Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Octobre 2021 | Laurent Gilson, rencontré par Xavier Briké
L’expérience du confinement au sein d’un dispositif « Housing First » bruxellois : un retour sur quelques enseignements de la crise sanitaire autour du travail avec un public en grande précarité.
Laurent Gilson est anthropologue, chargé de communication au Smes, une association belge basée à Bruxelles, active dans les secteurs du social-santé, et plus particulièrement dans les problématiques relatives à la santé mentale, à la précarité, aux assuétudes et au logement. À travers des activités de représentation, de sensibilisation, de concertation, de formation et d’intervention, le Smes cherche à assurer et à promouvoir une prise en charge globale, intersectorielle et interdisciplinaire des situations dans lesquelles s’entremêlent inextricablement les problèmes psychiques et sociaux. L’accès aux soins de santé, à l’aide sociale et au logement constituent les principaux chevaux de bataille de l’ASBL depuis plus de 25 ans. Depuis 2013 – et entre autres initiatives –, le Smes développe un projet « Housing First¹ » implanté dans la capitale.
Une association face à la pandémie
Quand est déclaré le confinement généralisé de la population belge, le 13 mars 2020, en réaction à la propagation de l’épidémie de Covid-19 liée au coronavirus SARS-CoV-2, le projet « Housing First » du Smes compte 46 bénéficiaires relogés à Bruxelles et accompagnés par une équipe pluridisciplinaire³. Toutes et tous sont d’ancien·nes sans-abris cumulant de lourds problèmes de précarité sociale, de santé mentale et d’addiction. De la transformation radicale et soudaine des rapports sociaux, jusqu’au remaniement dans l’urgence des pratiques d’aide et de soins, en passant par les incertitudes quant à l’avenir, le basculement qu’a constitué le confinement a ouvert la porte à une multitude d’interrogations et de déplacements, entre tâtonnements et bricolages.
Comment assurer une présence et maintenir un lien, à la fois social et thérapeutique, malgré les injonctions à la « distanciation sociale » ? Comment protéger une frange de la population particulièrement exposée aux conséquences d’une contamination – car fragilisée sur le plan sanitaire – sans pour autant stopper le suivi psychosocial qui lui est indispensable ? Comment faire soin dans un contexte source d’angoisses, de stress et d’instabilité ? Dans quelle mesure le confinement agit-il comme un révélateur de la part d’inanité des politiques publiques et des inégalités qui scandent notre société ? Des questions plus vastes les unes que les autres, auxquelles ce texte tente d’apporter modestement des pistes de réponses sur base de l’expérience des travailleurs et travailleuses du projet « Housing First » du Smes⁴.
À propos d’un paradoxe
Il n’a pas fallu attendre très longtemps après les annonces des mesures restrictives prises par les autorités pour que des voix s’élèvent tous azimuts, dénonçant – à juste raison – l’exacerbation des inégalités induite par le confinement. Familles nombreuses et précarisées, logements insalubres, discontinuité des soins de santé (mentale), solitude des personnes âgées, catégories professionnelles contraintes de s’exposer au virus, pertes d’emploi et de revenus ; autant de situations précaires largement répandues, quoique d’ordinaire invisibilisées dans le débat public, que la crise sanitaire a contribué à aggraver et, du même coup, à amener timidement sur le devant de la scène. Cette mise en lumière – évidemment bienvenue – des conditions de vie (et de travail) d’une frange de la population dont l’existence est placée de longue date sous le signe de « l’insécurité sociale » (Castel, 2003) cache toutefois une autre expérience du confinement, certes moins spectaculaire, mais tout aussi préoccupante – sinon davantage.
Parmi les travailleurs et travailleuses de terrain attaché·es au projet « Housing First », présent·es auprès des bénéficiaires durant le confinement, l’étonnement fut de taille face au constat quotidiennement renouvelé que les usager·ères, malgré leurs multiples fragilités sanitaires et psychosociales, supportaient au fond plutôt bien les contraintes inhérentes à cette étrange période. Il est vrai qu’outre quelques incidents mineurs, le cataclysme prévu et redouté dans notre public n’a finalement pas eu lieu (du moins à court terme, car il est encore tôt pour évaluer les répercussions insidieuses de cette situation). Mais une fois les réjouissances passées, il s’agit en réalité de s’interroger sur la force révélatrice d’un tel paradoxe qui prend des allures de non-dit : pourquoi une population singulièrement précarisée à tous les niveaux d’existence semble mieux encaisser une rupture si brutale avec son environnement social, ses espaces et modes de vie, ses proches et ses divertissements ?
La réponse est en réalité toute contenue dans la question : précisément car ladite population ne dispose pas de telles ressources socio-culturelles. Si pour ces personnes le confinement ne fut pas vécu comme une situation exceptionnelle, c’est bien parce que leurs conditions de vie matérielle, psychique et sociale s’apparentent à un confinement permanent – ce qui apparaît comme d’autant plus alarmant. Si bien que plutôt que de se féliciter mutuellement pour la gestion de la crise dans les espaces de grande précarité (il a souvent été dit qu’on a « évité le pire »), les pouvoirs publics devraient au contraire être interpellés par la propension de notre société à produire de la « désubjectivation » (Benhaïm, 2005), de l’« auto-exclusion » (Furtos, 2007) et des situations d’exil (Jamoulle, 2014), au point de fabriquer à la chaîne des trajectoires de rupture et de marginalisation pour qui la distanciation sociale et l’isolement relèvent de la norme. En d’autres termes, l’absence de conséquences immédiatement visibles du confinement sur certaines populations tend à mettre en lumière leur invisibilisation chronique de l’espace public.
Des soins virtuels ?
Dans la mesure où le lien social – et tout ce que celui-ci implique en termes de rencontre, de confiance, de réciprocité, d’intimité – constitue l’un des principes actifs de l’accompagnement des bénéficiaires du projet « Housing First » (Tsemberis, 2010), il est apparu difficile de basculer du jour au lendemain dans une dynamique de « télétravail ». Néanmoins, dans le même temps, les risques sanitaires associés à une contamination se sont rapidement révélés plus aigus pour les personnes déjà fragilisées (maladies chroniques, affections respiratoires, vulnérabilités immunitaires, etc.), ce qui est le cas de nombre des personnes avec qui nous travaillons. Aussi fallait-il remanier le cadre de travail et les modalités d’accompagnement tout en permettant une continuité des soins.
Hormis les situations de crise nécessitant une présence physique, les contacts téléphoniques entre les travailleurs et les locataires ont été privilégiés pour minimiser les risques de transmission. En sus des nombreuses interrogations qu’ont rapidement suscité le passage vers ce canal virtuel (inégalités devant l’utilisation des appareils, obligation d’une plus grande flexibilité de la part du travailleur et d’une reconfiguration des horaires, etc.), l’une des particularités de ce mode de communication réside dans la dématérialisation des échanges qui s’ensuit, puisqu’il substitue un espace virtuel où les voix se répondent à un espace physique où les corps se côtoient. Or, pour bon nombre de personnes en proie à des souffrances psychiques, le langage corporel apparaît comme une manière d’exprimer des non-dits, des conflits, des angoisses, des préoccupations ; langage non verbal que le/la praticien·ne ou le/la travailleur·euse social·e a appris à décoder et à appréhender, et que le contact téléphonique ne permet pas de restituer (bien qu’il présente cependant d’autres avantages)⁵.
Bien plus, l’impossibilité d’accéder à un cadre physique de partage a participé à évacuer le caractère informel inhérent – et indispensable – à toute relation de soin. Un coup de fil, en effet, ne laisse guère de place à ces instants de flottement propices à la libération d’une « parole précieuse » (Métraux, 2011). Un moment autour d’un café, un objet renfermant une histoire singulière qui n’attend que d’être racontée, une discussion sur le pas de la porte ; ce sont bien ces petits riens qui font le tout de la relation d’aide en débordant de son cadre formel pour se déployer dans la réciprocité et la singularité d’un lien de confiance et d’intimité, lequel remet en perspective les positions de chacun·e dans un geste de reconnaissance.
Le rôle de l’informalité
Par ailleurs, la réorganisation du travail socio-sanitaire durant le confinement (obligation de prendre rendez-vous, temps de consultation abrégé, limitation des personnes présentes, etc.) a conduit à restreindre les accès à des lieux de rencontre et de soins ou, du moins, à évacuer les dimensions collectives et informelles de ces lieux. Nombreuses sont les personnes avec qui nous travaillons qui ont pour habitude de « traîner » au sein d’ateliers collectifs et de salles d’attente, à l’entrée de centres et de magasins, ou tout simplement dans des endroits-clés de leur quartier. Ils et elles habitent ces espaces à leur manière, seul·es ou en groupe, et y rencontrent des professionnels ou des connaissances. Situés tantôt au bord, tantôt en dehors des institutions, ces lieux sont l’occasion de tisser des liens d’une autre nature, au sein d’un cadre plus adapté aux besoins de la personne. D’où la nécessité de garder en tête, singulièrement à l’heure de la pandémie, que les usages des espaces publics et institutionnels sont toujours pluriels et, par conséquent, irréductibles à une vision exclusivement fonctionnelle, et ce tant pour les bénéficiaires que pour les travailleurs·euses.
Les acteurs – en particulier associatifs – des secteurs du social-santé bruxellois forment un vaste réseau dont les contours ne cessent de se redessiner en fonction des collaborations épisodiques, des projets communs, d’ententes informelles et de la similitude ou de la complémentarité des approches comme des visions du monde. Le maillage resserré de ce tissu associatif a ceci d’opérant qu’il constitue un formidable filet de sécurité, dans la mesure où il offre aux bénéficiaires une pluralité d’appuis et de ressources qui s’érigent comme autant de « lieux où déposer » (Verbist, 2014). Si le confinement a donné à voir l’effervescence et la créativité associative au travers de l’implémentation d’initiatives de terrain aussi originales que fécondes⁶, il a également rappelé combien le soin, quelle que soit sa forme, nécessite des espaces relationnels comme condition de possibilité de la rencontre, du partage, de la réciprocité, de la confiance ; bref, comme fondement du rapport à l’autre.
Mépris de classe
L’expérience du confinement a également été de pair avec la diffusion, voire l’imposition de gestes et d’accessoires nouveaux dans nos vies. C’est tout particulièrement le cas pour les « gestes barrières » ainsi que pour le port du masque (lequel a fini par être rendu obligatoire sur l’ensemble du territoire de Bruxelles, en extérieur comme en intérieur, après maintes tergiversations). Très vite, les quartiers paupérisés – dans lesquels vivent un grand nombre de nos bénéficiaires – se sont vus pointés du doigt car accusés de ne pas appliquer à la lettre ces nouvelles normes ou de ne pas observer un strict respect du confinement. La répression ne s’est d’ailleurs pas fait attendre, tout comme les explications simplistes aussi culpabilisantes que stigmatisantes.
Mais les causes de ces attitudes ne sont pas à chercher dans une hypothétique carence en « éducation sanitaire », pas plus que dans un défaut de responsabilité, et encore moins dans des arguments culturalistes (comme on l’a entendu dans la bouche de certain.e.s commenta.teurs/trices, profitant de la plus petite brèche pour recoder le moindre problème dans une grammaire xénophobe). Il faut plutôt épingler l’inadéquation de ces règles avec, d’une part, les conditions de vie précaires qui président dans ces quartiers, contraignant les habitant·es à s’isoler au sein de petits appartements parfois insalubres ; et, d’autre part, les conséquences de cette période sur les dépendances plurielles (alcool, drogues, etc.) dont l’accès et la régulation ont été brutalement transformés (disponibilité réduite des services de prévention et d’aide, changements dans les habitudes de consommation, sevrage forcé, etc.).
De manière plus générale, il n’est guère surprenant que les injonctions répétées à « prendre soin des autres » – véritable mantra de la période – n’aient qu’une portée limitée chez des personnes qui, déjà, peinent à prendre soin d’elles-mêmes compte tenu des situations d’exclusion, de marginalisation, d’atermoiements et de désœuvrement qu’elles traversent. Ce qui, du reste, n’est pas sans interroger les années de politiques publiques austéritaires et répressives qui n’ont cessé de grignoter la cohésion sociale tout en multipliant les bascules dans des trajectoires précarisées (complication des accès à l’aide sociale et aux soins de santé, invisibilisation des espaces publics, démantèlement des services publics, creusement des inégalités, délitement des liens sociaux et de la solidarité, …).
Projections
Finalement, malgré les adaptations rapides qu’il a suscitées, le confinement aura eu pour effet de donner une visibilité nouvelle aux travailleurs et travailleuses du social-santé, mais aussi du même coup aux problématiques de nature structurelle auxquelles ceux et celles-ci se confrontent au jour le jour. Les collaborations fructueuses entre services et le déploiement de dispositifs inédits (réquisition de chambres d’hôtels, abaissement des seuils d’accès aux structures, prise en charge de publics usuellement laissés pour compte, etc.) témoignent en effet, du dévouement, de la volonté et de l’originalité qui habitent les acteurs et actrices de l’aide sociale et des soins de santé de première ligne. Si tant est qu’on leur donne les moyens nécessaires pour les mettre effectivement en œuvre, mais également – et surtout – de l’état de décrépitude du lien social qui appelle à remettre sérieusement en question les fondements d’une société dans laquelle l’expérience de l’isolement, de l’incertitude, de la rupture et de l’adversité constitue une réalité quotidiennement vécue depuis des années par une frange de la population toujours plus étendue.
Bibliographie
Benhaïm, M., 2005, « Déliaisons sociales et désubjectivation », Cliniques méditerranéennes, 2, n°72, pp. 103-112.
Castel, R., 2003, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Paris, Seuil, coll. « La République des idées ».
Furtos, J., 2007, « Les effets cliniques de la souffrance psychique d’origine sociale », Mental’idées, n°11, pp. 24-33.
Jamoulle, P. (Éd.), 2014, Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. « Investigations d’anthropologie prospective ».
Laval, C., 2018, « Introduction. Un contexte de globalisation des concepts et des pratiques », Vie Sociale, 3-4, n°23-24, pp. 11-20.
Métraux, J.-C., 2011, La migration comme métaphore, Paris, La Dispute.
Tsemberis, S., 2010, Housing First: The Pathways Model to End Homelessness for People with Mental Illness and Addiction Manual, Minnesota, Hazelden.
Verbist, Y., « Faire savoir » in Jamoulle, P. (Éd.), 2014, Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils, Louvain-la-Neuve, Academia-L’Harmattan, coll. « Investigations d’anthropologie prospective », pp. 49-85.
¹Le « Housing First » est un dispositif qui vise à proposer un logement de manière inconditionnelle, doublé d’un accompagnement médico-psycho-social potentiellement intensif et établi sur-mesure, à des personnes sans-abri cumulant de lourds problèmes de précarité, de santé mentale et d’assuétudes. Comme son nom l’indique, le principe phare du modèle « Housing First » consiste bien à fournir un accès direct depuis la rue à un toit aux personnes sans-abri se trouvant dans des situations singulièrement complexes et sources de vulnérabilité relevant de « l’auto-exclusion » (Furtos, 2007). Il s’agit, autrement dit, de court-circuiter la structure « en escalier » des dispositifs classiques de prise en charge (Laval, 2018) – lesquels comprennent souvent la nécessité de passer par de nombreuses étapes intermédiaires (hébergements d’urgence, infrastructures temporaires, listes d’attente pour un logement public, etc.), et de remplir des conditions spécifiques (abstinence, stabilité de l’état psychique, etc.) avant de pouvoir accéder à un habitat –, pour en renverser la logique et in fine ériger le logement non seulement comme un droit fondamental, mais aussi comme une condition sine qua non au rétablissement et à l’inclusion de la personne dans le tissu social (Tsemberis, 2010).
³ L’équipe d’accompagnement compte une dizaine de travailleurs et travailleuses aux formations et aux expériences plurielles : un médecin, deux assistants sociaux, une psychologue, une experte en réduction des risques, une paire-aidante, une thérapeute et trois accompagnateurs psychosociaux. .
⁴L’essentiel des propos de ce texte repose en effet sur quatre entretiens menés avec des membres de l’équipe d’accompagnement attachée au dispositif « Housing First » du Smes. Ils et elles étaient quotidiennement en contact avec les usager·ères durant toute la période de confinement.
⁵Pour certain·es bénéficiaires peu enclin·es aux contacts physiques, le téléphone s’est en effet révélé comme un canal de communication intéressant eu égard à la distance entre les interlocuteurs qu’il implique. De la même façon, l’usage généralisé du téléphone dans les services d’aide et de soins a permis d’atteindre des personnes dont la situation n’était pas adaptée aux modalités de contact traditionnelles du travail de première ligne.
⁶Cf. notamment la carte blanche de M. De Backer, directeur général du Smes, à propos de l’originalité et de l’innovation de quelques dispositifs sociosanitaires nés durant le confinement, et des suites à donner afin de pérenniser cette dynamique : https://pro.guidesocial.be/articles/carte-blanche/article/l-apres-covid-19-perenniser-la-creativite-nee-dans-l-adversite