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Analyse - Parcours migratoires et condition d'exil
Avril 2022 | Esther Napoli, rencontrée par Xavier Briké

Un engagement citoyen au temps du confinement : un témoignage d’Esther Napoli, anthropologue

Il y a environ un an, Esther et sa maman ont rejoint le collectif de citoyens d’Ipsum, qui s’était constitué pour venir en aide « aux migrants en transit ». Ces citoyens se sont rassemblés pour pallier les manquements de l’État par rapport à l’accueil des personnes en transit. Elles prennent alors conscience des réalités vécues par les transmigrants . Ils sont entre 50 et 80 migrants – majoritairement érythréens – vivant dans le parking et se présentant à l’accueil de jour du collectif. Ils ont entre 15 ans et 30 ans et presque chaque soir tentent leur chance pour l’Angleterre en se glissant dans des camions. La plupart ne veulent pas s’établir en Belgique, qu’ils voient comme un lieu de transit. Nombre d’entre eux ont déjà introduit des demandes d’asile dans d’autres pays avant d’arriver en Belgique. Cependant, ils ont été pour la plupart déboutés. Ce fut le cas pour Ysayas, Semere et Biniam. Le statut de réfugié ne leur a pas été reconnu. Pour eux, le seul choix restant est l’Angleterre. D’autres, comme Asmaron, ont obtenu des papiers dans d’autres pays européens, mais ne vont pas s’y installer.

 

Dans un premier temps, Esther et sa maman ne participent qu’à l’accueil de jour proposé par le collectif, durant lequel les migrants peuvent profiter d’un repas chaud, des prises de courant pour recharger leur téléphone, de quelques matelas pour se reposer. Cependant, sa mère décide très rapidement de prendre part à l’autre action du collectif : permettre à des amigrants d’être hébergés chez l’habitant le temps d’un week-end. Afin d’éviter l’attachement, il est convenu d’héberger des personnes différentes durant les week-ends. Néanmoins, après quelques mois, sa mère contacte elle-même les amigrants pour qu’ils viennent se reposer à la maison. Elles  accueillent souvent les mêmes invités qui deviennent des « habitués ». L’hébergement prend « une grande place dans notre quotidien et nous fait basculer peut-être trop vite » dira Esther : « Il bouleverse notre vie, notre tranquillité et notre famille. Un basculement et un « choc moral » s’opèrent en nous. Nous prenons rapidement conscience des réalités vécues par nos hébergés. Nous mettons des noms et des visages sur les images de migrants véhiculées dans les médias. La cohabitation entraîne des tensions au sein de notre famille. Ma mère estimait que je n’en faisais pas assez et, pour moi, c’était elle qui en faisait trop ! Les mois passent et les hébergements se succèdent sans pour autant se ressembler. Nous accueillons tantôt des hommes seuls, des couples ou des mineurs non accompagnés. Certains réussissent à rejoindre l’Angleterre, d’autres essaient toujours de l’atteindre depuis le parking d’Ipsum ou d’autres parkings. D’autres encore introduisent une demande d’asile en Belgique. »

 

Héberger plus qu’un week-end

Nous avions prévu d’héberger Asmaron, Biniam, Ysayas et Semere le temps d’un week-end. Mais, ce même week-end, le gouvernement belge décida le confinement pour la population. Cela signifiait que l’aire d’autoroute d’Ipsum ne serait plus fréquentée par les camions. Nous avons alors réuni nos hébergés pour leur faire part de la situation. Nous leur avons proposé de les héberger jusqu’à la fin du confinement. Ils diront tous : « Je suis heureux, je suis avec ma famille. » Ils ont peur de nous déranger dans notre quotidien, tout en voyant cependant l’hébergement comme une chance.

Néanmoins, dans un premier temps, la cohabitation fut compliquée. Nous n’étions pas préparées à accueillir quatre personnes pendant une si longue période. Nos hébergés n’étaient pas non plus préparés à rester chez nous aussi longtemps. Je sentais la gêne des quatre hébergés. Ils n’osaient pas se mouvoir dans la maison, par peur de prendre trop de place. Il a fallu un temps d’adaptation de la part de tous, que chacun ajuste son quotidien. Nous n’avions pas le même rythme de vie. Ma mère et moi continuions à travailler et nous levions tôt. Ma mère se rendait au travail. Pour ma part, je travaillais depuis la salle à manger. Nos invités ne se levaient pas avant 11 heures ou midi, sauf Biniam qui se levait vers 9 heures. Il a fallu aussi que nous nous organisions pour partager les espaces communs comme le salon, monopolisé par Ysayas et Semere, mais aussi la salle de bains.

 

« Mum, mummy » et « Sister, Astouka »

C’est par ces termes que nos hébergés nous désignent, un lien de quasi-parentalité qui s’est constitué au fil des jours passés ensemble. D’ailleurs, lors de son entretien, Biniam dira qu’il nous considère comme une deuxième famille : « Je n’ai pas vu ma famille depuis que je l’ai quittée, cela va faire trois ans. C’est pourquoi, je pense que Myriam1 et toi… J’ai une deuxième maman et une sœur. » Biniam m’appellera « Astouka » à chaque fois qu’il aura besoin de mon aide ou de quelque chose : « Je t’appelle ma sœur, mais quand j’ai besoin de quelque chose, je t’appelle Astouka. » Il aura surtout besoin de mon ordinateur pour pouvoir regarder les matchs de football.

Biniam est le plus jeune des quatre. Il est « Bambino »2 pour ses camarades. Il est serviable et studieux. Il étudie tous les jours un peu d’anglais. Asmaron considère ma mère comme sa seconde mère. Il a pour elle un profond respect. Il se montre reconnaissant pour ce qu’elle fait. Il est normal pour lui de participer aux tâches ménagères. D’ailleurs, il prépare presque tous les soirs le dîner et veille à ce que tout soit prêt avant le retour de maman. Son attitude nous étonne, il accomplit beaucoup de tâches ménagères que moi-même je n’effectue pas. Asmaron est aussi quelqu’un qui n’aime pas rester à ne rien faire. Il a besoin de s’occuper, de se sentir utile. C’est avec lui que je passe le plus de temps. Il est le seul à accepter de sortir pour des balades. Les autres sont plutôt réticents à mettre un pied dehors. Ysayas est, quant à lui, le comique de la bande. Il tient à ce que chaque repas se passe dans la convivialité. Il fait souvent des blagues à table. Il se donne plusieurs surnoms comme « homme fainéant »3. Il est celui qui participe le moins à la vie quotidienne de la maison. De plus, chaque après-midi, il va s’isoler dans sa chambre pour faire une sieste. Il ne pratique pas non plus le volley-ball avec ses camarades. Son niveau d’anglais est assez faible et cela suscite l’hilarité générale dès qu’il essaie de prononcer quelques phrases. Semere est plus proche de ma mère, il l’appelle « mazou », ce qui signifie ma maman en tigrigna. Il effectue plusieurs balades avec elle. Il n’est pas très bavard, du moins avec nous. Il passe de nombreuses heures au téléphone à discuter avec sa famille et ses amis.

Pour ma part, cette position tantôt de sœur et tantôt d’hébergeuse n’est pas toujours facile à prendre. Il est difficile de savoir ce qu’ils pensent réellement. Ils ne l’avoueront jamais, mais j’ai quelquefois l’impression qu’ils se sentent obligés de participer à des activités que nous leur proposons.

 

Parcours migratoires

Ils n’évoquent pas beaucoup leur passé ni les parcours qui les ont menés jusqu’en Belgique. Ma mère essaie à plusieurs reprises de leur poser des questions sur leur parcours et sur leur famille lors des repas. L’ouvrage Babels4 montre que le fait d’héberger repose sur une certaine réciprocité, qui naît souvent des échanges dont « le récit de soi apparaît comme l’un des termes ». Le fait de se livrer répondrait aux attentes des hébergeurs. Ce qui n’est pas toujours évident pour les hébergés qui peuvent vivre ces questions comme une intrusion. Biniam, quant à lui, me raconte qu’il a introduit une demande d’asile en tant que mineur aux Pays-Bas. Il veut être dans le même pays que sa sœur qui y a déjà obtenu l’asile et s’y est installée avec ses deux enfants et son mari. Biniam, lui, n’a pas eu cette chance : les Pays-Bas ne lui reconnaissent pas sa minorité malgré les tests osseux qu’il a dû passer. Biniam garde de mauvais souvenirs de cette période. Sa sœur lui téléphone à de nombreuses reprises pendant son séjour à la maison. Cependant, quelquefois, ces conversations le rendent nerveux. Sa sœur s’inquiète pour lui et voudrait qu’il entame des démarches pour demander l’asile en Belgique. Cependant, Biniam a peur que la Belgique ne lui reconnaisse pas sa minorité comme ce fut le cas aux Pays-Bas. Il ne veut pas que cette expérience se reproduise. J’essaie de lui donner des informations pour faire une demande d’asile en Belgique s’il le souhaite, mais cela n’aura pas l’effet escompté : « Tu es comme ma sœur, tu parles trop blablabla. » Je n’insiste pas trop, car je sens que mes démarches le stressent et n’aboutissent à rien sauf à le rendre encore plus nerveux.

 

Asmaron au préalable introduit une demande d’asile en Allemagne. Il le regrette : « Je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. » Après avoir attendu près de quatre ans, il obtient les papiers pour un an. Cependant, après cette longue attente, il espère plus : « Je ne peux rien faire avec un papier d’un an. Je ne peux pas trouver un travail. » Il ne veut pas retourner dans ce pays, il en garde un mauvais souvenir. Il évite mes questions sur cette période : « Je ne veux pas parler de l’Allemagne, je veux oublier. » Semere et Ysayas n’évoquent pas leur parcours. Semere est également passé par l’Allemagne, mais il a reçu un négatif. Yasyas n’a pas introduit de demande d’asile. Son rêve est de rejoindre son petit frère, déjà passé en Angleterre. Il me dit, lors d’une de ses nombreuses pauses cigarettes, qu’il a été enrôlé de force dans le service militaire dans son pays. C’est la raison pour laquelle il a fui son pays.

 

Covid et le rêve de l’Angleterre

Le confinement lié à la crise sanitaire du SARS-CoV-2 entraîne l’impossibilité pour nos hébergés de tenter leur chance pour l’Angleterre. Asmaron dit qu’il est content d’être avec six personnes à la maison. Mais quelquefois, me dit-il, il voit le fait de rester à la maison comme une prison, car « le temps est or ». Il se voit vivre en Angleterre. Il a l’impression de perdre son temps en restant à la maison. Pourtant, son intention d’aller jusqu’au Royaume-Uni n’est pas clairement décidée. Lors de ses entretiens et de nos balades, il évoque tantôt le fait de désirer rester en Belgique, tantôt le fait de vouloir tenter sa chance en Angleterre. Pour Biniam, rester à la maison signifie qu’il voit ses chances diminuer pour rejoindre l’Angleterre. Il pense que ce sera plus difficile après de tenter sa chance : « Maintenant, c’est comme le paradis. On ne fait que manger et dormir. Cela sera difficile de recommencer à essayer d’aller en Angleterre. » Pour Ysayas, cette situation est dure, mais il ne le dit pas directement. Leur décision de repartir sur le parking est une surprise pour ma mère et moi. Le confinement n’étant pas tout à fait terminé, nous pensions qu’ils allaient rester. Cependant, certains de leurs amis, pris en charge dans des hébergements collectifs, avaient déjà rejoint le parking et ils voulaient optimiser et tenter leur chance avec eux. Ils nous considèrent comme une mère ou une sœur. Les derniers jours de leur présence sont teintés de joie – avec la fête d’anniversaire – et de tristesse au moment de leur départ.

Le projet de passer en Angleterre ne les a jamais vraiment quittés. Biniam ne s’accordera pas de moments de répit, après son départ. Il ne viendra plus à la maison les week-ends. Passer, pour lui, est devenu une obsession. Il répétera souvent : « Essayer, ce n’est pas dangereux ! »5 (cahier de terrain). Cependant, après quelques mois sans succès et à bout de forces, il reviendra se reposer les week-ends. Aussi, au moment des fêtes de fin d’année, il retourna aux Pays-Bas, auprès de sa sœur. Il tentera alors de réintroduire une demande d’asile, mais la procédure est trop longue pour lui. Il reviendra en Belgique en janvier et y déposera une demande d’asile.

Ysayas, lui, est parti directement à Calais. Il reviendra quelques jours à la maison après trois mois de tentatives. Actuellement, il est toujours dans sa tente à Calais. Nous nous écrivons de temps en temps. Asmaron et Semere reviendront souvent les week-ends à la maison, jusqu’au moment de passer en Angleterre. Asmaron est le premier des quatre à être passé. Pourtant, avec lui, nous avions contacté de nombreuses personnes pour qu’ils puissent faire une demande d’asile en Belgique. Il est passé fin juillet et depuis nous ne sommes plus en contact. Quelques semaines après, ce fut au tour de Semere de passer en Angleterre. Il continue son rêve. Tout comme avec Asmaron, il est passé avec d’autres migrants du parking. Cependant, il fut séparé au moment de sa demande d’asile. Pendant, tout un temps, il fut accueilli dans une chambre d’hôtel. Nous nous appelons quelques fois. Ipsum, maman et moi lui manquons. Il se sent seul depuis sa chambre. En raison de la Covid, il ne peut sortir. Après cet épisode, ma mère a continué d’héberger quelques autres habitués pendant quelques mois. Aujourd’hui, il ne reste plus autant de migrants sur le parking d’Ipsum, ils sont soit passés en Angleterre, soit ils tentent toujours leur chance, mais sur d’autres parkings.

Cette expérience nous a bouleversées et en même temps nous a permis de tisser des liens avec des personnes que nous n’aurions peut-être jamais rencontrées sans notre engagement dans le collectif et sans le confinement. Ces moments partagés nous ont également fait prendre conscience des limites des politiques migratoires européennes qui obligent certains de nos hébergés à reprendre leur route. C’est sans doute une des raisons qui nous a poussées à nous engager dans le collectif. L’Europe ne semble ni se soucier du sort des migrants à qui elle impose un pays d’accueil en raison de « Dublin », ni des migrants qu’elle rejette.

 

1Il énonce le nom de ma mère. Par souci éthique, il s’agit ici d’un nom d’emprunt.

2Ce terme issu de l’italien signifie « enfant ».

3Il évoque ses surnoms en anglais : « lazy man », « professional cooker » et « english professionnal ».

4Babels (2019). Hospitalité en France : mobilisations intimes et politiques. Lyon : Le Passager Clandestin, coll. « Bibliothèque des frontières ».

5Traduit de l’anglais : « Try is not danger ! »