irresponsable ? Je ne sais pas ! Je doute ! C.

 

7. Le déconfinement

Le déconfinement a été pour beaucoup un moment très difficile à vivre aussi : règles floues, peur que tout reprenne trop vite, incertitudes, ...

Tu performes tout le temps en société. Depuis que t’es toute petite, on t’apprend qu’il faut toujours être à ton meilleur. Je préfère rester confinée chez moi, à l’abri, pour ne pas avoir à performer. Je peux ? J.

Je suis très fatiguée en fait et le déconfinement continue de me faire peur. C’est comme si, en confinement, tu pouvais ne pas aller bien tu vois ? G.

J'ai peur que le monde tourne encore plus vite et de ne pas suivre sa vitesse dans la durée. Pour ça, je manque d'endurance. J'ai peur de craquer à un moment donné par trop d'essoufflement, trop de pression. C.

J'ai peur de voir le monde se remettre en marche ! J’ai peur de l’effervescence des gens. Ce matin, j’entendais des jeunes crier dans la rue, j’avais peur de leur enthousiasme. G.

Au niveau du rythme, j'ai l'impression qu’au moment du déconfinement, peut-être que c'est une illusion, mais c'est comme si la terre s’était mise à tourner trop vite. S.

 

Les facteurs de résilience

1. Solitude partagée

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la solitude semble avoir été plus facile à gérer pour les personnes d’ordinaire déjà isolées et/ou en difficulté dans leurs rapports aux autres. La solitude n’a pas vraiment été plus pesante que d’habitude ; au contraire, le fait qu’elle soit partagée par l’ensemble de la population l’a allégée. Être isolé·e – sans être exclu·e cette fois – fût pour certain·es une expérience « reposante ».

Parfois je me sens seul, mais parfois pas… Ça ne change pas grand-chose le confinement pour nous parce qu’on était déjà confinés avant… C’est juste que les autres aussi sont confinés donc on se sent moins seul dans notre situation… N.

Le confinement me fait du bien, je me sens plus présente avec les autres. Quand tout le monde est isolé, je me sens moins seule car tout le monde est dans le même cas. Le soir, quand tout le monde applaudit ensemble, c’est comme si tout le monde se disait : on est tous isolé et ce n’est pas gai. Avant, j’étais la seule à être isolée et personne ne venait m’applaudir pour me dire :’ Je comprends ce que tu vis, moi aussi je me sens seule…’ Maintenant on est plein ! J.

Finalement c’est quoi être isolé ? C’est être seul, se sentir différent des autres. Quand on est tous isolés, on n’est plus isolé ! J.

 

2. Temps suspendu 

Le rythme ralenti de l’activité s’est aussi avéré être un facteur facilitant. Durant le confinement, tout s’est passé comme si le monde se mettait à fonctionner au rythme des « exclus », des « indigestes », des « chômeurs », des « inutiles. » Ne plus avoir à culpabiliser de ne rien faire et ne plus devoir suivre un rythme effréné a été vécu par beaucoup comme un apaisement.

Moi c’est horrible : j’adore la période dans laquelle nous vivons en ce moment. Ça me parle trop parce que j’ai du mal avec les horaires, c’est un gros souci pour moi. Quand je rentre à la maison, le monde n’existe plus, je suis dans ma bulle, je peux être une ermite et j’adore. S.

Moi, je trouve qu’il y a quelque chose de rassurant. En tout cas pour moi. Tout s’arrête. Comment je peux dire ? Il y a un arrêt. On était partis dans une spirale de plus en plus folle. Et là, il y a un arrêt. Ça me rassure. Tout peut s’arrêter, on n’est pas obligés de continuer dans cette spirale : ne jamais s’arrêter, vouloir réussir sa vie, l’épanouissement personnel, toujours faire plus, vivre plus, voir plus de monde. S.

Moi, le confinement, le fait d’être chez moi en mode lenteur me fait du bien. On dirait que la société est dans mon rythme. N.

 

3. Diminution de la pression sociale

La période d’arrêt que nous avons connue a revu à la baisse les attentes, et a suspendu certaines injonctions, comme l’obligation d’être « heureux·se » ou celle de « réussir. » Ainsi la pression sociale a-t-elle un peu diminué durant ces quelques semaines.

Le confinement, c’est une pause pour moi. Je me repose des regards. D’ordinaire, j’étouffe des préjugés des gens, de leurs regards, de leurs pensées. D.

Moi ça m’a fatigué cette règle du jeu : si tu veux l’approbation des autres, tu dois être performant ! J’ai fait un burn-out et je l’ai baquée. J’ai axé mon plaisir sur d’autres choses… Être libre de ne pas performer, de prendre du plaisir ! Dans le confinement, d’autres me rejoignent là-dedans. N.

Tous mes stress actuels rejoignent souvent l'angoisse de ne pas être à la hauteur, de ne pas être performante, de ne pas plaire, et de tomber dans une forme de vide, de néant. Comme si mon existence dépendait continuellement des autres, le confinement ça me repose de ça. B.

 

4. Retrouver du sens

Le fait de vivre une période particulière et difficile a eu le pouvoir de redonner du sens, de l’espoir et une envie de vivre à des personnes qui, parfois, ne sont plus sûres d’en avoir en elles.

Le coronavirus, ça donne du sens. En fait, je voudrais dire que parfois je suis très mal dans ma peau et, dans ce moment-là, je me disais que je préfèrerais être dans un pays en guerre et Macron, il a dit qu'on était en guerre. Pour moi, la vie a tellement aucun sens que de devoir se battre contre le coronavirus, ça redonne un sens à ma vision du monde. G.

Je m’adapte mieux aux situations difficiles qu’aux situations confortables. Avec elles, je m’ennuie. J’ai besoin de bottines aux pieds, pas de pantoufles. Vivre dans un monde qui lutte donne l’impression de vivre dans un monde vivant et d’être soi-même en vie. S.

 

5. Accepter la folie

La folie s’est vue plus tolérée, presque admise pendant le confinement. Le droit d’être suspicieux, d’aller mal, de se méfier s’est imposé dans le quotidien de toutes et tous. Le passé psychiatrique a parfois même été vécu comme une force face au confinement.

J’ai l’impression que nous qui avons vécu le confinement suite à une hospitalisation, on est mieux armés que les autres, on sait ce que c’est une crise d’angoisse, une crise de panique et on a appris à gérer ça par la respiration, en s’occupant, en faisant des mandala… Je me dis que les gens qui vivent ça aujourd’hui pour la première fois, ça doit être un gouffre pour eux, découvrir la solitude, l’enfermement, le burnout parental… Moi, je me suis déjà retrouvée en unité fermée, je sais ce que c’est l’enfermement. J’ai voulu m’enfuir, j’ai été à l’isolement, enfermée trois jours avec un lit vissé au sol, des grilles, un sas de sécurité, la possibilité de faire ses besoins trois ou quatre fois par jour… Du coup, ça ne me paraît pas grand-chose le confinement actuel. Je suis prête. E.

J’ai l’impression que je me sens moins folle car le monde autour de nous devient plus fou. N.

Moi, je me disais que ceux qui ont des TOC lavages de mains, et les introvertis, comme moi, voire les misanthropes, c'est vraiment leur moment, ils sont enfin en phase et adaptés au monde. Du coup, la folie me semble une question d'adaptation au contexte plutôt qu'une anormalité. La folie en soi n'existe pas. Elle est sur le même curseur que la normalité. Les deux revers d'une même médaille. N.

Quand tu es fou, dans la rue, on t’évite si tu es en crise. Pendant le confinement, tout le monde évite tout le monde, change de trottoir. Donc nous, les fous, on ne voit pas trop la différence. P.

 

Conclusion et recommandations politiques

Au vu des différents facteurs de stress et d’inégalité mais aussi de résilience dévoilés par nos ateliers d’écriture, il nous apparaît indispensable que les projets et initiatives dont le but est de promouvoir la santé mentale soient soutenus.

L’expérience des ateliers par téléphone révèle clairement l’importance de la créativité, du groupe et des liens. Les ateliers d’écriture, même à distance, ouvrent un lieu qui fait place à l’inventivité. Écrire, créer, à plusieurs de surcroît, permet aux personnes d’accroître leur confiance en elles et en l’autre, de découvrir une part d’elles-mêmes, mais aussi de tisser des liens. La dimension relationnelle nous semble fondamentale. Promouvoir et soutenir la santé mentale, c’est d’abord et avant tout fabriquer du lien ! Dans ce cadre, les projets dédiés à la pair-aidance et à la santé communautaire sont de la plus haute importance, tout comme ceux qui font place aux expert·es de vécu et d’expérience. La question du corps n’est évidemment pas loin : réunir des personnes, c’est aussi rassembler, mettre en présence des corps et créer du lien entre eux.

Les paroles des participant·es, quant à elles, soulèvent l’importance de l’accès à l’information, de la déstigmatisation, de la sensibilisation de la société aux questions auxquelles nous confronte la marge. Dans cette optique, le soutien au secteur de la recherche et de l’art nous paraît fondamental. Les potentialités des projets de recherche et des projets artistiques sont nombreuses. Ces derniers permettent à la société d’interroger ce qu’il est de coutume d’appeler « la pression sociale » ; d’envisager et de mettre à l’épreuve l’hypothèse d’un ralentissement du rythme dans la vie quotidienne. Ils nous confrontent aussi à la différence, la valorise et, in fine, peuvent aider à déstigmatiser la folie. Interroger la stigmatisation, c’est aussi travailler la question du sens et des normes. Sous quelles normes notre existence se déploie-t-elle ? Ces normes sont-elles irrévocables ou discutables ? Quel sens donnons-nous au travail, au regard de l’autre, à la performance ? Ces questions font partie de celles que soulève l’Appétit des Indigestes et qu’il est important d’approfondir tant sur un plan théorique que sur un plan artistique, afin d’en déployer toutes les puissances.

Que l’ensemble de la société puisse grandir de cette crise du coronavirus et que chacun·e fasse de cette dernière une opportunité de changement. L’Appétit des Indigestes a la folie (ou le mérite) d’oser y croire.

 

 

¹Le terme « résilience » est ici compris non pas comme la capacité à retrouver un état antérieur à un choc dû à un événement particulier mais plutôt comme la capacité à se laisser transformer par un événement et à s’en emparer pour en faire une occasion de changement. On pourrait aussi parler de rebond ou d’ajustement créateur.

²Merci à tous les participants des ateliers d’écriture pour leur confiance et les traces qu’ils ont laissées et qui ont permis cette réflexion, merci aussi à Géraldine Sauvage pour ses relectures, la qualité de ses remarques et son aide dans la mise en mots de cet article.