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Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Novembre 2021 | Par Philippe Bonneels

Résistances et mouvements sociaux dans un hôpital public bruxellois. Comment s'organise-t-il ? 

Philippe Bonneels est infirmier et anthropologue. Il a réalisé une enquête de terrain au cœur de l’hôpital pendant la crise covid-19. Son propos se fonde sur une observation de six mois au sein d’une unité de soins intensifs covid-19 (USI). Il s’agit d’un centre de référence national belge francophone pour les maladies à haute contagiosité. Il y a perçu, au quotidien, les mouvements de résistances de la profession infirmière et des politiques de santé durant les deux années de crise sanitaire.

 

La place du Care

La désorganisation conséquente de la crise sanitaire a mis en exergue les difficultés systémiques entre les choix politiques et managériales, et les besoins fondamentaux de reconnaissance et de réalisation de soi des soignants. Ces difficultés historiques liées à l’origine de la construction socio-professionnelle en lien avec les questions de genre ont amené les soignants, par acte de résistance, à construire une stratégie, la sédufidélité. Cette stratégie a pour conséquence de construire des hiérarchisations symboliques qui permettent, entre autres, une place au prendre soin (social care) proposée par l’éthique de l’infirmier·ère à contre-courant des politiques publique, quantitative, capitaliste proposé par le management décentré venu d'en haut, sous fond de biopouvoir. Cette stratégie de résistance montre, par la même occasion, le manque d’adhésion au projet de société proposé.

Les matériaux de terrain (données qualitatives) ont amené des éléments tels que : la place des savoirs, de la science, des hiérarchies, des émotions, du deuil, des protections symboliques, la place du cure et du care, au sein de l’unité de soin intensif en particulier, et de l’hôpital en général. Cette recherche a mis en évidence l’organisation des hiérarchisations symboliques, le fondement de leurs constructions socioculturelles et les répercussions à l’échelle des politiques de santé publique nationale.

En définitive, ce travail est une ethnographie des rapports de pouvoir et modes de résistances dans le contexte anthropocène de la crise sanitaire mondiale covid-19, et il démontre la difficulté systémique et croissante du besoin du prendre soin comme lien social. Je vais ici vous livrer deux éléments centraux de cette résistance. Le deuil collectif et individuel incomplet, l’une des raisons de la mobilisation et le rapport de sédufidélité ruse spécifique à ce lieu, et plus généralement à la caring class qui permet de garantir - à minima - une certaine prise en charge qualité. 

 

Un deuil collectif et individuel incomplet

Notre équipe de jour est arrivée à 7 heures ce matin et finira sa journée de travail à 19h. Il est 17 h, l’heure des visites.

Chambre 5, il faut annoncer la mort cérébrale de la patiente, lance un assistant dans la salle centrale.
L’infirmière en charge, Kelly :

Je peux pas m’occuper de ça, je dois aller voir mon autre patient, c’est pas possible

Philippe propose son aide pour accompagner le médecin faire l’annonce à son mari. Ils se dirigent vers la salle d’attente et font entrer monsieur dans le service. Le médecin raconte toute l’histoire médicale de la patiente pour en arriver, après plusieurs longues minutes de monologue, à l’épisode d’hémorragie cérébrale qui était inévitable dans cette situation.  L’époux, hagard, écoute et ne réagit pas. Le médecin demande si l’époux a bien compris. Il répond oui, demande à voir sa femme et s’effondre en larmes. Le jeune médecin-assistant est démuni. Il propose l’aide d’un psychologue et de l’installer près de son épouse. Dès que le patient est installé dans le sas, le médecin-assistant disparaît, Philippe ne le reverra plus. Philippe apporte une chaise à monsieur dans le sas de décompression, car il n’a pas le droit de rentrer en chambre. Il ne parle pas, reste figé là dans le vide, à regarder par la fenêtre son épouse de 40 ans, allongée sur son lit de mort. Philippe le laisse un instant.

On fait savoir à Philippe qu’il faut maintenant que monsieur parte. Il a déjà dépassé le temps pour les visites. Il retourne vers lui et utilise toutes ses compétences pour essayer d’entrer en communication avec lui, le moins violement possible. Il lui propose de retrouver ses enfants, lui demande s’il a des amis, de la famille pour l’aider, s’il est accompagné. Dans un premier temps, il ne lui dit rien, se lève et, mécaniquement, se dirige vers la sortie. Arrivé près de la porte à double battant, il s’effondre en larmes et se jette par terre. Philippe l’emmène dans une petite pièce à l’écart et commence à entrer en dialogue :

  • Elle est ma seule famille, ma seule amie, la mère de mes enfants. On a quitté, on a fui le pays ensemble. On est seuls ici. On n’a personne. On n’a rien. Juste nous, nos deux enfants et ils n’ont plus de mère. Je n’ai plus de femme. Je veux mourir. 

Le dialogue est lourd, Philippe ne sait pas quoi faire avec ce que lui dépose cet homme. Puis que dire, que faire ? Il essaye tant bien que mal de lui montrer que ses enfants ont besoin de lui, que la communauté, et spécialement le prêtre, va leur apporter de l’aide. Il est allongé à même le sol. Philippe lui propose l’aide de la psychologue. Après plusieurs minutes, un quart d’heure, une demi-heure, il ne sait plus exactement. Il accepte et le remercie. Il passe le relais à sa collègue, juste arrivée.

 

Philippe Bonneels témoigne de sa réflexion de soignant :

« La valeur de la vie, c’est ça qui est en jeu. L’art de soigner permet parfois la guérison, mais il permet surtout d’accompagner la maladie et la mort. L’accompagnement interdit des familles est une limitation de notre travail. Ne pas le faire donne un sentiment d’incomplétude de mon travail. Bien faire mon travail me permet de me sentir complet, en accord avec mes valeurs. Accompagner une personne en deuil, au moment de l’annonce de celui-ci, est pour moi indispensable en deux points : être en accord avec mon travail, et me permettre de faire mon deuil. En effet, je me suis donné corps et âme pour soigner le patient, aussi dois-je faire mon deuil. Empêcher ceci en pleine crise, avec autant de décès, est criminel à mes yeux : autant pour les familles que pour les soignants. Je comprends très bien que les plus jeunes repoussent ces situations, car ils n’y sont pas préparés. L’expérience est probablement la seule vraie formation que nous recevons sur ce point. Je comprends aussi que les collègues plus aguerris évitent la situation, ayant déjà tout un tas de deuils en retard. Il nous faut nous protéger, autant physiquement que psychiquement, de certaines situations afin de pouvoir continuer notre travail.

La situation sanitaire ne permettant pas cet accompagnement, les infirmier·ères se sentent incomplètes, car elles ne peuvent pas faire leur travail de deuil. Les familles ne pouvant pas accompagner les patients, les soignants doivent porter cette charge émotionnelle supplémentaire et faire ce travail auprès des patients. Pour moi, c’est un cercle vicieux. »

 

Mouvement social au sein de l’institution

Quelque temps avant dans la journée, à 15 h 30, une action est organisée pour accueillir la ministre. Les services s’organisent, certains doivent rester au chevet des patients. — On s’est tous donné rendez-vous en bas, entre les deux bâtiments, on a gardé cela secret, car on a peur que la direction l’interdise. 

Tout le monde se rassemble, les discussions vont bon train. En voici un échantillon : 

  • On veut une revalorisation, pas de la reconnaissance bienveillante, mais de la reconnaissance professionnelle. Le médecin-chef, lui, veut faire bouger les choses ; la direction médicale, elle, est un peu fataliste. 15 % des patient sont insolvables, on ne sait donc rien faire… 
  • Moi je n’ai rien dit, car je ne savais pas ce qu’on attendait de moi. Ils voulaient des chiffres, mais moi ce n’est pas de ça dont je veux parler. Je suis infirmière, pas comptable ou manager financier. Moi, je parle de ressenti, d’émotions, quand je vais à la direction. Eux, ils parlent des chiffres. On ne parle pas la même langue avec la direction, les médecins, les politiques… 
  • C’est la direction infirmière qui nous met dans cette m…, il faut dire des noms maintenant, il faut faire sauter des personnes. La cible de la ministre n’est pas la bonne, c’est en interne qu’il y a eu des problèmes. 
  • Oui, puis, nous, on paie le parking. Tu trouves ça normal de devoir payer pour venir travailler ? 
  • La crise a permis à certains médecins et politiques de comprendre l’importance du travail d’infirmière et des spécialisations. C’est fou qu’on soit capable de faire un PIT, de partir seule comme infirmière en ambulance paramédicale sur des situations vitales et de ne pas avoir d’actes intellectuels1.
  • Il faudrait maintenant que l’on arrive à se faire comprendre. Ce n’est même plus se faire entendre, mais bien comprendre. Il faut que toutes, nous nous fédérions !
  • Une infirmière pour deux patients covid, une infirmière pour trois patients non-covid, voilà notre quotidien. Alors que les études disent « une infirmière par patient », comment veux-tu qu’on se sente bien ? Puis, un patient covid n’est pas l’autre… 
  • Nous, on n’accepte pas que nous soyons assises, l’infirmière elle doit toujours être occupée. Elle doit toujours servir à quelque chose, tu ne peux pas juste être derrière un ordinateur comme les médecins, tu dois faire quelque chose. Regarde les étudiants, ils en viennent à se cacher dans les chambres quand il n’y a rien à faire pour faire semblant de travailler. 
  • La presse dit des conneries. « Diminution des cas », ici, c’est full !
  • Le groupe « La santé en lutte »2 a été créé par des infirmières de la garde, mais il a été repris par des syndicalistes. Ils sont toujours administrateurs et ils n’ont plus rien à dire. Le groupe « Take care of care »3, c’est un groupe de médecins, ils ne vont pas l’oublier, t’inquiète ! Par contre, nous, ils vont nous oublier certainement… 
  • Dès que je peux partir, je pars à la retraite. Cette fois c’est trop, cette crise c’est le Ils ne traitent pas tout le monde de la même manière, c’est injuste ! 
  • Tu as vu ce nouvel arrêté royal ? Alors qu’on n’a pas accordé aux aides-soignantes de faire de l’insuline, on va mettre n’importe qui dans des chambres avec des intubés ?! Il y a des infirmières qui n’osent pas y aller. Tu vas me dire « ils vont mettre des ambulanciers ». Le pire, c’est que les ambulanciers, ils oseraient [rire général].
  • Moi, c’est par amour du métier que je reste, il n’y a pas que le salaire. 
  • Faut faire et pas le dire, comme ça, tu as pas de problème, mais il y en a marre… 
  • Cet arrêté royal veut dire que tu n’as pas besoin de diplôme pour faire ce qu’on fait ?! Je trouve cela tout à fait normal qu’une aide-soignante fasse une toilette en soins à domicile, mais pas ici ! Ce n’est pas de la reconnaissance, c’est du salaire que je demande. J’appelle ça de la revalorisation salariale. 
  • Je pense que le problème principal de notre métier, c’est que les gens ne le connaissent pas. Avant d’avoir une reconnaissance, il faut déjà que les gens aient connaissance de notre métier, et on a beau le répéter face camera, qu’on a beaucoup de travail, qu’on est dans le pipi, dans le caca, mais rien n’y fait. Les gens n’ont aucune connaissance, à part qu’on a un métier difficile. — (JT)

 

Le rapport de sédufidélité

Répartition de la charge de travail

Ce schéma permet de visualiser l’organisation hiérarchique officielle du service, mais aussi le système hiérarchique régional et national. Ce système est donc pyramidal de la base au sommet. À la base se trouve la main d’œuvre, l’ouvrière ; au sommet, les intellectuels, médecins et gestionnaires, ou encore les ministres de la santé (Maggie De Block, suivie de Vandenbroucke au fédéral) et le premier ministre (Sophie Wilmès durant la première vague, suivie d’Alexander De Croo). Ce schéma, généralisable à l’échelle nationale, permet d’abord de comprendre la structure locale d’un point de vue social et politique. Le substantif changement, tant utilisé dans ce travail, rend cette structure saillante. En effet, ce substantif nous renvoyant systématiquement au verbe d’action « faire » nous rappelle les origines utilitaristes du monde de la santé. C’est à dire, la nécessité d’avoir une main d’œuvre qui produit. Cette force de travail produit du soin, mais elle produit aussi une norme, établie sur l’histoire de la santé publique, l’hygiénisme en tête de pont. Cette norme, c’est la culture locale qui se reproduit au niveau national. Nous pouvons aussi lire dans l’histoire de la santé publique que les hôpitaux sont passés d’une logique de stock à une logique de flux tendu ; rendant l’hôpital… inhospitalier (Stiegler, 2021), autrement dit : l’hôpital se capitalise et la main d’œuvre en paye le prix.

En effet, le changement, la transformation des unités de soins intensifs (607b, 607c, 509, 607a)4, mettent « en évidence non pas la perturbation anormale d’un fonctionnement normal, mais bien au contraire l’une des conséquences normales d’un fonctionnement anormal » (Hermesse, 2020, p. 57). C’est-à-dire, qu’ils mettent en évidence la ruse qu’utilisent les infirmier·ères en sous-nombre pour garantir les soins, la prise en charge de leurs patients. Effectivement, le manque de personnel, la charge de travail trop importante, les conditions de travail – tant dénoncées durant cette crise et déjà depuis de nombreuses années par la profession – ont nécessité des adaptations, des stratégies, des ruses individuelles et de profession pour garantir un minimum de qualité au prendre soin. Cette ethnographie met ce fait en évidence : l’infirmier·ère  se dévoue corps et âme pour prendre soin de son patient et le référent de la science nécessaire à ceci est le médecin5. L’infirmier·ère ayant besoin du médecin pour garantir les bons soins aux patients à sa charge et les médecins étant en insuffisance pour répondre à toutes les demandes (à cause, entre autres, de la charge administrative dénoncée par ceux-ci), l’infirmier·ère a développé une ruse qui garantit que le référent imaginaire de la santé, le médecin, viendra au chevet du patient quand l’infirmier·ère l’estime nécessaire, qu’il ou elle a besoin d’être rassuré·e ou encore qu’il ou elle a besoin de démontrer qu’il/elle est la supérieur·e de ses pairs face à son alter ego, le médecin.

 

De la séduction nécessaire

Ce qui rend cette thèse particulièrement explicite grâce au changement d’organisation, de paradigme, c’est la recherche constante de leur équipe par les infirmier·ères. Plus particulièrement, ce qui me l’a fait apparaître clairement, c’est la situation de tension, le rapport d’incident que j’ai personnellement vécu. J’ai créé inconsciemment cette situation, n’ayant pas conscience du mécanisme, du rapport de pouvoir local. Je m’explique. Étant une personne que je qualifierais de libre penseur, libre exaministe face à l’autorité morale, je n’ai pas joué le jeu, compris la culture, la ruse en place. En effet, la ruse qu’ont mise en place les infirmier·ères de chaque unité s’organise autour de la stratégie politique de séduction et de fidélité ; ceci nous ramenant aux questions de genre et à l’inégalité historique entre l’homme et la femme. L’opérateur politique de la beauté, dirait Laurent dans Beauté imaginaire (2010), prend forme par la séduction dans le service, l’hôpital. Cet opérateur construit l’esprit de corps qui unit chaque unité. Il construit « l’imaginaire de la beauté » en ce sens qu’il construit « ce qui doit être séduit » pour être reconnu par ses pairs comme bon soignant prenant bien soin de ses patients. La stratégie de séduction construit le rapport hiérarchique interprofessionnel en valorisant ce qui, identitairement, est le plus reconnu : le faire, l’utilité, l’expérience du terrain. Effectivement, seule l’expérience permet de maîtriser parfaitement la stratégie de séduction et la fidélité dans un monde en perpétuel changement, instable, aux frontières de la normalité. Résumons. Le rapport hiérarchique se construit sur la base « du faire, de l’utilité et de l’expérience ». L’expérience permet de maîtriser le faire et donc de maîtriser la séduction. En faisant de la séduction, en séduisant, les soignant·es de ces lieux construisent la hiérarchie informelle, car celui ou celle qui doit être séduit·e est supérieur·e à celui ou celle qui séduit. Cette hiérarchie informelle construit, sur le temps long, nécessite de maîtriser l’art de la séduction qui, opéré ainsi, perpétue la hiérarchie.

L’opérateur de séduction crée, certes, la hiérarchie première, mais les relations sociales étant complexes, celles-ci en créent une myriade d’autres, par exemple : le prendre soin passe après la technicité des actes, [le cure avant le care] ; la hiérarchie des risques : « Je rentre dans la chambre ou je ne rentre pas ? » [opérateur – aidant] ; la hiérarchie du passif [J’ai déjà vécu telle catastrophe, les attentats c’était pire, Ebola, j’ai fait de l’humanitaire…] ; la hiérarchie des revendications [Je me suis déjà opposé au pouvoir médical, à la direction…]. Tous ces éléments sont, en quelque sorte, les critères de hiérarchie qui viennent ajouter des curseurs multiples rendant compte de la complexité sociale.

 

Le mécanisme social de hiérarchisation

On retrouve cette hiérarchie en dehors des murs de cette unité de soins intensifs. Elle configure, de manière générale, notre système de soins et, de manière particulière, la profession infirmière, qui est historiquement genrée au féminin. Cette version plus méso et macro de la thèse sera l’objet de futures publications. En voici un bref aperçu : l’infirmier·ère qui fait (pratique), l’infirmier·ère  qui pense (intellectuel), l’infirmier·ère qui est (paraître historique), sont autant de classifications qui permettent de comprendre la reproduction sociale dans les mouvements sociaux de la profession. Comprenez que, par exemple, la direction, ou le corps enseignant, sont assimilés à l’ infirmier·ère qui pense, qui possède le savoir domestique, en opposition à la pensée sauvage (Lévi-Strauss, 1962) de l’infirmier·ère exécutant·e de soins intensifs, qui ne réfléchit pas, qui fait des actes de soin utiles à la société, actes prescrits par le médecin, le référent de la santé, pour l’État, le gouvernement. Ce mécanisme social de hiérarchisation permet de comprendre les revendications sociales des infirmier·ères hospitalier·ères praticien·nes à l’encontre de la direction infirmière et du gouvernement. La direction n’étant pas considérée comme légitime par les infirmier·ères praticien·nes, puisqu’elle n’a pas la pratique, le faire, les actes de soins. Le noyau dur du mouvement social se trouve logiquement aux urgences et aux soins intensifs, les deux temples de la technicité. La salle d’opération et le service d’imagerie ne sont pas en reste, mais possèdent un lien historique différent, non pas avec les médecins, mais avec les chirurgiens. Je vous renvoie sur ce sujet vers les travaux de Marie-Christine Pouchelle : L’Hôpital corps et âme (2003) ou Voyage en pays de chirurgie (2019).

Cette hiérarchisation est le cœur du mécanisme social, construit au départ d’une inégalité, sociale et genrée, qui organise la hiérarchie et amène la rupture dans le dialogue social, comme nous avons pu le constater lors de la haie de déshonneur ; j’y reviendrai. Cette rupture sociale est identitaire et repose sur la construction imaginaire qui structure la pensée infirmière. Cette thèse en définitif parle de l’ambiguïté identitaire, est l’objet de l’écrit d’ethno-anthropologie, « Cosmologie infirmière, des mécanismes aux conséquences socio-politiques de la fabrique des catégories » (Bonneels), publié en 2021 ; je n’irai donc pas plus loin ici.

À ce stade, il nous est possible de comprendre que je n’étais pas à ma place face au médecin, quand je l’ai remis en question, en questionnant son choix d’isoler ou non un patient. Car, en venant le questionner sur l’utilité d’un test covid-19 afin de savoir quelle était la mesure additionnelle d’hygiène qu’il fallait installer, pour me protéger, ainsi que mes collègues et les autres patients, tout en apportant un regard critique sur la réponse donnée, je n’étais pas en accord avec la hiérarchie informelle. En effet, je me suis positionné en tant que penseur ayant une réflexivité et non pas en tant qu’infirmier praticien, exécutant, sauvage, et ceci sans m’identifier comme tel. Ce qui a eu comme conséquence de ne pas permettre au médecin de se positionner hiérarchiquement au-dessus de moi. Je ne lui ai donc pas montré d’allégeance, alors que je me trouvais dans son unité, avec son personnel. Il n’avait donc pas d’autre choix que de montrer sa supériorité, au risque de perdre sa place de leader. Je ne lui ai pas laissé le choix. Le seul moyen qu’il lui restait était le discrédit, l’insulte « idiot, imbécile », amenant le rapport d’incident. Ces insultes ne sont absolument pas anodines, car elles renvoient à la notion d’intelligence, d’intellect déficient, me renvoyant aussi sec à ma place d’exécutant, sauvage qui ne sait pas et n’a pas à réfléchir. Il ne me restait plus qu’une chose à faire, reprendre ma place hiérarchique assignée, celle d’exécutant non pensant.

Les structures hiérarchiques sont intimement liées entre les professions de médecin hospitalier et d’infirmière hospitalière, ou devrais-je dire entre les inhospitaliers (Jaffré & Olivier de Sardan, 2003) ? L’histoire des professions, l’histoire de cet hôpital, l’histoire architecturale de l’hôpital, ainsi que la grande histoire, nous expliquent le lien étroit qui lie ces deux corps. Cette connivence historique se retrouve d’ailleurs dans de multiples romans, récits, films et séries télévisées : Urgences, Dr House, New Amsterdam, Scrubs, Nuits blanches, Hippocrate, Chicago Med, Nip/Tuck, Nurse Jackie, Hawthorne : infirmière en chef, etc. Ces séries sont souvent bien plus romancées que notre réalité quotidienne. La séduction, dont je vous parle dans les premiers paragraphes de cette conclusion, est bien une stratégie opérant dans le rapport de pouvoir. Autrement dit, c’est l’opérateur politique de l’organisation sociale hospitalière. Cet opérateur, cette ruse, ne s’apprend pas du jour au lendemain, ni d’ailleurs de manière scolastique, comme la pensée domestique. Elle s’apprend par la pratique, l’expérience, le mimétisme (Ingold, 2012), la reproduction (Bourdieu, 1971).

Cet apprentissage est d’ailleurs divertissant à observer chez les plus jeunes, les moins enculturé·es. Les plus jeunes infirmier·ères intégrant cette stratégie de corps sont effectivement parfois maladroit·es et confondent, volontairement ou non, la stratégie de séduction et le flirt amoureux. Les médecins, les assistant·es en jouent eux aussi d’ailleurs, et parfois… la parade amoureuse prend son envol. Cette séduction, observée de l’œil plus expérimenté des ancien·nes, telle celle qui envoie balader l’assistant·e (situation où une infirmière m’appelle pour me demander où est le médecin alors qu’il est avec elle dans la chambre), permet d’inclure la notion de fidélité. Cette anecdote, au-delà du côté divertissant, me permet donc de mettre en évidence le fait qu’au cœur du concept de séduction s’enracine celui d’allégeance. Allégeance envers un.e médecin plus expérimenté, un médecin de sa génération, le médecin-chef en l’occurrence dans cet exemple. Cette allégeance, comparable à la fidélité d’un soldat à son lieutenant ou d’un croyant à son père, Dieu, a pour objectif, ne l’oublions pas, de prendre soin du/de la patient·e. Car il serait impossible de garantir la présence du médecin, appelé de toutes parts, si la confiance n’était pas présente et réciproque. Ceci revient à poser la question de la gestion des priorités par les médecins. C’est en effet, entre autres, au départ de la confiance, établie dans le temps, que ceux-ci établissent l’urgence de leur présence ou leur absence.                                                  

La stratégie de séduction, mise en place sur le long terme, évolue donc en fonction des générations, de l’expérience, de l’inculcation de cette stratégie par le soignant. Elle est normative dans le service et l’hôpital. Cette stratégie est une véritable culture professionnelle qui s’apprend, s’incorpore avec l’expérience. Ses étapes précises restent encore à ethnographier, mais de ce que j’ai déjà pu observer, cette stratégie passe d’abord par le filtre d’une séduction plus active (apparentée parfois à de la séduction sexuelle, comme une parade amoureuse). Pour ensuite, avec l’âge, l’expérience, le temps, devenir une séduction plus passive, nuancée, délicate, avec un objectif plus défini, certains diront « plus féminine ». À contre-courant de ce que l’on dit de la séduction dans la littérature (Laxenaire, 2004), j’affirme ici que c’est bien la femme qui séduit l’homme et non l’inverse. C’est en ce sens que j’inscris ma thèse dans l’anthropologie fondamentale de Laurent (2010), qui ouvre la boîte de Pandore lorsqu’il démontre, avec excellence, que c’est la femme qui donne le pouvoir à l’homme pour garantir sa sécurité sociale dans la société traditionnelle (Mossi). Pour ma part, je démontre que ce n’est pas pour sa sécurité sociale, mais bien pour prendre soin du fragile, c’est un don pour elle et pour l’autre dans une société capitaliste, néo-libérale (Stiegler, 2019).

Ce dernier point, le temps long nécessaire à l’acculturation, m’amène à ancrer la confiance et donc la fidélité dans l’opérateur politique qu’est la séduction. Car comment cet opérateur pourrait-il fonctionner sur une aussi longue période, plusieurs siècles d’histoire commune, sans la fidélité, qui a pour objectif d’alimenter la confiance ? Cette confiance dans le praticien est décrite largement dans la littérature médicale. Cette fidélité au médecin de famille est l’un des arguments de défense face au médecin hospitalier dans le cadre des décisions de soins palliatifs, par exemple. Ma thèse, qui théorise les outils stratégiques et politiques de l’organisation hiérarchique des soignant·es dans l’hôpital et en particulier de la profession infirmière pour prendre soin, définit l’opérateur politique au départ de deux concepts : la séduction et la fidélité. Pour inscrire clairement ce concept dans la littérature d’anthropologie politique de la santé et ainsi le différencier du concept de séduction charnelle, je propose de faire la contraction des deux termes, séduction et fidélité : la sédufidélité. Ce repère politique d’organisation sociale a été perdu, malmené, durant ces deux années de pandémie, amenant des changements incessants et entraînant la désorientation chez de nombreux·ses soignant·es. Cette perturbation a poussé une infirmière plus expérimentée à demander amèrement de l’aide à un plus jeune. Elle a créé le soulèvement de la profession. C’est elle, enfin, qui a construit les revendications nationales des infirmier·ères.

Nous venons de voir que la sidération liée à la situation pandémique, le changement rapide d’organisation des équipes et des lieux ont bousculé ce rapport social complexe qu’est la sédufidélité. Les infirmières du service n’ont eu de cesse de réclamer un retour à leur équilibre. Car comment retrouver confiance sans séduire et ainsi être infidèle à ses anciennes allégeances ? Comment retrouver confiance dans le nouveau médecin responsable d’unité sans être infidèle au médecin-chef de notre ancienne unité, 607A, B ou C ? Séduire à nouveau, les jeunes assistants, le nouveau médecin-chef d’unité ? Non, impossible pour certaines. Les burnout pleuvent et la revendication naît, arrivant jusqu’au sommet de l’État, dressant un mur, une haie de déshonneur qui, en substance, avec tous les curseurs et nuances précités, dit : « Non ! Nous ne serons pas infidèles, nous avons de l’honneur et resterons fidèles à nos patient·es, quoi qu’il en coûte. » Qui dit : « Non ! Nous soignerons nos patient·es, quoi qu’il en coûte et vous devez nous en donner les moyens ! ».

La sédufidélité construit les normes hiérarchiques de l’ensemble du rapport de pouvoir dans l’hôpital. Il supplante les imaginaires qui construisent l’ambiguïté et la prégnance des représentations professionnelles (Véga, 1997) : la mère supérieure et le père docteur, nous renvoyant à l’histoire religieuse et militaire de la profession. La sédufidélité, tout comme cette histoire, construit un rapport de pouvoir patriarcal. L’infirmière se met au service des médecins pour les patients. Elle accepte d’être dominée dans la relation pour soigner, ce qui a pour conséquence de construire la hiérarchisation de la profession, les normes morales et déontologiques de celle-ci. Mais cette relation ne peut exister qu’à certaines conditions, qui sont avant tout éthiques. Actuellement, cette relation est « déchirée ». Cécile Bolly (2022) parle de violence éthique à ce sujet.

 

Bibliographie

Hermesse, J., Laugrand, F., Laurent, P. J., Mazzocchetti, J., Servais, O., & Vuillemenot, A. M. (2020). Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, Paris, L’Harmattan. 57

Laurent, P. J. (2010). Beautés imaginaires: anthropologie du corps et de la parenté.

Bolly, C. (2022). Comment aborder et soulager la souffrance éthique vécue par les professionnels de la santé?[Atelier]. In Congrès international francophone de pédagogie en sciences de la santé-SIFEM.

Pouchelle, M. C. (2003). L'hôpital corps et âme: essais d'anthropologie hospitalière. Seli Arslan.

Pouchelle M,. C. (2019). Voyage en pays de chirurgie. Essais d’anthropologie hospitalière Tome 3. Paris, Vibert, coll.«Seli Arslan».

Jaffré, Y. (Ed.). (2003). Une médecine inhospitalière: les difficiles relations entre soignants et soignés dans cinq capitales d'Afrique de l'Ouest. Karthala Editions.

Ingold, T. (2012). Culture, nature et environnement. Tracés. Revue de sciences humaines, (22), 169-187.

Bourdieu, P. (1971). Reproduction culturelle et reproduction sociale. Social Science Information, 10(2), 45-79.

Laxenaire, M. (2004). La séduction dans la littérature. Dialogue, (2), 3-12.

Stiegler, B. (2019). «Il faut s' adapter». Sur un nouvel impératif politique. Gallimard.

Stiegler, B. Alla, F. (2022). Santé publique année zéro. Gallimard Essais - Tracts

Véga, A. (1997). Les infirmières hospitalières françaises: l'ambiguïté et la prégnance des représentations professionnelles. Sciences sociales et santé, 15(3), 103-132.

Laurent, P. J. (2019). Devenir anthropologue dans le monde d'aujourd'hui. KARTHALA Editions.

Servais, O. (2021) La chronique Carta Academica: pourquoi David Graeber va tant nous manquer. LE SOIR. https://www.lesoir.be/399006/article/2021-10-09/la-chronique-carta-academica-pourquoi-david-graeber-va-tant-nous-manquer. 06/2022

 

 

1Autrement dit, facturables.

2https://lasanteenlutte.org/blog/

3https://www.rtc.be/take_care_of_care_le_personnel_soignant_en_colere_-1505287-999-325.html

4Hors période covid, il y avait trois unités distinctes avec un personnel attitré à ces unités. Durant la crise covid-19, un nouveau service, le 509, a ouvert. Le personnel a été obligé de se rendre disponible pour tous les services avec des horaires à la semaine, au lieu de bimensuel, et avec des changements de lieux et de shifts réguliers, pour ne pas dire journaliers.

5Ce point est largement développé dans le chapitre « Doute et certitude, quelle place dans la science ? ».