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Analyse - Inégalités et violences de genre, Parcours migratoires et conditions d'exil
Janvier 2022 | Jacinthe Mazzocchetti et Xavier Briké

Récits d’exil au féminin : visibiliser et lutter pour la reconnaissance1

Selon les sources des nations unies, dans les années 60, les femmes représentaient déjà – à l’échelle du monde - plus de 45% de la population des personnes migrantes (Morokvasic, 2015). Aujourd’hui, sur les chemins d’exil, elles sont majoritaires. La méconnaissance de leurs parcours demeure inconcevable tant l’histoire - et dès lors l’imaginaire collectif - les a partiellement oubliées. Les routes migratoires, de plus en plus individuées, se redessinent à l’image d’un monde en mouvement. Il ne s’agit plus d’associer systématiquement les déplacements féminins aux migrations familiales. Les traversées des interminables déserts de sable ou de la méditerranée comptent parmi leurs voyageurs, de plus en plus de femmes, accompagnées ou non de leurs enfants, d’un conjoint ou seules. Elles ne sont, pas plus que les hommes, épargnées par les refoulements illégaux des frégates de l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures. Dans l’ombre de la convention d’Istanbul, et des barbelés de l’espace Schengen, elles ne semblent bénéficier d’aucune prérogative. Fragilisées par l’attrait de leurs corps, les violences vécues aux marges des droits humains persistent, tatouées dans leur psyché comme une énième cicatrice à leurs parcours. Féminiser les études des migrations revient dès lors à se doter d’une nouvelle grammaire de ces expériences d’exil distinctives.

 

Des parcours singuliers

Pour les personnes délogées par les violences d’exil, en l’occurrence ici les femmes, « prendre la parole c’est, par la force du récit, prendre le pouvoir et prendre une place dans la société. Les mots sont force de vie » (Ricard, 2019). Ce texte ouvre la voie d’« une autre version de l’expérience migratoire revenant à constituer les femmes comme sujets politiques de leurs histoires » (Schmoll, 2020). Subjectiver les perceptions féminines intimes relève d’un engagement et d’autant de nouvelles clés d’analyse des migrations contemporaines. Une condition sexospécifique, faite d’« intimidations cognitives » (Löwy, 2006) imprégnant les cultures, imposant des rôles sociaux, des places à tenir au sein des familles et des sociétés. A défaut de récits et de trames narratives, ces exils au féminin nous sont souvent présentés en fragments, décousus en temporalités : partiels. La littérature scientifique nous donne souvent à comprendre le temps des violences impensables, dans la fuite des milices, des heurts inter-ethniques ou dans les bagnes nauséeux de Lybie. Le temps de la décision. Partir, sauver sa peau, faire de sa vie un projet, à l’encontre des déterminismes, bien que l’expérience d’exil ne soit pas garantie d’émancipation. Les femmes sont seules, ou poussées dans le dos par les leurs, pour donner aux membres de leurs familles la perspective de s’affranchir de leurs dénuements. Le temps de l’attente, aux espaces-frontières, devenus lieux de vie pour tant de surnuméraires, accrochés aux grillages de l’espace Schengen, à Ceuta, Melilla, Malte ou Lampédusa. Le temps de l’errance, suspendu à la mécanique imprédictible des administrations de l’asile, en quête d’un regroupement familial, d’une protection. Le temps des désenchantements. Lorsque les illusions s’effacent, en une phrase, en un courrier et plonge la personne dans les limbes de celles et ceux qui ne bénéficient pas de droits de séjours. Celles et ceux pour qui, l’expectative de revoir leurs enfants s’amenuisera dans un vécu de honte. Celui de n’avoir pu être capable.   

Enfin, les migrations transnationales transforment sans conteste les places des femmes, distribués diversement en fonction des cultures. Entre les conceptions de la parentalité, de la féminité au sein des pays « d’accueil », et les savoirs traditionnels préexistant à la migration, leurs imaginaires évoluent, leurs croyances s’entremêlent, leurs identités se transforment en miroir des formes de reconnaissances comme des stigmates portés à leur condition. Chaque migration est singulière. Chaque femme élabore ses propres forces en fonction des contextes, des ressources déployées auprès des diasporas présentes ou dans les interactions des nouvelles socialisations. Dans un contexte de non-reconnaissance structurelle (Tcholakova, 2016) de leurs compétences, de leurs diplômes2 et de leurs savoirs métissés, nombre d’entre elles ont dû performer d’inventivité et de force pour exister. Pour résister, aux humiliations et aux obstacles, aux considérations asymétriques, en se mesurant aux stigmates de genre et aux préjugés ethniques. Pour celles dont la dignité a été grandement altérée, « retrouver « sa place » passe par un travail de parole, autrement dit de sens, avec un autre, afin de retisser du lien social, culturel, politique » (Saglio-Yatzimirsky, 2018).

Nos recherches relatent de la polysémie des vécus, s’avançant au plus près des sensibilités des interlocutrices, de leurs rapports aux mondes, de leurs intimités. Les récits de ces femmes alimentent singulièrement la grande histoire des déplacements humains. Ils racontent les formes de stratifications sociales et genrées moins perceptibles et offrent un espace permettant de « se croire capable de dire, de faire et de raconter » (Ricœur, 1990). Capacité fondamentale et indispensable à l’humain, pour se sentir exister, reconnu pour ce qu’il est. Capacité que nous montrent les autrices de ces récits à rendre compte des asymétries qui traversent nos mondes. En témoins précieux, elles nous relatent, mieux que personne, la complexité du travail de l’exil. Elles nous permettent de rediscuter nos représentations et nous assignent à penser des réponses sociales et politiques à la hauteur de leurs déterminations.

Enfermées dans des zones de non-droits et/ou de non-reconnaissance des compétences et des connaissances, les femmes rencontrées dans le cadre de nos recherches sont toutes en lutte pour contrer les effets de ces mises à l’écart délétères. Cette absence à l’autre se retrouve dans les recherches, les médias, et, de manière plus générale, la société où les personnes migrantes sont largement représentées comme « victimes » ou « danger », souvent englobées dans une masse indistincte, sans voix, et ce, plus encore pour les femmes. Présentées dans une position passive, elles sont rarement décrites comme agentes de leur trajectoire et de leur vie. Pour comprendre cette invisibilité, d’une part, « il faut préciser que les analyses sociologiques sur les migrations ont longtemps privilégié l’homme, le considérant comme un référent universel (Castles, De Haas, Miller, 2013) ». D’autre part, que « les études féministes ont longtemps occulté la spécificité des femmes migrantes au profit de théories centrées sur le modèle d’une femme, également pensée comme ‘universelle’, exploitée par le patriarcat (Morokvasic, 2010) ». « Ce cloisonnement des recherches a longtemps mis la situation des femmes migrantes dans une zone d’ombre (Schmoll, 2018) ».

 

Des mots pour être reconnues

Dans les récits de ces femmes se retrouvent trois grands types de mobilités, en phase avec les statistiques globales. Les femmes arrivées en Belgique dans le cadre des relations/migrations familiales, via le mariage, le regroupement familial, mais aussi descendantes de migrants. Les femmes, travailleuses dans le secteur du care, c’est-à-dire du soin au sens large : de l’ensemble des tâches domestiques sous divers régimes plus ou moins légalisés aux aides à domicile (garde des enfants et des personnes âgées) et aux aides-soignantes en passant par les infirmières. Part importante des migrations internationales, ces femmes et leurs mobilités singulières représentent un aspect conséquent de l’économie mondialisée3 (Schmoll, 2018) qui soulève de nombreuses questions notamment en matière de droits du travail, de niches économiques ethnicisées et/ou racialisées. Femmes, par ailleurs, de plus en plus scolarisées, mais qui, pour beaucoup, subissent un « processus de déclassement », leurs diplômes et plus largement leurs compétences étant rarement reconnus.

Enfin, les nombreuses femmes en exil dont les parcours sont le fruit d’une histoire faite de violences multiples qui les emmènent dans les méandres des droits de séjour relatifs à l’asile. Femmes dont les routes migratoires sont très souvent rendues irrégulières, dangereuses voire mortelles par nos politiques, peu importe ce qui les a mis en chemin : « Les politiques migratoires d’externalisation accroissent leur vulnérabilité sur la route les exposant davantage aux violences de genre tout au long de leur parcours, des passages aux frontières jusqu’à la traversée en mer durant laquelle elles sont plus nombreuses à mourir. Pourtant, ces violences ne sont pas prises en compte lors de l’évaluation des demandes d’asile qui ne regarde que celles subies au pays d’origine (Schmoll, 2018) ». Comme le relate Jane Freedman (2017), « tandis que l’image dominante des réfugiés est celle de jeunes hommes fuyant la guerre, en 2015 et 2016 de plus en plus de femmes, seules ou avec enfants/famille, ont tenté le voyage vers l’Europe. En 2015, 17 % des réfugiés arrivant en Grèce ou en Italie par bateau, étaient des femmes, et 25 % des enfants ». « En plus de cette féminisation des flux des réfugiés, les acteurs travaillant dans l’accueil des réfugiés ont aussi noté que de plus en plus de femmes voyagent seules, ou seules avec leurs enfants – sans mari ni famille. Cela peut être dû au fait que leur mari a été tué dans les conflits dans leur pays d’origine, ou qu’il est resté là-bas pour combattre ». Elle poursuit : « Une des caractéristiques des migrations forcées des femmes est la violence qui est omniprésente au long du voyage. Les violences sont présentes tout au long du trajet des femmes réfugiées, du pays d’origine jusqu’au pays de destination. Et les auteurs de ces violences sont multiples – les armées et les forces de l’ordre, les passeurs et trafiquants, les autres réfugiés rencontrés sur la route, les membres de leur propre famille. Si tous les réfugiés, hommes et femmes sont fréquemment victimes des violences, les femmes peuvent rencontrer des violences genrées spécifiques, le plus souvent des violences sexuelles ».

Quant aux questions d’invisibilisation et de luttes de reconnaissance, émerge une transversalité forte, celles des politiques publiques qui, au-delà des trajectoires migratoires, fabriquent l’exil. Ces femmes en migrations et en exil – entre émancipations individuelles et luttes collectives – mettent en œuvre des stratégies afin de se frayer une place à l’encontre de la condition migrante, de la condition « raciale » qui bien souvent les enferme et des hiérarchies de genre conjointement vécues malgré des différences cruciales d’obtention de statut juridique et de capitaux socio-culturels, là où les frontières se logent dans les terres, les statuts, les corps. Nos études s’intéressent à la complexité des parcours de reconnaissance juridique et symbolique au travers de l’obtention des papiers bien entendu, mais plus largement quant aux places occupées et valorisées, et, à la manière dont s’entrecroisent précarité juridique et violences genrées.

 

Des postures d’accueil et de reconnaissance ?

Dans nos travaux, en plus de donner à voir et à entendre les parcours de vie, de transgressions et d’accomplissements des femmes en migrations et en exil, nous tentons d’interroger la question de la rencontre et de la posture des chercheur.e.s et travailleur.euse.s dans le champ du psychosocial. Depuis la place de chercheur.e.s impliqué.e.s dans des dynamiques de recherches collaboratives et/ou depuis la place de praticiennes-chercheures (Jamoulle, 2014), il importe de s’interroger d’un point de vue épistémologique et éthique sur les possibilités d’une relation de confiance, égalitaire, respectueuse, porteuse de reconnaissance : écouter, retranscrire, apprendre, analyser, rendre visible, mais aussi interroger ce que de ses places, nous pouvons participer à abîmer et/ou à réparer. Aller vers l’autre, déjouer les cadres qui freinent et empêchent les relations, habiter pleinement ces rencontres, même furtives, même sous le chapeau de politiques mortifères sur lesquels le pouvoir d’agir est extrêmement restreint, sont déjà des actes qui comptent (Mazzocchetti, 2015).

Dans son ouvrage « Parcours de la reconnaissance », Paul Ricœur (2005) invite à penser cet itinéraire complexe en trois niveaux complémentaires : se reconnaitre (les lieux d’estime de soi), être reconnu (les conditions d’une existence digne) et être reconnaissant (être en posture de contre-don). L’intérêt de cette approche est de présenter les différents ancrages relationnels de la reconnaissance de façon interreliée et d’inclure d’emblée dans la dynamique, la question de la réciprocité et du mouvement qui permet à chacun.e de se déployer. Peu importe les souffrances, les violences, les vulnérabilités, la reconstruction et l’affirmation de soi passent par l’équilibre octroyé dans la relation, invitation immédiate à saisir les connaissances, ressources et compétences de chaque être humain.

 

Bibliographie

Dumitru et Marfouk, « Existe-t-il une féminisation de la migration internationale ? », Hommes & migrations, 1311 | 2015, 31-41.

Freedman J., 2017, « Conflits, « Crise » et femmes réfugiées en Europe », Confluences Méditerranée, vol. 103, no. 4, pp. 31-39.

Jamoulle P., 2014, Passeurs de mondes: Praticiens-chercheurs dans les lieux d'exils, Louvain-La-Neuve, Academia.

Löwy I., 2006, L’Emprise du genre, La Dispute, Paris.

Mazzocchetti J., 2015, « Relation d’aide en milieux semi-ouverts et fermés : entre promiscuité, contrôle, compassion et proximité », Travailler le social, 47-48, pp. 15-30.

Mazzocchetti J., 2017, « La demande d’asile au prisme de l’anthropologie : quelle tenue en compte des référents culturels des agents et des demandeurs dans la procédure ? », Revue du droit des étrangers, 186, pp. 737-745.

Morokvasic, M., 2015, « Migrations et mobilités Est-Ouest après 1989 sur fond d’intégration Européenne ». Migrations Société, 2(2), 61-92. https://doi.org/10.3917/migra.158.0061.

Ricœur P., 1990, Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.

Ricœur P., 2005, Parcours de la Reconnaissance, Paris, Folio-Poche.

Ricard A., 2019, La force du récitMémoires, 3(3), 22. https://doi.org/10.3917/mem.076.0002.

Saglio-Yatzimirsky M.-C., 2018, La voix de ceux qui crient. Rencontre avec des demandeurs d’asile, Editions Albin Michel, Paris.

Schmoll C., 2018, Conférence « Femmes en mouvement, de nouvelles pistes pour repenser les migrations », Poitiers, Espace Mendès France.

Schmoll C., 2020, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée. Editions La découverte, Paris.

Tcholakova A., « Le remaniement identitaire entre reconnaissance et maintien de la cohérence biographique », Sociologie [En ligne], N°1, vol. 7 | 2016, mis en ligne le 27 avril 2016, consulté le 03 mai 2021. URL : http://journals.openedition.org/sociologie/2712).

 

 

1Xavier Briké est anthropologue, chercheur au Laboratoire d'Anthropologie Prospective et responsable des publications au Placet-UCLouvain. Jacinthe Mazzocchetti est anthropologue (LAAP - Laboratoire d'Anthropologie Prospective – UCLouvain) et autrice.

2En Europe, les femmes migrantes diplômées sont celles qui occupent le plus souvent des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées (Dumitru et Marfouk, 2015). Le déclassement est d’autant plus interpellant que le niveau de qualification est un facteur favorisant les migrations féminines, particulièrement dans les secteurs de la santé.

3« Selon l’OIT (Organisation Internationale du Travail), en 2013, les travailleuses migrantes du care étaient 8,5 millions et représentaient 73,4 % du contingent migratoire dans ce secteur économique (OIT, 2015) », in Schmoll 2018.