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Analyse - Inégalités et violences de genre, Parcours migratoires et condition d'exil
Mai 2023 | Par Audrey Heine, rencontrée par Xavier Briké

Posture féministe intersectionnelle dans la démarche d’accompagnement clinique des femmes immigrées

Audrey Heine est professeure au Centre de recherche en psychologie sociale et interculturelle de l’Université Libre de Bruxelles et psychologue au Centre médical Machtens de Molenbeek. Elle nous explique que le domaine des soins de santé est un lieu de (re)production des rapports de pouvoir à l’égard des femmes immigrées. Le genre est un déterminant des inégalités en santé, aussi bien à lui seul qu’en association avec la condition socioéconomique, l’âge, l’appartenance ethnique, le handicap, l’orientation sexuelle, la religion, etc . Le secteur de la santé mentale ne fait pas exception à ces constats. En effet, le manque d’accessibilité des soins, les préjugés des professionnel∙le∙s, la non prise en compte des discriminations vécues par les patientes racisées et souvent multiminorisées (de par leur trajectoire de migration, leur classe social, leur religion, etc.) sont aussi présents dans l’accompagnement psychologique (Vie féminine, 2011). Dans cette contribution, la psychologue cherche à comprendre les dynamiques à l’œuvre dans l’accompagnement psychologique des femmes immigrées. Elle s’appuie sur la grille d’analyse proposée par Patricia Hill Collins, qui considère quatre domaines de pouvoir à travers lesquels les oppressions se concrétisent : structurel, hégémonique (ou culturel), disciplinaire et interpersonnel (Collins, 1990). Elle envisage dès lors l’intervention en santé mentale à l’aune de ces quatre domaines d’exercice du pouvoir.

 

Comment ne pas reproduire les inégalités à l'œuvre dans la société actuelle à l’égard des femmes immigrées, au sein même de la démarche clinique ? Comment préserver les femmes des micro-agressions déjà vécues dans leurs parcours ? Que peut apporter un positionnement féministe et intersectionnel à la relation thérapeutique ? Nous tenterons d’apporter des éléments de réponse à ces questions à travers l’analyse d’une situation clinique. L’histoire de Karima illustre les discriminations et les formes de violences pouvant être vécues par les femmes.

Au vu des expériences d’injustice ayant un impact important sur la santé mentale des femmes (Schmitt, Branscombe, Postmes, Garcia, 2014), il est essentiel que les intervenant∙e∙s aient conscience de l’imbrication des rapports et relations de pouvoir au centre desquels les femmes se trouvent prises et qu’ils·elles puissent adopter un positionnement féministe et intersectionnel dans leur démarche d’accompagnement clinique. En nous basant sur les modèles de l’intervention féministe et intersectionnelle (Corbeil et Marchand, 2006 ; Bourassa-Dansereau, 2019), nous discuterons des conditions d’un accompagnement psychologique qui intègre ce positionnement.

 

L’exercice du pouvoir dans les systèmes de soin

Pour appréhender les inégalités en matière de santé mentale en Belgique, nous mobilisons les quatre domaines d’action du pouvoir - domaine structurel, disciplinaire, hégémonique et interpersonnel – qui placent les femmes au centre d’une « matrice de domination » (Collins, 1990). Ce concept de matrice de domination permet de saisir les relations et l’enchevêtrement des différents systèmes d’oppression liés au sexe, à la race, à la classe sociale, etc.

Le domaine structurel comprend les systèmes sociaux avec les législations qui créent ou maintiennent des inégalités et des injustices sociales envers certains groupes. En Belgique, les soins de santé reposent principalement sur un système de financement public et devraient donc être théoriquement égalitaires. Cependant, plusieurs défis subsistent en matière d’accessibilité aux soins de santé mentale. Les structures sont parfois peu identifiées par les personnes migrantes, trop couteuses, surtout pour les patientes en situation de précarité de séjour ne bénéficiant pas d’une couverture médicale et souvent saturées (Hezukuri, 2017). Ces services de santé n’intègrent pas non plus systématiquement dans la prise en charge les enjeux liés aux diversités (de genre, culturelle, religieuse, etc.), excepté quelques dispositifs spécifiques qui poursuivent un objectif inclusif dans les soins1. Les structures de soin véhiculent encore souvent une conception traditionnelle du soin, les soignant∙e∙s ne sont pas formé∙e∙s à l’interculturalité et les pratiques culturelles traditionnelles y sont encore peu reconnues (Maccioni, 2016). Nombreuses sont les femmes migrantes parmi nos patientes qui expriment le sentiment d’avoir été malmenées dans les systèmes de soin. Les violences subies dans leur parcours étant occultées dans les structures de soin ou, comme nous le verrons dans le cas clinique ci-dessous, (ré)activées par la prise en charge médicale (violences gynécologiques et obstétricales). Une attention et une reconnaissance de ces violences constituent donc un enjeu important pour les systèmes de santé (Ginot et al., 2019).

Le domaine disciplinaire permet de saisir comment les relations de pouvoir opèrent concrètement à travers le fonctionnement des organisations et comment elles contribuent à l’exclusion de certains groupes sociaux (Sastal, 2022). Concrètement, une conscientisation des discriminations systémiques (c’est à dire inscrites dans les logiques de fonctionnement des systèmes de soin) impliquerait par exemple des formations aux questions d’interculturalité dans les soins, de droit à la santé en situation d’asile et migration, des connaissances du cadre légal en matière de gender mainstreaming2 et de lutte contre toutes les discriminations, la possibilité de pouvoir recourir systématiquement à des traducteur∙rice∙s et des médiateur∙rice∙s interculturel·le·s, etc. Une telle approche de sensibilisation permettrait de développer des pratiques de soins sensibles aux inégalités et de prendre conscience de sa position (d’autorité) dans la relation avec les personnes vulnérables. En effet, les professionnel∙e∙s en position d’autorité peuvent inconsciemment exercer des violences de par ce positionnement asymétrique. Par exemple, Flynn et al. (2019) ont mis en évidence que la représentation sociale de la bonne mère pouvait contribuer à disqualifier certaines femmes dans leur rôle de mère lorsqu’elles ne cadrent pas avec la vision normée de la maternité. Ces pratiques de soin sont androcentrées et ethnocentrées. Elles relèvent à la fois d’un regard paternaliste et colonialiste qui agit à l’insu des professionnel·le·s dans une logique systémique alimentée par des discours et des idéologies (cf. domaine hégémonique).

Le domaine hégémonique réfère à l’idéologie, aux discours véhiculés socialement, qui justifient les inégalités (Harper, 2012). Il est largement démontré que les personnes issues de la diversité sont la cible de stéréotypes dans les sphères du travail, du logement, de l’éducation et aussi de la santé3. Les femmes immigrées, particulièrement les femmes issues du monde arabe et musulmanes sont l’objet de représentations négatives, de préjugés et de discrimination (Lépinard et al., 2021). Elles sont vues à travers le prisme de leurs problèmes sociaux, victimes de la société patriarcale maghrébine (Beski-Chafiq, 2014 ; Rochford, 2016). Plusieurs travaux attestent de la présence de ces représentations stéréotypées chez les professionnel·le·s de la santé mentale et de l’influence sur leurs pratiques de soin (cf. domaine interpersonnel) (Balsa et McGuire, 2003 ; van Ryn, 2011).

Le domaine interpersonnel comprend l’aspect concret des interactions entre les personnes et les pratiques discriminatoires (Sastal, 2022). Les recherches sur la prise en charge médicale des femmes immigrées montrent les discriminations subies par ces femmes : moins de prise en compte des symptômes et d’attention à la douleur, des différences de traitement dans les pratiques de soin (Cognet et al., 2012). Elles sont par exemple victimes du syndrome méditerranéen. Dans les échanges entre soignants, ce terme qui se transmet de façon officieuse est sensé décrire l'excès de plaintes des populations du Sud (Durieux-Paillard et Loutan, 2005) et participe à la déconsidération des personnes migrantes dans l’expression de leur douleur (Spitzer, 2004 ; Hopkins Kavanagh, 1991). Une vision ethnocentrée et normée de la féminité, de la maternité peut aussi influencer les représentations et les pratiques des soignant·e·s à l’égard des femmes qui ne colleraient pas à l’image de la bonne femme, la bonne mère et même de la bonne victime (Flynn et al., 2019).

Ces domaines d’exercice du pouvoir concourent à maintenir et même légitimer un système de santé peu accessible et discriminant à l’égard des femmes immigrées (Fassin, 1998 ; Deboosere et al. 2006) avec des répercussions importantes sur leur santé physique et mentale qui s’avère plus précaire (Cognet et al., 2012).

 

Enjeux liés au genre et à la diversité dans l’accompagnement clinique

Dans le cadre de notre pratique de psychologue de première ligne, nous exerçons dans un centre psycho-médical situé au cœur de Molenbeek, une commune socio-économiquement précaire (le revenu mensuel par habitant est parmi le plus bas, par rapport à la moyenne nationale) et très multiculturelle du nord de Bruxelles. En consultation, nous recevons beaucoup de femmes issues de l’immigration maghrébine qui se trouvent dans des situations psychosociales vulnérables : peu de revenus, isolées, avec des trajectoires migratoires complexes. Ces deux dernières années, ces femmes ont été particulièrement fragilisées avec la pandémie de SARS-CoV-2 (Covid-19). Les relations avec le groupe communautaire se sont réduites, les relais associatifs se sont amenuisés. Sur le plan matériel aussi, la pandémie les a davantage précarisées : les organismes d’allocations sociales étaient surchargés et difficilement joignables. Ils ont pris du retard dans les paiements des revenus sociaux.

Ces femmes arrivent en consultation psychologique sur les conseils de leur médecin parce qu’elles présentent un état clinique préoccupant : insomnies, angoisses, dissociation, cauchemars, troubles de la mémoire, baisse de l’estime de soi, sentiment de honte, culpabilité, etc. L’exercice du travail clinique et le travail réalisé avec les associations partenaires féministes et interculturelles mettent en évidence la nécessité de prendre en considération dans l’accompagnement thérapeutique la multiplicité des inégalités qui caractérisent les parcours de ces femmes. La situation de Karima donne à voir la complexité de ces trajectoires et nous permet d’explorer la mise en œuvre d’un positionnement féministe intersectionnel dans la démarche d’accompagnement clinique.

 

L’histoire de Karima : des violences systémiques (domaine de pouvoir structurel)

La trajectoire de Karima, arrivée en Belgique pour son mariage il y a une quinzaine d’années, est marquée de nombreuses blessures psychiques, liées aux injustices et aux violences ressenties depuis son installation en Belgique.

Karima a pris rendez-vous sur les conseils de son médecin généraliste pour un état d’épuisement physique et psychologique. Il y a trois ans, elle a perdu son bébé quelques jours après sa naissance à cause d’une malformation létale. Ce drame dit-elle dès la première séance l’a amputée d’une partie d’elle-même.

J’allais être maman pour la troisième fois et puis d’un seul coup, je n’étais plus rien du tout, je n’existais plus. Tout a été tellement brutal, nous n’avons pas eu de diagnostic anténatal, notre bébé était et puis plus rien… 

Lors de nos premières rencontres, nous évoquons exclusivement le traumatisme lié au décès de son bébé et à la violence ressentie pendant la prise en charge médicale.

Karima est musulmane, d’origine marocaine. Elle a grandi près de Rabat et est arrivée en Belgique, il y a 17 ans, après son mariage avec un belgo-marocain. Aujourd’hui, elle habite Molenbeek. Elle raconte sa difficulté à s’adapter à cette nouvelle vie, le manque des siens, surtout de sa maman dont elle confie être très proche et de ses quatre sœurs. « En arrivant ici, je me suis coupée d’une partie de moi ». Sentiment de perte déjà.

C’était très dur, j’étais perdue ici au début sans ma famille, sans mes amis. Tu dois te refaire tout un monde quand tu arrives comme ça. Et puis je n’imaginais pas comme ça allait être difficile d’obtenir les papiers pour venir après le mariage, puis de trouver du travail, et le jugement des gens ici par rapport au voile, tout ça. 

Au niveau de sa situation professionnelle, Karima exprime un sentiment de rupture. Au Maroc, elle bénéficiait d’un bon statut social grâce à son métier de puéricultrice et à l’autonomie financière qu’il lui conférait. En Belgique, les obstacles ont été nombreux : difficulté pour faire homologuer son diplôme, difficultés pour trouver un travail, difficulté pour être reconnue comme travailleuse dans le respect de son appartenance religieuse.

J’ai finalement dû accepter d’enlever mon foulard pendant le travail, c’était trop compliqué de trouver une crèche qui m’accepte voilée, il y en a hein, mais elles sont demandées par les femmes comme moi… Encore quelque chose que j’ai dû laisser.

Actuellement Karima est sans emploi. Son mari et elle font face à des difficultés financières importantes.

De nombreuses pertes traversent le parcours de Karima : perte de repères culturels, de liens familiaux, perte de statut socioprofessionnel. Karima est pourtant (ou d’autant plus) actrice de sa vie, elle est déterminée et fait preuve d’une forte capacité à agir sur son environnement. Éprouvée par un déficit de reconnaissance de son expertise - la migration a produit une invisibilisation de ses compétences -, elle a fortement investi sa sphère familiale, son rôle d’épouse, de maman. « Ça a été dur de faire ma place ici, mais je me suis habituée, j’ai fait ma famille, j’ai trouvé ma place au final. Mais avec le décès du petit, tout s’est écroulé… ». La perte de son bébé s’inscrit dans un processus migratoire qui a déjà mobilisé beaucoup de son énergie et se télescope avec les expériences douloureuses et les séparations vécues pendant cette trajectoire.

 

Du sentiment d’illégitimité (domaine de pouvoir hégémonique)

Au fil des séances, nous élaborons ensemble les pertes qui jalonnent son histoire. A l’image d’une pelote de laine aux fils emmêlés, nous cherchons les nœuds que nous tentons de dénouer. Qu’est ce qui a fait violence dans son histoire ? Quelles ont été ses ressources ? Le fil de sa place dans ses lieux d’appartenance (ici et là-bas) nous occupe longuement. Pour Karima, l’image des femmes immigrées en Belgique et au Maroc est chargée de préjugés, lourde à porter. Un sentiment d’illégitimité ressenti ici comme là-bas scande son récit : « Ici, dit-elle, j’ai toujours eu l’impression d’être vue comme une arriérée du Maroc, voilée, peu instruite, venue pour trouver un mari. » Ces représentations stéréotypées et réductrices des femmes immigrées, perçues comme des victimes du sexisme de la société patriarcale maghrébine sont des violences supplémentaires. Ces représentations opèrent comme des mécanismes sexistes et racistes. Elles amènent à considérer ces femmes comme plus malléables, plus écrasées et participent d’un processus d’infériorisation des femmes immigrées (Ouali, 2015). Elles occultent le sexisme présent dans la société d’installation qui, combinés aux préjugés racistes, participe à l’ethnostratification4 du marché de l’emploi bruxellois (Manço et Barras, 2013). Comme de nombreuses femmes voilées issues de l’immigration, Karima fait les frais de cette discrimination. Elle s’est vue contrainte d’accepter des fonctions sous-qualifiées par rapport à sa formation (femme de ménage dans une crèche à la place de puéricultrice), elle a cumulé des contrats précaires, et est à ce jour sans emploi. Ce travail permanent d’ajustement aux contextes (déclassement social, recherche de reconversion jusqu’au renoncement temporaire de sa vie professionnelle) l’a épuisée.

Le sentiment de disqualification vécu en Belgique convoque le fil de sa place au pays d’origine. Karima explique l’image négative qu’ont les femmes immigrées au Maroc également.

Là aussi je suis vue comme une arriérée dit-elle, une arriérée de Molenbeek, ce quartier où se regroupent les immigrés marocains, d’où viennent les terroristes, là où les femmes portent toutes le voile et vivent à l’ancienne. En fait, quoiqu’on fasse, nous les femmes immigrées, sommes critiquées. Si tu es moderne, tu es considérée comme une paria car tu transgresses les traditions. Si tu les respectes, tu es blâmée parce que tu n’incarnes pas le mode de vie occidental idéalisé au Maroc.

Les enjeux de (non) reconnaissance, polarisés autour du respect des valeurs culturelles par les femmes issues de l’immigration, agissent dans une double territorialité (ici et là-bas). Elles s’y trouvent confrontées aux mêmes injonctions paradoxales : la prescription de mêmeté et simultanément d’altérité : « Adapte-toi » vs « Tu seras toujours différente » (du côté du pays d’installation) et « Reste comme nous et respecte les traditions » vs « Transformes-toi et incarne la modernité » (du côté du pays d’origine).

Sayad (2006) parlait à ce sujet de « la faute de l’absent » qui, de par sa situation d’immigré-e incarne l’entre-deux (entre deux lieux, entre deux temps, entre deux sociétés, entre deux cultures), et à qui il peut être fait « un procès d’ordre culturel », en d’autres mots le reproche, en situation d’immigration comme en situation d’émigration, de ne pas respecter la culture du lieu. Face au déficit de reconnaissance éprouvé dans les différents lieux d’appartenance, comment exister dans sa vie de femme, de professionnelle, de maman, de musulmane, de Bruxelloise, de Marocaine ? Le sentiment d’exclusion sociale du groupe constitue une menace importante pour l’identité, cependant – et la situation de Karima le met en lumière -, les femmes immigrées font preuve de créativité pour résoudre le conflit identitaire. Ces ajustements identitaires se produisent dans l’expérience de l’acculturation dans le pays d’accueil mais aussi dans les relations avec le pays d’origine (Heine, 2015). Dans des processus de métissage, les femmes, conjuguent le plus souvent enracinement culturel et valeurs de la modernité dans une posture identitaire complexe (Guerraoui et Troadec, 2000). Nos entretiens sont l’occasion de nommer et reconnaitre toutes ces stratégies d’ajustement déployées par Karima dans ce contexte difficile. Depuis son arrivée en Belgique, elle conjugue son attachement à sa culture d’origine à une volonté de faire sienne le nouveau cadre culturel. Elle maintient des liens forts avec son réseau transnational, sa famille et ses amis au Maroc, voyage, est connectée à des réseaux et forums marocains. Simultanément, elle s’implique dans des réseaux locaux, des associations féminines molenbeekoises, participe à des projets de quartier qui l’amène à côtoyer d’autres cultures, d’autres religions. Pourtant aujourd’hui, Karima est fragilisée. Les ruptures et exclusions, vécues ici et là-bas, l’isolement ressenti lors de la mort de son bébé, ont fragilisé ses affiliations familiales et sociales. La pandémie a renforcé son mal-être en l’isolant de ses réseaux locaux et en précarisant sa situation économique.

 

De la maltraitance du système de soin (domaine de pouvoir disciplinaire et interpersonnel)

Le fil du décès de son bébé ne quitte jamais nos séances, implicitement ou explicitement, Karima relie ce qu’elle vit quotidiennement à la perte de son petit garçon.

Il y a eu un avant, un après, me dit-elle … Avant je me sentais vivante, maintenant une part de moi est morte… Mes deux ainés, j’ai toujours peur de les perdre, je n’arrive pas à les lâcher, à les laisser grandir… En arrivant ici, j’ai trouvé ma place en faisant mes enfants. Ça a donné du sens à tout ça, toute ma peine de laisser mes proches.

Un enfant s’inscrit dans un désir de couple mais il vient aussi poursuivre une filiation transgénérationnelle qui lui donne une place dans sa famille, avec des attentes à son égard, explicites mais aussi inconscientes (Davoudian, 2020). Avec la perte d’un enfant, c’est tout le processus projectif qui est mis à mal. Quand cet effondrement survient dans un contexte d’immigration, les processus d’affiliation familiale peuvent être bouleversés. La migration peut isoler les individus des sources d'aide traditionnelles et parfois aggraver la situation des femmes sur qui reposent des attentes genrées comme la responsabilité de la santé familiale, le bonheur des enfants, etc.

Dans le cas de Karima, le traumatisme lié à la perte de son bébé, s’est vu renforcé par un terrible sentiment de maltraitance au niveau du système de soin. Elle raconte l’urgence de l’intervention, le manque de mots du personnel, l’impression qu’elle a n’a pas été considérée ni pendant l’accouchement, ni après. Le traumatisme est profond. L’absence d’accompagnement adéquat, la violence de cette prise en charge mettent aujourd’hui Karima dans l’impossibilité d’inscrire ce petit garçon décédé dans l’histoire de sa famille et de réaliser le travail de deuil. Lors du décès de son bébé, elle exprime s’être sentie très seule. Or l’isolement peut se révéler particulièrement pathogène pour des femmes qui viennent de pays où le groupe et la communauté font partie intégrante des valeurs et du fonctionnement de la société. L’absence d’inscription et de reconnaissance dans le corps social du pays d’arrivée prive la nouvelle maman des affiliations nécessaires à l’accueil du bébé. Cette maman peut alors se trouver comme suspendue dans le vide et sans protection. Ni de là-bas, ni d’ici.

Karima a été peu entendue dans ses besoins. L’exigence rituelle nécessaire au travail de symbolisation n’a pas pu avoir lieu.

Tout a été très froid, trop rapide, trop brusque, me dit-elle. Il y a plein de choses qui sont importantes pour moi, au niveau de ma culture et de ma religion et que nous n’avons pas pu vivre… J’étais toute seule ici, sans ma famille. Nous n’avons pas pu veiller mon bébé comme je l’aurais voulu, en fait rien ne s’est fait comme je l’aurais voulu. J’aurais voulu qu’ils m’écoutent, me considèrent, qu’ils arrêtent de me traiter comme une femme inculte. On ne m’a jamais demandé mon avis, on m’a presque ouverte à vif, c’est vrai qu’il fallait agir en urgence, mais c’est de mon corps qu’il s’agissait et du corps de mon bébé.

Comme de nombreuses femmes, Karima a vécu des violences obstétricales pendant toute la prise en charge. Ces violences à interpréter en regard du mode de fonctionnement des systèmes de soin (et non des individus) tendent à infantiliser les femmes : attitudes irrespectueuses ou infantilisantes, paroles méprisantes, jugements, violences psychologiques ou des gestes médicaux, et ces violences qui se conjuguent en creux : absence de considération, absence de prise en compte de l’avis de la femme, etc. Elles opèrent généralement sur fond de conception biomédicale de la santé et d’une médecine occidentale toute puissante dans laquelle peu de place est laissée aux conceptions traditionnelles, au confort de la patiente, à la nécessité du réseau, du support social, etc. Ces violences institutionnelles agissent particulièrement à l’égard des femmes socialement racisées. Les travaux dans l’accès aux soins mettent en évidence que lors de leur prise en charge à l’hôpital, elles subissent souvent une différence de traitement, de soin, de prise en compte des symptômes (Spitzer, 2004 ; Hopkins Kavanagh, 1991).

Ces différents éléments invitent le-la praticien∙ne à considérer la situation des femmes immigrées en consultation psychologique en amont de la dimension clinique et à pouvoir décrypter ce qu’elles vivent en regard des enjeux de reconnaissance. Effractions psychiques et corporelles, deuils, pertes multiples, déconsidération dans les relations avec le pays d’origine, sentiment d’exclusion sociale dans la société d’accueil sont autant d’obstacles que Karima a franchis jusqu’alors sans ciller. Mais une digue s’est rompue avec le décès de son fils. Cette situation souligne la nécessité de reconnaitre la complexité de sa situation c’est à dire l’imbrication des inégalités vécues par Karima de par son genre, son parcours migratoire, son appartenance culturelle et des lieux d’exclusion (pays d’accueil et d’origine) ainsi que la maltraitance institutionnelle dans le processus d’accompagnement.

En tant que femme racisée, immigrée, voilée et en situation vulnérable au niveau psychosocial, Karima est prise dans des relations de pouvoir légitimées par l’idéologie véhiculée sur les immigrées dans chacun des lieux d’appartenance. Elle incarne l’altérité (les différences) stigmatisée tant du côté de la société d’installation que du côté du pays d’origine. Ces représentations négatives légitiment des organisations et des pratiques inégalitaires (rapports de pouvoir au niveau structurel et disciplinaire). Le récit de Karima illustre la façon dont l’institution hospitalière produit des discriminations. Ces pratiques de soin inégalitaires renforcent à leur tour les différents systèmes d’oppression (patriarcal, capitaliste et sexiste).

 

Un positionnement féministe intersectionnel dans la démarche d’accompagnement clinique

Comme intervenant∙e∙s psychologue, il importe de considérer l’intersection et la complexité de ces violences en adoptant une démarche clinique féministe et intersectionnelle. La démarche féministe en psychologie, telle que déjà élaborée par les psychologues féministes du courant de la Feminist Therapy5 des années 70 (par exemple Sturdivant, 1983 ; Burstow, 1992 ; Brown, 1994, voir Pache, 2019 pour une revue) met l’accent sur une démarche de soin qui politise la santé, c’est à dire qui font des problèmes de santé une question sociale et située dans des contextes de rapports de pouvoir, au contraire, des thérapies classiques qui « sanitarisent » le politique (Pache, 2013). En focalisant sur les problèmes de santé, ces approches thérapeutiques classiques (dominantes en Europe francophone) détournent le regard de l’oppression collectivement subie pour ne centrer l’attention que sur les vécus individuels et les relations interpersonnelles. Concrètement, cette clinique féministe implique de : 1/ porter une attention constante aux rapports de pouvoir en général et à ceux liés aux privilèges de la fonction de thérapeute dans l’interaction clinique, 2/ considérer toute personne en thérapie comme potentiellement victime de violences, 3/ défendre l’idée d’une étiologie sociale des troubles psychiques. Comme Karima, plusieurs patientes issues de la diversité cumulent les inégalités et un cadre d’analyse intersectionnel permet de saisir l’articulation entre les différentes formes de violence (sexistes et racistes) vécues par ces femmes. En effet, le cadre théorique du féminisme intersectionnel permet de considérer en plus du genre, les diverses autres sphères d’oppression auxquelles sont confrontées les femmes immigrées et de comprendre comment les différentes formes de violence (de genre, liée à l’origine, …) se renforcent dans le processus migratoire. Ce cadre permet donc de saisir la façon dont les pratiques d’intervention incluent, excluent ou renforcent les inégalités vécues par les femmes immigrées selon leurs différentes positions et catégories sociales (race, ethnie, classe sociale, langue d’origine, statut d’immigration) qui s’entrecroisent (Crenshaw, 1989).

 

Conclusion

Adopter un positionnement féministe intersectionnel dans la démarche clinique suppose donc de reconnaitre la situation dite interculturelle dans toute sa complexité, en considérant non seulement les différentes formes des violences vécues par les femmes immigrées mais aussi la multiplicité des lieux de production d’exclusion (pays d’accueil et d’origine, institutions, relations interpersonnelles, etc.). Ce positionnement nous invite à repenser notre pratique clinique interindividuelle et à l’inscrire dans une pratique réflexive sensible aux rapports de pouvoir et à leur reproduction au sein de l’accompagnement thérapeutique. Des modèles d’intervention féministe et intersectionnelle soulignent les points d’attention nécessaires pour mettre en œuvre un tel positionnement dans les pratiques professionnelles (Corbeil et Marchand, 2006 ; Bourassa-Dansereau, 2019).

Premièrement, les autrices soulignent l’importance d’établir des rapports égalitaires entre les personnes engagées dans l’intervention, ce qui implique une prise de conscience des relations de pouvoir liées au sexisme et au racisme, mais également à la position d’« expert·e » du·de la professionnel·le. Ensuite, il convient que le·la professionnel·le prenne conscience de ses propres préjugés (biais d’homogénéisation des membres d’un groupe culturel, enfermement des femmes dans une image de victime). En troisième lieu, les autrices soulignent la nécessité de reconnaitre la pluralité des appartenances sociales constitutives de l’identité de chaque femme. Il importe aussi de reconnaitre les savoirs expérientiels des individus. Un autre élément clé de cette démarche est la prise de conscience par le·la professionnel·le de sa position privilégiée, en tant que personne blanche, membre d’un groupe majoritaire, dominant et appartenant à une classe sociale favorisée. Il est aussi mis en avant la nécessité de favoriser l’empowerment afin que les femmes puissent être actrices de leur changement social. Cette stratégie se traduit par la participation des femmes au processus d’intervention. Enfin, les autrices proposent de valoriser l’expérience des femmes et de prendre en compte la totalité de leurs connaissances, notamment culturelles et religieuses.

Les enjeux de reconnaissance sont fondamentaux pour la construction identitaire. Or, avec la migration, les individus peuvent vivre des expériences d’exclusion. Les femmes issues de la diversité sont singulièrement exposées car elles se trouvent à l’intersection des inégalités de genre et des inégalités liées à l’origine. Selon l’approche intersectionnelle, ces inégalités agissent comme une matrice d’oppression en ce sens qu’elles opèrent comme un système d’oppressions entrecroisées. Dès lors, les interventions interculturelles, notamment celles en santé mentale, devraient prendre en compte l’intrication des rapports de pouvoir dans l’expérience vécue des femmes.

 

Bibliographie

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1Voici quelques exemples de politiques de santé qui prennent en considération la question culturelle : l’offre de médiation culturelle dans les structures hospitalières, les services gratuits d’interprétariats, etc.

2Le gender mainstreaming est une mesure légale qui a pour ambition de renforcer l’égalité des femmes et des hommes dans la société, en intégrant la dimension de genre dans le contenu des politiques publiques.

3Voir pour la Belgique, les rapports annuels du Centre interfédéral de lutte contre les discriminations unia.be

4Les personnes d’origine étrangère se retrouvent plus fréquemment dans le moins bon segment du marché du travail, avec des parcours plus volatiles.

5Qui dénonçaient les abus de pouvoir et la violence des traitements en psychiatrie à l’encontre des femmes.