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Analyse - Parcours migratoires et condition d'exil
Septembre 2018 | Xavier Briké

Les voyageurs de l’exil, ces héros ignorés

Depuis 2015, les migrations humaines vers l’Europe ont absolument bouleversé les esprits des occidentaux. Source de débats, d’émotions et sur fond d’hypermédiatisation, les personnes arrivées de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, de Somalie, d’Érythrée, de Guinée et d’autres contrées ont attiré l’attention des Européens et suscité des positionnements aussi variés qu’antagoniques. Le tsunami de migrants tant décrié n’a pas eu lieu. Les scènes d’exode, liées principalement à l’engorgement des arrivées aux endroits de « passage », ont produit de l’imaginaire sur base d’informations partielles et parfois inexactes, souvent peu contextualisées en l’absence de grilles de lectures nécessaires pour appréhender dans toute leur complexité les phénomènes migratoires contemporains.

Indépendamment de leur âge, de leur genre et de leur appartenance socioculturelle, des millions de personnes ont fui leur région, puis leur pays, pour se retrouver sur les chemins de l’exil avec pour dessein une inestimable espérance : la survie. D’autres sont partis « chercher la vie » - pour reprendre leurs mots -, avec la ferme intention de laisser derrière eux leurs désillusions face à une conjoncture qui n’offre aucun avenir professionnel, aucune perspective d’ascension sociale et pis encore, l’impossibilité de répondre aux besoins les plus élémentaires de leur famille. Xavier Briké est Anthropologue, chercheur au laboratoire d’anthropologie prospective de l’Université catholique de Louvain (LAAP-UCL). Tout au long de ses recherches il témoigne de l’agentivité des personnes en exil.

 

Ils sont acteurs de leurs décisions

Aujourd’hui de nombreuses croyances naïves mais largement diffusées considèrent la personne en déplacement sous l’angle de la victimisation. Cette perception déclinée sous différentes variantes occulte les capabilités dont disposent les personnes migrantes à prendre des décisions mesurées telles que leur propre départ, à s’adapter aux nombreux freins à la mobilité, à s’organiser en collectifs ou à développer des aptitudes individuelles d’évitement et d’accommodement aux constellations de dispositifs mis en place sous forme de frontières symboliques et réelles. Il est une évidence que de nombreux conflits militaires aux séquelles désastreuses affectent, sous forme de traumatismes psychiques, un nombre croissant de personnes en quête de refuge et de paix. Mais d’autres formes de violences et d’obstacles, moins communément connues au sein de l’opinion publique, résident dans les mécanismes d’empêchement des personnes à atteindre l’espace Schengen, à y demander une protection dans un pays de leur choix ou encore à obtenir dans un délai raisonnable un droit de séjour permettant d’entrevoir des possibles plus sûrs.

Surpasser ces nombreux obstacles nécessite la possession de ressorts exceptionnels et l’acquisition de ressources cumulées à une détermination longue. En d’autres termes, les moins dotés en capitaux sociaux, économiques et psychiques disposent de peu d’espoir d’être entendus, considérés pour ce qu’ils ont vécu. Un paradoxe pour les défenseurs des conventions de Genève que cette réalité : les plus vulnérables, les plus écorchés par les conflits et les plus nécessiteux sont en réalités les plus écartés des procédures, les moins à même de franchir les barrières fortifiées des droits humains élémentaires.

Surnuméraires, indésirables et invisibles, ils peinent à franchir les premières frontières, et quand bien même ils y arrivent, ils en payent le prix fort, trompés par leurs compagnons de voyage, vendus comme « bêtes de somme » en Lybie, laissés pour compte en mer Égée, promus en vain à une relocalisation, enfermés dehors dans un campement informel, détenus dans un des multiples lieux de détention que compte l’Europe ou encore trahis par leur mémoire post-traumatique durant leur audition.

Dans un monde où les chemins de vie demeurent profondément formatés – cloisonnés en fonction du milieu social ou du lieu de naissance, du sexe ou de l’état de gouvernance dans le pays où la personne est établie – la migration devrait d’autant plus être comprise comme un geste puissant, un cri engagé face à la coercition, une initiative assurément politique : l’antithèse de la posture de victime. Refuser une condition imposée, déjouer la fatalité en actionnant l’ascenseur social ou en fuyant les « sales » guerres des puissants : quoi de plus occidental que d’espérer ce rêve et de le comprendre ? À ce sujet, le 19 octobre 2017, Sadri Khiari¹, membre fondateur du Conseil national des Libertés en Tunisie (CNLT), écrivait sur la plateforme collective indépendante Nawaat : « Ces jeunes, prêts à traverser la Méditerranée sur de vieux Zodiacs de croisière complètement pourris seraient finalement des êtres passifs, victimes du pouvoir, victimes des “passeurs”, victimes de leur propre désespoir. J’affirme pour ma part qu’ils sont aussi des résistants. Leur fuite hors du pays est un acte de résistance. Oui, elle est aussi cela. Une fuite individuelle, un acte de résistance collective qui mobilise souvent aussi leurs proches, leurs réseaux de connaissance et des gens pour qui la solidarité n’est pas un vain mot. […] Fuir n’est pas considéré comme une action vers l’avant mais seulement vers l’arrière. C’est ce qu’on pense d’ordinaire. Et l’on a tort : lorsqu’un prisonnier enfermé par injustice creuse un tunnel pour s’évader, la solidarité consiste à lui fournir une pelle et une pioche. »

 

Ils se mobilisent face aux obstacles

De plus en plus souvent, les personnes en déplacement se mobilisent et résistent pour faire valoir leur droit d’exister. Ils donnent à entendre, à qui le peut ou le veut, « le pouvoir des sans-pouvoir » (Harendt, 1986), exprimant leur condition sans les filtres d’intermédiaires porte-paroles. Ils expriment leur impuissance les lèvres cousues dans la Jungle de Calais ; le torse marqué du vœu « seulement la liberté » à la frontière gréco-macédonienne ; brandissent des drapeaux espagnols en signe de paix sur les barbelés de l’enclave de Ceuta. Toujours plus nombreux, ils bravent les périls des déserts sans fin : les tortures d’Agadez à Tripoli, les courants et les vagues cruelles dans le golfe de Syrte (Lybie), les attentes interminables aux carrefours des possibles à Izmir (Turquie), Tiburtina ou Vintimille (Italie), Ceuta et Melilla (Espagne), Oujda (Maroc), Paris ou encore Calais.

Dans les lieux d’enfermement (hotspots, centres de rétention) à Lampedusa, à Malte ou sur l’île de Lesbos, les voyageurs de l’exil espèrent leur relaxe et font entendre leur condition imméritée, dégradante et indéterminée dans l’appréhension d’être rapatriés en enfer. Ils brandissent leurs suppliques dans les lieux de détention, aux espaces-frontière ou sur leurs abris de fortune dans les campements situés sur les continents africain et européen : « No Border for Immigrants », « Stop à la violence », « Des visas pour les réfugiés », « We need to pass !! », « We are in danger », etc. Parfois, comme c’est le cas à Moria (Lesbos, Grèce), « les rejetés sont relégués dans une autre partie du camp, une aire couverte d’immondices » (Tselikas, 2015), en « déchets humains » (Bauman, 2006). En 2018, la situation ne s’est pas améliorée. Au retour du camp, dans une carte blanche du 20 février, le sociologue Andrea Rea témoignait : « Ici le minimum de la dignité humaine n’est pas respecté. Les grillages sont partout et surplombés de fils barbelés tranchants. » La violence du sort qui est donné à ces personnes reflète la traduction incarnée des politiques décidées par Bruxelles. En proliférant des violences sur les minorités, les options politiques illustrent ce qu’Arjun Appadurai (2006) nommait « la peur des petits nombres » caractérisant une menace sur le politique, même à un niveau continental.

Dans les villes de l’Europe, depuis le début des années 1990, des personnes sans papiers réclament, la plupart du temps au travers d’une mixité organisationnelle (Blin, 2008) – collectifs, soutenus par des associations, des étudiants et des syndicats –, une régularisation ou la reconnaissance de leur travail. Ils s’organisent en réseaux informels pour pallier les carences de l’État (Bontemps, Makaremi, Mazouz, 2018) et trouvent en leurs nouvelles ressources des formes de lutte pour des droits. Les formes de mobilisation les plus connues sont probablement les occupations de logements inoccupés ou d’églises, les grèves de la faim et d’autres actions symboliques telles que les manifestations. En Belgique, de nombreux collectifs et associations ont vu le jour depuis plusieurs années. Ils ont été initiés par ou avec des personnes dépourvues de titre de séjour, comme par exemple le SP Belgique, La Voix des Sans Papiers, le Collectif des Sans Papiers en lutte, SOS Migrants, Getting the Voice Out, la Coordination des sans-papiers de Belgique… Certaines d’entre elles sont constituées en plateformes de soutien aux sans-papiers ou en coordination comme celle contre les rafles, les expulsions et pour la régularisation (CRER). Au Royaume-Uni, les membres du collectif Freed Voices témoignent, après coup, de leurs conditions de détention. Tous attestent des réalités concrètes de la détention des migrants dans ce pays : « Ils mobilisent les parlementaires et les décideurs, mobilisent le soutien et font du travail dans les médias. Ils parlent en tant qu’experts – ils ne se contentent pas de réfléchir sur leur détention, ils exigent un changement à la lumière de leurs expériences. » (Ohtani, Phelps, 2016). Le site internet Detained Voices répertorie des récits de personnes enfermées dans les centres de détention au Royaume-Uni, mais aussi les témoignages de leur famille sur base de conversations et d’enregistrements téléphoniques gérés par des militants, dont d’anciens détenus. 

 

Leurs libertés sont des flambeaux à porter

 

Aux quatre coins de l’Europe s’organisent des résistances aux politiques migratoires. Des formes nouvelles de solidarités tentent de combattre les « zones d’ignorance » (Maesschalck, 2012) et de non-droit humain. Des dizaines de milliers de personnes, dans de nombreuses agglomérations, s’informent et s’insurgent. Elles dressent les banderoles d’un accueil pour les réfugiés et demandent des politiques d’hospitalité pour les migrants. Dans leurs rangs se mobiliseront de plus en plus d’hommes, de femmes et de familles entières, d’horizons sociaux de plus en variés. Ils tissent aujourd’hui à l’international, au travers de réseaux virtuels et d’actions concrètes au quotidien, des réponses qui donnent à voir les inconsistances flagrantes des politiques en matière de migration.

Des responsables politiques à l’échelle locale s’indignent des options politiques prises au niveau macro et s’engagent à rendre hospitalière leur commune ou leur mairie. Des universitaires et recteurs s’unissent et dénoncent les pratiques d’enfermement et l’obstination sécuritaire des responsables politiques ou des forces populistes promouvant le repli aux frontières de l’inconnu.

Aux frontières de l’espace Schengen (de Vintimille à Paris, de Bruxelles à Calais), des militants prennent soin des voyageurs exilés. Ils se relayent aux quatre coins de l’Europe pour garantir une présence active auprès des migrants. Ils transforment les logements abandonnés en squats pour les femmes et enfants sans toit. Ils distribuent aux migrants des tentes et des bâches de survie, du bois de chauffage, de la nourriture et de l’eau potable. Ils défendent physiquement les migrants des attaques répétées par des factions d’individus, propagandistes d’extrême droite, nationalistes en plein, fermement opposés à leur présence.

Aujourd’hui, de plus en plus de familles et d’individus isolés participent pleinement à l’effervescence d’une résistance citoyenne contemporaine inédite. Au travers de plateformes 2.0. telles qu’Utopia 56, Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, Association Réfugiés Bienvenue, Aide aux réfugiés, etc., ils et elles s’ouvrent à des réponses inventives en partageant la ferme conviction de ne pas céder aux intimidations politiques, juridiques ou policières qui tentent de paralyser les solidarités en les criminalisant.

Enfin, les personnes en migration livrent leurs espoirs comme leurs désenchantements ; des fraternités et des intelligences naissent de rencontres jusqu’alors impensées. Les métissages fondent le contenant de ce qui devient une évidence dans les relations : l’appartenance à une commune humanité².

 

Bibliographie

Appadurai A., Fear of Small Numbers: an Essay on the Geography of Anger, Duke University Press, 2006.

Arendt H.,1986, Vies Politiques, Tel/Gallimard.

Bauman Z., 2006, Vies perdues : la modernité et ses exclus, traduction de M. Bégot, Paris, Payot.

Blin, T. (2008). L'invention des sans-papiers: Récit d'une dramaturgie politique. Cahiers internationaux de sociologie, 125, (2), 241-261. Doi:10.3917/cis.125.0241.

Bontemps V., Makaremi C., Mazouz S., 2018, « Introduction », in Entre accueil et rejet : Ce que les villes font aux migrants.

Maesschalck, M. (2012). Un sujet pour l'éthique ? Le pouvoir sur la vie nue d'Agamben à Lévinas. Revue d'éthique et de théologie morale, 271, (HS), 11-25. Doi:10.3917/retm.271.0011.

Ohtani E., Phelps J., “Without detention. Opportunities for alternatives”, Detention Action, september 2016.

Tselikas E., 2015, « A Lesbos, après le calvaire en mer, celui du hotspot, Les réfugiés rescapés de la mer subissent un apartheid dans le hotspot voulu par Bruxelles », article paru dans la Tribune de Genève le 29 octobre 2011. Voir : www.tdg.ch/monde/lesbos-calvaire-mer-hotspot/story/23743105.

 

1Sadri Khiari, « Émigration clandestine, une forme de résistance », Nawaat, le19 octobre 2017. https://nawaat.org/portail/2017/10/19/emigration-clandestine-une-forme-de-resistance/

²Cet article fera l’objet d’une publication en février 2019 dans la revue « Culture et démocratie ».

⁵Pour certain·es bénéficiaires peu enclin·es aux contacts physiques, le téléphone s’est en effet révélé comme un canal de communication intéressant eu égard à la distance entre les interlocuteurs qu’il implique. De la même façon, l’usage généralisé du téléphone dans les services d’aide et de soins a permis d’atteindre des personnes dont la situation n’était pas adaptée aux modalités de contact traditionnelles du travail de première ligne.

⁶Cf. notamment la carte blanche de M. De Backer, directeur général du Smes, à propos de l’originalité et de l’innovation de quelques dispositifs sociosanitaires nés durant le confinement, et des suites à donner afin de pérenniser cette dynamique : https://pro.guidesocial.be/articles/carte-blanche/article/l-apres-covid-19-perenniser-la-creativite-nee-dans-l-adversite