Analyse - Inégalités et violences de genre, Parcours migratoires et conditions d'exil
Juillet 2021 | Laura Odasso, rencontrée par Xavier Briké.
Des femmes à la rencontre de femmes. L’empathie et ses limites dans la relation d’aide juridique en contexte de regroupement familial
Laura Odasso est chercheure associée au Centre méditerranéen de sociologie, science politique et d'histoire (MESOPOLHIS, UMR 7064, Aix-Marseille université-CNRS-Sciences Po Aix, Aix-en-Provence). Ses recherches s’inscrivent à la croisée de la sociologie de la famille en migration, de la sociologie du droit et de la réception de l’action publique par ses ressortissants individuels.
Le développement et la complexification des migrations et de leur gestion ont impulsé la création d’un tiers secteur juridique et social dédié aux étrangers. Dans ce secteur fondé sur la prestation d’un service non payant, un grand nombre de femmes sont engagées1. Si une certaine mixité existe, elle se trouve davantage dans la direction et dans le domaine plus strictement juridico-légal ; de fait, la féminisation des métiers du social adressés aux étrangers ne cesse d’augmenter (Rousseil, 2007). En miroir, parmi les usagers étrangers de ces divers services d’aide2, les femmes – primo-arrivantes ou établies – sont également de plus en plus nombreuses. La présence féminine dans les migrations est un fait statistiquement avéré3 qui – variablement selon le pays d’origine et d’installation, la motivation et les conditions d’émigration – ne fait que s’accroître au fil des années. Ces deux visages de la féminisation dans la migration font l’objet d’études spécifiques. Dans le premier cas, des recherches ont interrogé la propension du travail social à être considéré comme une « affaire féminine » et les conséquences de la naturalisation sexuée du travail productif et reproductif (Bessin, 2005). Dans le deuxième cas, des études ont repensé les mobilités internationales à l’aune de la présence des femmes arrivées pour rejoindre des conjoints ou circulant pour d’autres raisons familiales (Kraler et al., 2012), pionnières de nouvelles chaînes migratoires (Morokvasic, 2011) ou rescapées des violences politico-sociales et/ou des conflits internationaux (Freedman, 2008 ; Schmoll, 2020, 2015). Ces travaux éclairent les dynamiques des migrations féminines et la capacité d’agir que ces femmes en mouvement développent.
Or, très peu des travaux mettent en relation ces deux visages de la migration. En s’inscrivant dans la filiation des études citées, ce chapitre propose une réflexion sur les situations d’aide juridique octroyée par des travailleuses sociales aux femmes étrangères arrivées et/ou installées en Belgique par le biais du regroupement familial et victime de violences conjugales et intrafamiliales. Il se fonde sur des données issues d’une enquête qui a permis d’étudier les effets des politiques migratoires familiales sur la vie des membres des couples binationaux. Une ethnographique multi-située auprès d’associations de soutien socio-juridique et de défense des droits des migrants, et une collecte de récits de vie de membres des couples binationaux, des salariées et des bénévoles associatifs ont été effectué entre 2014 et 2016 dans la région de Bruxelles-Capitale4.
Je vais, dans un premier temps, dresser le contexte sociodémographique, politique et juridique de la migration familiale en Belgique depuis 2011 et certaines de ses conséquences sur les femmes migrantes. Ensuite, je me focaliserai sur les trajectoires des femmes, venues par regroupement familial, qui ont, par la suite, subi des violences conjugales et intrafamiliales pour relever la prégnance des situations d’aide dans leur « travail biographique » (Corbin, Strauss, 1988). L’empathie et ses limites dans les interactions entre ces femmes qui s’interfacent profilent des alliances et des implicites. Leur prise en compte est centrale pour améliorer la reconnaissance des situations d’aide juridico-sociale. En conclusion, une brève analyse de ma posture de chercheure dans ces interactions « au féminin » prolonge cette réflexion. Ma présence sur le terrain – en tant que femme, étrangère en Belgique, mais ressortissante d’un État européen, migrante par choix et administrativement privilégiée – méritait d’être questionnée.
Migrations familiales et femmes
La migration familiale est la première raison de délivrance d’un titre de séjour en Belgique. En 2015, 26 % des premiers titres de séjour ont été attribués à des conjoints de ressortissants belges ou étrangers, et majoritairement à des femmes (78 %) (Myriatics, 2016, p. 125). Ce pourcentage reste pratiquement stable en 2016 et en 2017, quand respectivement 27 % et 25 % de titres pour raisons familiales étaient attribués à des conjoints (ibid.). Ces chiffres et leur (més)usage politique influencent la perception publique de la migration familiale et sont utilisés par le législateur pour justifier le durcissement des conditions d’accès au territoire belge par regroupement familial. Cette migration est décrite comme une stratégie de régularisation administrative pour des étrangers en situation irrégulière déjà sur le territoire ou comme une voie préférentielle d’entrée en Belgique, engendrant, dès lors, l’ouverture des nouvelles chaînes migratoires, en particulier la venue d’une population économiquement peu productive et renfonçant le communautarisme en raison du nombre des mariages binationaux mais endogames (Dupont et al., 2017 ; Odasso, 2020, 2017). Or les analyses du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale et Unia montrent qu’un tiers des bénéficiaires de regroupement familial travaillent et cette part augmente (42 %), la portion de bénéficiaires du revenu d’intégration est faible et reste stable (6 %) et la proportion des demandeurs d’emploi reste faible, mais augmente (Unia, in Myria, 2017, p. 74). En outre, en 2017, parmi les personnes ouvrant le droit au regroupement familial, seuls 14 % étaient représentées par des Belges, 32 % par des ressortissants non européens et 54 % par des ressortissants des pays membres de l’Union européenne (ibid.).
Toutefois, les conditions pour se marier avec un Belge et pour conclure un regroupement familial avec celui-ci ou avec un ressortissant d’un pays tiers continuent à se durcir. Depuis 2011, les Belges désireux de se marier avec un étranger doivent satisfaire aux mêmes conditions de revenu et de logement requises pour un étranger en séjour stable qui demande un regroupement familial avec son conjoint resté au pays d’origine. En brouillant ainsi la distinction entre nationaux et non-nationaux, le législateur déclasse des citoyens en raison de leurs choix conjugaux. De plus, la loi crée une dépendance administrative entre les conjoints : si le couple se sépare, l’étranger perd son droit au séjour. Cette période de dépendance n’a fait qu’augmenter au fil des années, désormais il est de cinq ans – tant pour les couples binationaux que pour les couples étrangers (Mascia, Odasso, 2015). Ainsi, si les conditions législatives attestent d’une volonté politique de contenir la migration familiale et de dissuader, voire de choisir les candidats au séjour pour ce motif, les dynamiques sociétales suggèrent que des étrangers risquent d’être affectés davantage (Briké, 2017). Par exemple, c’est le cas des femmes migrantes primo-arrivantes.
Parmi les femmes arrivées en Belgique via la procédure de regroupement familial, celles qui ont subi des violences conjugales ou intrafamiliales après leur arrivée ont attiré mon attention. De fait, elles sont triplement vulnérables. Elles subissent à la fois la loi d’immigration belge, le cycle de la violence conjugale ou intrafamiliale (Odasso, 2019) et les injonctions de la « doxa de sexe » de leurs sociétés d’origine et d’installation qui « énoncent comme allant de soi l’asymétrie des modes d’inscription des sexes dans les différents champs économique, politique et symbolique » (Haicault, 1993, p. 7).
L’observation et les récits de vie de ces femmes suggèrent qu’elles semblent être capables de développer une capacité d’agir qui va bien au-delà de la détresse générée par la violence et les difficultés légales qui s’enchaînent et des attentes de leur projet migratoire et conjugal. Ces ressources leur ouvrent des parcours identitaires nouveaux. En effet, elles sont prises dans des processus d’affaiblissement et/ou de renforcement auxquels participent les institutions (Payet et al., 2008), ici, celles du dispositif d’immigration, y compris les acteurs du social. Si elles sont souvent considérées comme étant faibles, elles ne le sont pas par essence et ont une action propre, « se saisi[ssen]t d’occasions disponibles dans un cadre relationnel (d’affaiblissement, mais aussi de renforcement), [elles] adapte[nt], interprète[nt] les règles en vigueur ou en invente[nt] des nouvelles » (Payet, 2011). L’assistance juridique à laquelle ces femmes recourent pour résoudre la précarité administrative – dans laquelle elles se retrouvent si elles quittent ou sont forcées à quitter le domicile conjugal – s’accompagne souvent d’un travail de soin psycho-physique. Ce travail s’inscrit dans un parcours semé de rencontres avec des personnes dont certaines s’avèrent être des « ressources » dans leurs situations incertaines et marquent des bifurcations (Grossetti et al., 2010) dans les trajectoires biographiques de ces femmes.
Le travail biographique
La notion de « travail biographique » s’avère utile pour saisir ces moments de bifurcation et leur pouvoir transformatif dans les trajectoires de ces femmes. Dans le cadre de l’enquête, le « travail biographique » se réfère à la construction par et avec les interviewés de la trajectoire de leur vie, du sens qu’ils lui donnent, de leurs attentes, orientations et changements, dans des situations d’interactions – avec des tiers associatifs ou avec la chercheure. Ces interactions permettent de rappeler, interpréter et redéfinir ce processus de reconstruction de sens biographique. Pour Corbin et Strauss (1988), une biographie est structurée par le temps biographique, des conceptions de soi et du corps, mais lorsqu’un événement dramatique a lieu – ici, dans le cas de l’éclatement des violences conjugales – cette chaîne de sens biographique se fragmente. Les individus doivent ainsi reconstruire leur sens biographique par un travail spécifique et à l’aide des rencontres avec des personnes-ressources. Pour ces femmes, les permanences associatives d’aide juridico-sociale se profilent comme une occasion importante pour sortir de leur isolement et surmonter l’impasse créée par la dépendance de leur conjoint.
Au-delà de l’hétérogénéité des origines nationales et des trajectoires des épouses et des conjoints, les femmes que j’ai rencontrées ont souvent d’abord dû traverser l’attente et les procédures longues du regroupement familial. Une fois réunies, parfois elles n’ont pas le temps de se faire au nouveau contexte, de tisser des relations et de comprendre le système socio-institutionnel, que la relation avec leur conjoint, voire avec la belle famille, se détériore. Ils changent d’attitude. Des conjoints ont une relation affective et sexuelle avec une autre femme, d’autres utilisent leur nouvelle épouse comme femme ménagère pour eux et/ou pour leur famille d’origine, d’autres forcent des pratiques sexuelles auxquelles les femmes ne consentent pas, d’autres encore sont verbalement violents et le deviennent aussi physiquement. Samia5 (32 ans, de nationalité marocaine, assistante de vente au Maroc, mariée avec Omar, Marocain naturalisé belge, résidant depuis 14 ans en Belgique), raconte :
« Il avait une autre vie, mais, parfois, revenait vers moi. Il m’utilisait pour ses besoins sexuels. Au début, je pensais qu’il m’aimait, puis il a commencé à me demander des choses que je ne voulais pas faire, alors il me battait et il m’enfermait à la maison de temps en temps... »
Des conjoints violents confisquent les documents d’identité et de voyage de leurs épouses, et ne demandent pas un titre de séjour en échange de leur visa avec de lourdes conséquences pour leur situation administrative. Ce fut le cas pour Garance (32 ans, ressortissante congolaise mariée avec un Belge naturalisé d’origine congolaise) qui dit : « Du premier jour, il a pris mon passeport, il disait vouloir garder les documents importants, puis... il ne me l’a jamais rendu, il a fallu la police. »
La violence dont il est question ici prend, entre autres choses, racine dans une tradition patriarcale qui, sans distinction d’origine nationale, donne le droit aux hommes de « contrôler » leurs femmes (Johnson, 1995). Ce contrôle – qui passe par l’usage systématique de la force, les abus physiques et sexuels, les menaces, l’isolement, la dépendance économique et l’entrave à la jouissance des droits fondamentaux (manger, boire, se loger dignement) – repose sur des mécanismes générant une emprise du conjoint sur l’autre, les femmes étant dès lors maintenues dans une position de subordination. La cyclicité de la succession d’épisodes violents, de leur accumulation, puis d’une phase de remords en attente d’une nouvelle explosion retarde souvent la décision des femmes de quitter le foyer. Mon terrain confirme la difficulté accrue de ce départ en situation de migration, car la réflexion embrasse l’affectivité, la sécurité physique, mais également administrative. Ici, les conjointes étrangères sont aussi soumises à un « chantage aux papiers ». La menace de répudiation, de mise à la rue ou de séparation devient une arme à double tranchant, car elle soulève pour ces femmes des questions et des attentes propres au parcours migratoire et à l’environnement laissé au pays d’origine (Odasso, 2019, p. 92). Samia, après avoir subi des mois de violences et d’enfermements à la maison a été mise à la porte et radiée du registre communal par son mari.
« J’avais la sensation d’avoir gaspillé ma vie. Je n’avais plus rien, je ne pouvais plus revenir en arrière au Maroc, une femme divorcée, tu sais, c’est compliqué […] et ici j’ai plusieurs fois eu le sentiment d’être prise pour une profiteuse. Les gens ne savent pas ce qu’il y a derrière. Puis, j’ai parlé avec une avocate pro deo, elle ne pouvait pas grand-chose pour moi, mais elle m’a cru et m’a adressé à une association… » (Samia)
Sa « carte F », le titre de séjour pour raison familiale de la durée de cinq ans, dépend de la communauté de vie commune avec Omar. Dans cette situation de détresse émotive, physique et de disqualification sociale, le choix de porter plainte demande du courage et une réflexion sur les rôles féminins instillés par la socialisation, la fonction d’épouse, les choix migratoires et les attentes familiales. Ensuite, les rencontres avec des agents étatiques – qui tendent à minimiser la voix des femmes primo-arrivantes à la faveur de celle du conjoint national ou naturalisé établi (plus à l’aise avec la langue, la loi et le fonctionnement administratif du pays) – ajoutent de la frustration et, parfois, empirent les dynamiques violentes. Des femmes racontent, par exemple, avoir été questionnées davantage au sujet de leur venue en Belgique avant de pouvoir expliquer les faits de violence. D’autres affirment que la police avait convoqué leur conjoint violent pour l’entendre et celui-ci, une fois rentré à la maison, devenait encore plus violent.
Lors de notre échange, Aline (38 ans, juriste qui travaille dans une association d’aide aux migrants) raconte comment ces parcours de femmes « marquées par la preuve de l’exil » et dont les « sphères de l’intime se fragilisent » (Jamoulle, 2009) se multiplient aux permanences. Bien que ces femmes soient arrivées volontairement en Belgique, les ruptures dans leurs parcours affectifs et administratifs allongent la distance de leur monde d’origine, de leur famille, mais aussi de la société d’installation. Elles vivent parfois un enfer.
« Nous voyons de plus en plus de cas similaires. La loi se durcit et aussi les chantages entre étrangers augmentent. Ces femmes en paient les conséquences, mariées par amour ou par espoir de s’en aller de leur pays et pour bâtir une vie indépendante, elles se retrouvent emprisonnées par ces hommes violents et jaloux, par la loi belge et, parfois, les sociétés en Belgique et au pays qui ne comprennent pas leurs situations. » (Aline)
Ces femmes arrivent à faire face et aborder cette triple violence qui fragmente les parcours biographiques à l’aide de travailleuses sociales et de juristes rencontrées au sein d’associations spécialisées. Elles aident les femmes à s’exprimer, à comprendre leurs droits, à prendre une certaine distance avec ce qui leur arrive. Elles commencent un travail biographique qui donnera un nouveau sens à leurs trajectoires identitaires et à leur parcours migratoire. Ce moment jette les bases d’une nouvelle forme d’autonomisation à travers un soutien principalement féminin. Les victimes de violences font plus confiance aux femmes en raison de leurs déboires avec certains hommes. Samia, par exemple, avec du recul sur son histoire, précise : « Même après des années et des années, tu ne peux pas faire confiance aux hommes ! » Ainsi, au-delà de l’inégalité de statut et de l’asymétrie de pouvoir propre à la situation d’aide, aux différences de nationalité, de classe et, parfois, de « couleur », les aidantes – tantôt nationales, tantôt naturalisées, mais ayant un parcours d’immigration personnel ou familial, plus rarement étrangère en séjour régulier – sont identifiées et approchées pour leurs expertises et en tant que femmes par les victimes de violence. L’origine de leur interlocutrice peut s’ajouter en tant qu’élément qui suggère aux migrantes une proximité qui humanise la relation d’aide juridique.
L’empathie, la reconnaissance et leurs limites
La mission des professionnelles et des militantes est de renverser les situations de faiblesse de ces femmes étrangères et de les faire sortir de la précarité administrative et physico-sociale. Elles doivent comprendre les détails de la situation et des trajectoires de ces femmes et, pour ce faire, construire un échange fondé sur l’empathie et tendant à la reconnaissance. Dans la situation d’aide, la mise en place d’une relation empathique implique que les individus en coprésence acceptent leurs rôles respectifs et mettent en acte des stratégies pour se faire comprendre, s’ouvrir de manière relationnelle aux interlocuteurs (Hollan, 2008). La reconnaissance implique que la relation d’aide puisse soigner la blessure morale de ces femmes et toucher à des aspects affectifs, juridiques et culturels (Honneth, 2002) de leur parcours biographique. Ce travail se situe entre la reconnaissance juridique de leur parcours et la reconstruction de l’estime de soi.
Le positionnement des bénévoles et professionnelles rencontrées pendant mon enquête vis-à-vis des situations de ces femmes étrangères varie et peut se décliner comme il suit. Premier cas de figure, les professionnelles s’identifient aux femmes qui aident. Farida (47 ans, assistante sociale qui travaille dans un centre de prévention des violences conjugales) dit comprendre les difficultés que ces femmes rencontrent à sortir de leur situation de violence : « Seules, elles n’arrivent souvent pas à décider de quitter le domicile, il faut les accompagner, leur expliquer, les rassurer constamment, il y a plusieurs enjeux qui se superposent ! Moi, je comprends que certaines décident de rester ou de retourner avec le conjoint violent… » Farida s’appuie sur son propre vécu en tant que fille d’émigrants algériens pour expliquer qu’elle ne considère pas ces processus longs de sortie de la violence comme des échecs. Ces femmes traversent des moments d’incertitude, de doutes. Elle exprime bien comprendre leurs multiples univers de référence.
Deuxième cas de figure, les aidantes développent une profonde estime pour leurs interlocutrices qui font preuve d’une énergie inattendue. Sandrine (30 ans, bénévole dans un collectif qui s’occupe de visiter et soutenir les étrangers dans les centres fermés) remarque que nombre des femmes qui la contactent et qu’elle visite sont « écrasées par la loi et par des hommes qui ont des réseaux et du pouvoir, savent encore agir et se reconstruire ». Elle, qui ne fait pas de l’aide juridique son travail et se sent moins responsable de régler les situations, s’émerveille en voyant comment les femmes s’approprient ses conseils et, plus conscientes de leurs droits, mettent en place des formes de résilience et des efforts non imaginés de reconstruction. Selon Sandrine, elles capitalisent un « pouvoir d’agir » émancipant dans leurs trajectoires biographiques (Le Quentrec, 2009).
Troisième cas de figure, les aidantes projettent leur agir professionnel et personnel sur les usagères. Anita (42 ans, assistante sociale dans une association qui s’occupe de familles) affirme que le fait de suivre ces femmes veut surtout dire leur assurer une sécurité administrative. Elle projette sur ces femmes l’objectif principal de son travail juridique et ce qu’elle fera à leur place. Pour elle, il est nécessaire d’assurer l’avenir et de planifier la rupture conjugale, ainsi – par faute d’autres solutions – elle invite celles dont la vie ne semble pas être en danger à rester encore un peu avec leur conjoint violent en attente de collecter suffisamment de preuves et de trouver un travail pour pouvoir, par la suite, quitter la maison en ayant davantage de chances d’obtenir un titre de séjour. Pour Anita, la reconnaissance sociale passe avant tout par la reconnaissance juridique.
Ces trois approches de la relation d’aide suggèrent que si l’empathie « au féminin » semble rapprocher les aidantes et les victimes de violences, ces rapprochements se déclinent différemment selon la posture des aidantes, la relation et les représentations qu’elles ont de leur travail. Au-delà de la confiance implicite, la relation entre ces femmes n’est pas sans projections et les comportements tenus pour acquis doivent être éclairés pour une analyse efficace des besoins et des contextes des « usagères ».
La chercheure « affectée »
Au vu de ces constats élaborés au fur et à mesure de l’enquête, un processus d’auto-observation et de réflexion sur ma propre pratique de terrain (Maréchal, 2008) s’est avéré nécessaire pour repenser mes propres stratégies de construction d’une empathie utile à la bonne réussite du terrain et de la production d’une quelconque forme de reconnaissance pour mes interlocutrices qui me livraient leur histoire. Le fait qu’une chercheure s’intéressait à leurs histoires et qu’elles acceptaient de me rencontrer permettait de bâtir une relation d’échange réciproque valorisant. Leurs récits sont ponctués de projections, de propos tels que « vu que vous êtes une femme, vous pouvez comprendre… » ou « je ne sais pas si vous, en tant que femme, vous avez eu des expériences similaires… » ou encore « qu’auriez-vous fait à ma place dans cette situation ? ». Ces femmes s’appuient sur une certaine alliance genrée pour avancer dans la mise en intrigue de leurs récits que j’avais moi aussi la sensation d’éprouver (Calandrón et al., 2018). Toutefois, je me suis rendu compte que ce setting empathique n’allait pas de soi et que je risquais moi aussi – comme certaines travailleuses sociales – de donner pour acquis des implicites et de céder à ma perception de la situation. J’expose ici un exemple à partir des échanges avec Samia. Une fois quitté le domicile, pendant le début de son parcours d’autonomisation, elle rencontre un homme, Yan, qui la secourt dans la rue lorsqu’elle fait un malaise. Elle commence assez rapidement une relation avec cet homme. Ils demandent à se marier, mais en raison de la situation administrative de Samia et de leur différence d’âge, la commune doute de la véracité de leur union. Samia est emprisonnée dans un centre de rétention, elle évite deux fois l’éloignement forcé. Yan la visite régulièrement et l’aide à sortir. Quand je la rencontre, les deux vivent ensemble et viennent de se marier. En écoutant sa narration, je me découvre à mettre en relation ses paroles lorsqu’elle m’avait dit ne pouvoir plus faire confiance à un homme pour longtemps et son choix de se marier à nouveau assez rapidement. J’essaie de comprendre sa décision qui est partiellement illogique pour moi. Je comprends alors comment ma posture – aussi dans les situations apparemment empathiques – peut affecter le travail de terrain et son analyse, et comment un travail réflexif sur cette posture, en tant que chercheure « affectée » (Favret-Saada, 2009) me permet de comprendre de l’intérieur les mécanismes qui s’instaurent entre femmes victimes de violences et travailleuses du social ou du juridique.
Conclusion
Le travail biographique de femmes migrantes victimes de violence et l’observation de leurs interactions avec des femmes qui les aident à reconstruire les ruptures juridico-sociales dans leurs trajectoires offrent une perspective excellente pour penser des rapports sociaux de sexe – souvent oubliés – dans l’exil au féminin. La rencontre entre femmes montre « la porosité de la frontière entre professionnels et usagers » (Payet et al., 2008) et invite à penser les effets des rapports sociaux de sexe au-delà de la dichotomie homme/femme. Les observations de situations d’aide juridique fondées sur une certaine confiance « au féminin » suggèrent la nécessite de prêter attention aux projections, représentations et implicites qui se cachent derrière ces interactions considérées comme étant empathiques. En miroir, la chercheure est appelée à penser également plus attentivement sa posture sur le terrain d’enquête.
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1Je ne traite pas ici du secteur professionnel des avocats spécialisés qui s’inscrivent dans un rapport d’échange marchand direct avec leurs clients ou avec l’intermédiation de l’État (par le biais de l’aide juridictionnelle).
2Il s’agit des permanences juridiques qui informent sur le déroulement des procédures d’asile, de séjour et de nationalité, qui aident à monter les dossiers administratifs, à remplir des formulaires, qui conseillent et adressent à des avocats spécialisés pour effectuer les recours. D’autres permanences s’occupent de l’accès aux droits civiques et sociaux (cf. Odasso, 2017, p. 125). D’autres associations – qui n’étaient pas dans mon échantillon – opéraient un support pour l’apprentissage linguistique, des moments d’animation pour les enfants et du suivi médical et psychologique.
3En 2017, la part des femmes parmi les migrants internationaux a atteint 52 % en Europe (UN, 2017, p. 17).
4Il s’agit d’une section du travail d’enquête réalisé dans le cadre du projet Awareness and Migration: Organisations for binational family Rights Empowerment (AMORE), financé par le programme Marie-Skłodowska Curie de la Commission européenne qui portait sur trois villes européennes (Bruxelles, Strasbourg et Turin).
5Pour assurer l’anonymat des interviewés, leurs prénoms sont modifiés.