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Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Mars 2021 | Mauro Almeida Cabral, rencontré par Xavier Briké

La rue démasquée : distanciations et prises de risques pendant la pandémie du COVID-191

Mauro Almeida Cabral est éducateur spécialisé et travailleur de rue au Grand-Duché de Luxembourg. Il intervient auprès de personnes adultes qui vivent dans les interstices urbains et qui côtoient les marges de la société, la toxicomanie, la prostitution et la grande précarité. Actuellement, il finalise sa monographie en anthropologie à l’UCLouvain.

« En plaçant le droit des États au-dessus de celui des citoyens, on crée déjà les conditions de l'horreur. »
Theodor Adorno, Modèles critiques.

 

Je souhaite aborder la manière dont les habitants de la rue2 au Grand-Duché de Luxembourg ont vécu les premières semaines du Sars-Cov-2. La présente réflexion repose sur des matériaux ethnographiques que j’ai consignés dans mon carnet de terrain en tant qu’éducateur de rue et futur anthropologue et porte une attention particulière aux discours et imaginaires – tant des interlocuteurs rencontrés que des institutions sociales et politiques concernées – ainsi qu’aux logiques de débrouille mobilisées par ceux qui, paradoxalement, habitent l’espace public en temps de confinement généralisé. Je tenterai de mettre en exergue en quoi les notions d’altérité, de lien social, de sécurité sociale et de corps ont été profondément secouées depuis le début de cette pandémie.

 

Une altérité altérée

La crise sanitaire interroge profondément l’altérité dans son essence. Devenu un danger duquel il faut officiellement se protéger en maintenant une distance (a)sociale de deux mètres, l’Autre est davantage considéré dans le potentiel meurtrier qu’il incarne plutôt que dans son humanité intrinsèque. Dominique Depenne (2017), docteur en sociologie politique, avertit que, si l’Autre est « perçu comme un danger, on cherchera à s’en éloigner, à le maîtriser, à l’annuler en tant qu’unicité… et donc, à le mettre à distance ». Face à cette dangerosité ancrée dans l’imaginaire des discours politiques et institutionnels – et parfois même dans celui des travailleurs sociaux aux prises avec des conflits de loyautés notamment –, les autorités luxembourgeoises ont décidé non seulement de s’éloigner de la majorité des habitants de la rue en ne prenant pas en compte la spécificité de leurs réalités et besoins à la rue, mais aussi de les écarter des places publiques en les (dé)plaçant dans une institution aux allures de camp qui se trouve hors de la ville3 et dans laquelle ils sont censés se sentir « accueillis ». Marginaliser géographiquement et étouffer la présence de ceux qui habitent le centre-ville pose question. Quant au lieu choisi, il est doté d’un symbolisme particulier puisqu’il se trouve aux alentours de l’aéroport, d’un commissariat de police et du centre de rétention, laissant (ré)apparaitre le spectre d’un retour forcé, de violences policières subies et/ou celui d’un enfermement vécu par certains habitants de la rue.

Comment interpréter le choix politique et la complaisance institutionnelle de regrouper ces personnes, dont la santé physique et mentale est particulièrement fragilisée, avec des lits superposés trop proches les uns des autres, malgré des mesures de distanciation sociale de deux mètres imposées par l’État ? Quel sens donner à cette prise de risques face à l’éventuelle contamination par un virus dont on ne connait pas encore les conséquences à long terme ? Ont-elles encore un quelconque pouvoir d’agir face à cette biopolitique au sein foucaldien et ces contraintes institutionnelles ? 

Ces déplacés internes, ces « indésirables » dans l’acception de l’anthropologue Michel Agier (2008), deviennent alors des « entités liminaires [qui] ne sont ni ici ni là » (Turner, 1990) et qui vivent alors entre l’invisibilité dans l’espace public et la visibilité – permanente – dans cette institution sociale puisque tout est prévu pour qu’ils puissent y rester du matin au soir. Ils sont alors surveillés en permanence, à l’image du panoptique (Foucault, 1975), et tout écart à la norme imposée peut alors être réprimandé par une disqualification imminente des lieux. Une exclusion du site peut également être prononcée par les agents de sécurité et/ou le personnel éducatif « si besoin ».

La mise à distance, réelle et symbolique, de ces exilés intérieurs érige ceux qui continuent d’habiter les interstices urbains en position de résistance mais aussi de clandestinité. Avec la fermeture de la grande majorité des organisations sociales, les éducateurs de rue essaient de tisser des liens et de renforcer la relation de confiance avec ces « réfractaires ». En pleine crise sanitaire, comment articuler la distanciation sociale avec le travail de rue qui est dévalorisé, voire fortement remis en cause par le monde institutionnel et politique ? Comment rencontrer l’Autre dans son altérité lorsque la société impose son éloignement ?

 

Les liens sociaux : entre fragilisation et prises de risques

Les rues de la capitale sont désertes : magasins fermés, chantiers à l’arrêt, places publiques abandonnées et un silence strident dans toutes les allées. Comment rencontrer les habitants de la rue lorsqu’il serait utopique, a priori, de faire la manche dans un lieu où il n’y a plus de passants ? Comment parviennent-ils désormais à subvenir à leurs besoins quotidiens, en sachant que la pratique de la mendicité n’est plus une pratique viable pour accéder à des ressources financières ? Où croiser ces personnes qui, habituellement, fréquentent l’espace public mais qui n’ont plus le droit d’y « squatter »4 ? Plus qu’une barrière décourageante, ces questionnements invitent le clinicien à (re)découvrir son lieu d’intervention – la rue – ainsi que les personnes qu’il accompagne sous un regard nouveau.

L’occupation des lieux est devenue le prolongement des temporalités nouvelles qui requièrent une réorganisation du quotidien à la rue. Je me souviens de ce groupe de personnes qui dormait au milieu d’un rond-point la nuit, ou encore de cette femme qui utilisait le trottoir comme coussin en journée pendant que le reste de son corps était allongé sur la route, devenant ainsi une réelle proie au danger occasionné par les voitures qui passaient. L’ennui amplifié, mais surtout l’incertitude renforcée d’un quotidien déjà angoissant favorisent l’apparition de comportements a priori irrationnels, parfois paradoxaux et pourtant fondamentaux pour survivre psychiquement et trouver sa place au monde. Ainsi, des personnes ont installé des tentes dans la rue afin de vivre ensemble pendant le confinement, à l’image des familles « lambdas » qui ont décidé de quitter momentanément leur habitation pour rejoindre des personnes qui leur sont chères en ces temps de crise sanitaire.

L’éventualité d’une pénurie de drogues a fait augmenter les consommations en groupe et, par extension, le partage de matériel5 non stérile, liant les prises de risques à l’accroissement du sentiment généralisé d’insécurité. Passer du temps dans un groupe malgré l’interdiction officielle de se rassembler permet paradoxalement de se mettre en sécurité par rapport à d’autres groupes qui pourraient avoir des comportements violents dans la rue. Cela augmente alors la probabilité d’avoir des rapports sexuels non protégés ou encore, dans ce cas précis, de créer une forme de « cluster » parmi les habitants de la rue. Ces angoisses liées à l’infection au Covid-19 sont souvent abordées : « On sait pas ce qui se passe, personne nous dit rien. On voit juste que tout le monde semble perdre les pédales. Quitte à prendre des risques, je préfère rester avec mes frangins [amis] », me partage Andrea en fumant une cigarette devant l’entrée d’une maison abandonnée à l’intérieur de laquelle elle habite avec sept autres personnes.

La grande majorité des personnes que j’ai rencontrées ne portait pas de masques, certaines par convictions philosophiques et politiques, d’autres par un manque flagrant d’accès à ce matériel de protection. Pour éviter une amende de la police à hauteur de 135€, mais aussi pour se protéger du virus, j’apprends par observation directe qu’elles abordent les rares passants dans la rue pour leur en demander : à côté de l’argent ou encore de la nourriture, le masque est désormais perçu comme un objet de première nécessité auquel le gouvernement n’a pas su apporter de réponse satisfaisante6. Comment ces personnes, dont l’accès à des informations de qualité fait clairement défaut, conçoivent-elles la pandémie au cours des premières journées ?

Ce jeune homme m’explique : « J’ai foi en Dieu. Mon Dieu me préservera de tout ça, j’ai pas commis de pêché. Alors pourquoi il me voudrait du mal ? ». Une femme extériorise son regard eschatologique : « Tout ça, c’est à cause du Diable. Le monde est déséquilibré et l’Homme doit payer pour ça ». Enfin, des croyances conspirationnistes fleurissent également dans les rues : « C’est une guerre bactériologique. Tout ça est manigancé… Ils nous racontent n’importe quoi ». Beaucoup me traduisent leur réelle angoisse de mourir et demandent, quotidiennement, à pouvoir se mettre en isolement/quarantaine : « Pourquoi j’ai pas le droit de me mettre en sécurité comme tout le monde ? Les gens passent à côté de moi, ils toussent, éternuent… J’ai peur ! ». Outre l’énervement exprimé par cet homme qui craint que sa pneumonie non guérie depuis des mois lui soit désormais fatale, il questionne l’inégalité des droits face au confinement. Quel sens donner à ce qui est vécu comme une déresponsabilisation étatique et un abandon politique par ceux qui demandent à pouvoir s’isoler dignement et qui ne sont pas entendus ?

 

L’insécurité sociale : une injustice structurelle

Ces « démasqués », dont l’altérité est d’autant plus questionnée, donnent à voir plusieurs processus sociaux. Tout d’abord, celui d’une (in)sécurité sociale d’ordre structurel, bien antérieure à la crise sanitaire, puisqu’il n’existe pas de couverture de santé universelle7 au Luxembourg à laquelle on peut s’affilier. L’accès aux soins était donc déjà restreint pour les « désaffiliés » qui se trouvaient dans cette « zone de vulnérabilité » d’après le sociologue Robert Castel (1995). Ensuite, celui de la citoyenneté : au vu de la distribution défaillante des masques, sans parler des gants et du gel hydroalcoolique, à partir de quel moment est-on reconnu en tant que citoyen à part entière ? Enfin, le port du masque semble être devenu un acte d’intégration sociale depuis l’imposition d’une nouvelle normalité. En effet, ceux qui refusent d’obtempérer, au-delà d’éventuelles conséquences juridiques, encourent le risque de ne plus bénéficier de l’accompagnement des éducateurs de rue qui, aux prises avec des hiérarchies parfois cyniques, sont invités à travailler uniquement avec les plus disciplinés, laissant sous-entendre que l’inutilisation du matériel de protection relèverait uniquement d’une volonté personnelle, sans considérer les conséquences d’un système de distribution opaque. Exclure symboliquement ceux qui sont déjà « enfermés dehors », dans l’acception du psychiatre Jean Furtos (2008), interroge profondément l’éthique du monde institutionnel.

 

Le corps : un support à la relation éducative

Désormais, un regard prolongé, un hochement de la tête, mettre la paume de sa main contre son cœur ou encore se toucher mutuellement les coudes remplacent la bise et la poignée de main. La métamorphose de ces rituels de salutation m’a amené à être plus attentif à la question du corps et en quoi ce dernier peut être révélateur du quotidien des personnes rencontrées.

Extrait de mon carnet de terrain (1)8 :

Ronny me salue à l’arrêt de bus. Je le sens nerveux et pressé, mais il décide de s’arrêter pour me parler : « Désolé, mais t’as pas une bouteille d’eau sur toi ? », me lance-t-il soudainement. J’avais uniquement du café, et il l’accepte « avec beaucoup de sucre ». Pendant qu’il boit son café, je remarque une ecchymose qui ressemble fortement à un suçon sur son cou. Mais au cours de la conversation, je comprends qu’il s’agit d’un léger œdème au niveau des points d’injection : sa copine l’aide régulièrement à consommer un speedball, un mélange d’héroïne et de cocaïne par voie intraveineuse.

Ronny vit des phases de sevrage qui l’empêchent non seulement de dormir mais aussi de se déplacer dans l’espace à cause de douleurs musculaires « atroces ». Quand il trouve un quelconque produit9 pour cesser l’état de manque, il n’hésite pas à prendre des risques, tel que la veille où il a consommé un speedball « avec la seringue de ma copine. J’avais pas le choix, on était en galère de matériel ». L’injection dans le cou est particulièrement dangereuse : possibilité de paralysie des cordes vocales ou d’asphyxie, notamment. Cela traduit non seulement une logique d’urgence et d’automédication mais aussi une vision ordalique qui interroge les limites physiques du corps.

Extrait de mon carnet de terrain (2) :

D’une voix tremblante qui témoigne de son épuisement physique et mental, Pascal me salue dans une ruelle réputée pour la présence accrue de dealers, cependant absents actuellement. Du haut de ses deux mètres, il me regarde avec ses cernes tombants qui n’occultent pas son arcade sourcilière amochée qu’il essaie de couvrir avec ses mains crasseuses. Le sac de sport qu’il porte sur son dos courbé donne l’impression de l’empêcher d’avancer, et sa barbe de trois jours me fait soudainement remarquer à quel point il semble avoir pris un coup de vieux. Nous discutons sur son quotidien et je lui demande comment il vit cette période si particulière :

« La peur au ventre… oui, la peur… Les magasins sont fermés, y’a plus de passants dans les rues. La manche rapporte plus rien. C’est très dur à la rue… Je sais même pas comment je survis, tellement que j’ai faim et soif parfois. Tu vois le kiosque ? Il a été cambriolé par deux mecs, ils ont emporté la caisse. Mais ils étaient pas intelligents : la caméra de surveillance les a repérés… Normalement, ces gars ils font pas ça, ils savent se débrouiller, mais là… c’est le désespoir, le manque de solutions… Tu sais, les braquages ont tellement augmenté que beaucoup de magasins cachent leurs vitrines avec des tissus ou des bâches pour pas qu’on reconnaisse ce qu’ils vendent, pour éviter de se faire braquer, c’est fou… ».

En parlant des prises de risques qu’il a observées, Pascal me partage ses angoisses quant aux siennes qui se sont décuplées depuis le confinement. Comme les frontières sont fermées, il m’explique que beaucoup de dealers ont moins de produits pour « couper la coke », rendant celle-ci bien plus pure que d’habitude. Pour garder leurs clients, les dealers n’ont cependant rien changé aux prix, au grand regret de Pascal : « quand t’achetais une dose à 5-10 euros, tu savais que c’était rien d’extra, c’était pas puissant le truc. Mais là, pour le même prix, on peut te refiler un truc hyper fort et tu sauras pas gérer les effets ». A deux reprises, il dit avoir perdu connaissance après sa consommation et avoir vécu des épisodes d’épilepsie par la suite. D’autres me racontent qu’ils ont assisté « à plein d’OD [overdoses] » et soulignent l’importance de ne pas consommer seuls afin que quelqu’un puisse appeler une ambulance le cas échéant.

Au-delà du corps de l’Autre, je me suis rendu compte que le terrain de la rue a également eu un impact sur mon propre corps et que, au sens de l’anthropologue Jeanne Favret-Saada (1985), j’ai été « affecté » par les multiples violences et injustices vécues par les habitants de la rue. J’ai rapidement constaté un impact négatif sur la qualité de mon sommeil et épuisement physique qui en a découlé, rendant parfois difficile la traversée les journées de travail. Toute cette fatigue accumulée m’a empêché de marcher de longues distances sans ressentir des douleurs aux membres inférieurs. Il m’est arrivé de faire des cauchemars et de me réveiller en sursaut en revivant des épisodes de la veille, ce qui témoigne de la force des images et des situations prégnantes que j’ai rencontrées sur le terrain et qui ont impacté mon psychisme.

De plus, j’ai été profondément touché par toutes ces souffrances au niveau de mes émotions et sentiments : la colère, la frustration, la tristesse ou encore l’impuissance. Par moments, j’ai ressenti de la colère envers les décideurs politiques qui semblaient trop éloignés de la réalité des marges urbaines puisqu’à aucun moment, la question du « sans-abrisme » n’a donné lieu à un quelconque débat publique et médiatique pendant cette phase de la pandémie. La frustration m’a également habité en apprenant, quasi quotidiennement, les changements institutionnels imposés aux éducateurs et travailleurs sociaux : beaucoup m’ont partagé qu’il devenait de plus en plus complexe de penser dignement les accompagnements du domaine médico-psycho-social en tenant compte des mesures sanitaires qui se rénovaient à un rythme démesuré. Il m’est également arrivé d’éprouver de la tristesse ou encore de l’impuissance face à ces situations (in)humaines que j’ai rencontrées quotidiennement et qui m’ont profondément questionné non seulement d’un point de vue éthique, mais aussi moral et déontologique. Une posture de réflexivité sur ma propre pratique professionnelle10 était alors primordiale afin de pouvoir maintenir une disponibilité émotionnelle et relationnelle11 envers les personnes rencontrées.

Plus que jamais, il m’était important de ne pas donner l’impression à l’Autre que, « nous », intervenants psychosociaux, étions « au-dessus » de cette réalité pandémique. Dès lors, dans une tentative d’horizontaliser les rapports sociaux avec les habitants de la rue, j’ai fait le pari méthodologique – lorsque l’occasion se présentait autour d’un échange prolongé – de leur partager également mes angoisses liées à ce virus. Par exemple, j’ai pu mettre des mots sur le fait que je craignais non seulement d’être infecté et d’être la raison éventuelle de la mise en danger de la santé de ma propre famille, mais aussi de le propager au sein des personnes qui vivent dans les interstices urbains. Cette mise à nu de ma propre vulnérabilité a permis que les mondes subjectifs du praticien-chercheur et des habitants de la rue se rencontrent et s’entremêlent afin de mieux saisir et d’appréhender un monde commun. Cela m’a permis d’entrer autrement en résonance avec eux et d’aller au-delà de nos statuts sociaux respectifs afin d’échanger autour d’une commune humanité.

Toutes ces violences subies par les habitants de la rue s’inscrivent dans un corps biologique résilient malgré un manque flagrant de soins pendant une période où l’opinion publique, les médias et les décideurs politiques accordent paradoxalement une attention particulière à l’hygiène et à la santé. Doit-on y voir une société à deux vitesses où l’une bénéficierait des soins de santé nécessaires et où l’autre, celles des habitants de la rue, verrait ses ressources médico-psycho-sociales être fermées les unes après les autres en jouant sur l’argument cynique d’une mise en protection de la population ?

 

Réflexions sociopolitiques

Tout d’abord, il me semble élémentaire de développer une approche psychoéducative qui tient compte du pouvoir d’agir des personnes dans l’acception du psycho-sociologue Yann Le Bossé (2012) : augmenter la possibilité d’avoir plus de contrôle sur ce qui est important pour soi et la collectivité à laquelle on s’identifie réduit le sentiment d’impuissance. En effet, tant que l’Autre est exclu de la résolution du « problème », c’est-à-dire en n’étant pas consulté durant la période de confinement, il ne peut pas défendre ses propres enjeux. En ce sens, son pouvoir d’agir est réduit à néant puisqu’il est, encore et toujours, considéré en tant qu’objet à « prendre en charge » (Depenne, 2017) – le terme « charge » est porteur d’une symbolique lourde à mon sens – et non en tant que sujet, expert de son vécu qui est en mesure d’agir sur sa propre condition d’être humain.

Cette approche s’articule avec la « praxis de la reconnaissance », proposée par le psychiatre Jean-Claude Métraux (2018) qui « a pour objet la guérison des maladies de la reconnaissance » : le pouvoir dire et le pouvoir agir des habitants de la rue sont particulièrement précaires, d’où l’importance de les entendre et les considérer comme « coauteurs et coacteurs de notre devenir commun ». Dès lors, la notion de citoyenneté doit être remise en perspective afin que ces « démasqués » cessent d’être mis à nu au quotidien et puissent jouir de leurs droits les plus fondamentaux ; la situation administrative ne saurait, d’un point de vue moral, en être le seul critère. L’anthropologue Pascale Jamoulle (2021) rappelle que « se défaire des systèmes d’emprise passe par une recréation de soi et du monde dans lequel on veut vivre ».

Ensuite, il est nécessaire de revaloriser l’importance de la composante espace-temps dans la relation éducative en distinguant, constamment, le symptôme de la personne (Almeida Cabral, 2020). Ainsi, malgré que mes interventions en rue se soient raréfiées et écourtées pendant le confinement, le travail psychoéducatif que j’avais réalisé en amont de la crise sanitaire m’a permis d’accéder à l’intimité du vécu des personnes que je rencontrais grâce à une confiance mutuelle préétablie. Connaître et reconnaître l’Autre, être connu et reconnu par cet Autre devient alors la porte d’entrée vers deux éléments fondamentaux pour le praticien-chercheur selon moi : vers une relation éducative basée sur la confiance mutuelle ainsi que vers l’émergence de savoirs ethnographiques qui peuvent alors être coconstruits. Il aurait donc été plus intéressant d’intensifier le travail de rue, et non de le réduire pendant la pandémie, afin de maintenir et de donner une continuité aux liens sociaux qui font soin et qui sécurisent, me semble-t-il. La démarche ethnographique permet notamment de faire émerger des trames de compréhension liées à la réalité de la rue et d’appréhender autrement les logiques de débrouille et le capital de violences accumulées.

Enfin, au niveau politique, les budgets ne doivent pas uniquement porter sur l’image de la ville et la mise en sécurité des « inclus » par rapport aux « exclus », mais considérer la réduction des risques à sa juste valeur : par exemple, investir dans la distribution régulière de masques et de gel hydroalcoolique, installer des distributeurs et récupérateurs de seringues à des endroits stratégiques etc. En ce qui concerne l’hygiène corporelle, il s’agit avant tout d’une question de santé publique et, dès lors, il faut pouvoir installer des douches et des toilettes qui doivent être facilement, rapidement et gratuitement accessibles pour les habitants de la rue. Combien de personnes ai-je vues déféquer entre les quelques voitures stationnées sur la voie publique par manque de solutions décentes ? En période de confinement, ne faudrait-il pas prévoir des espaces (hôtels, auberges, maisons inhabitées etc.) sécurisés et sécurisants dans lesquels les « SDF » pourraient également se mettre en isolement ? Dans une vision de pérennité et de reconnaissance mutuelle, ne serait-ce pas élémentaire de proposer la régularisation de la sécurité sociale à ces personnes afin de garantir les soins adéquats et futurs, d’autant plus pendant une pandémie qui rime avec incertitudes et angoisses ?

La manière dont les habitants de la rue ont été exclus des décisions politiques pendant la pandémie du Sars-Cov-2 et le fait qu’ils n’aient pas été, à ce moment-là, consultés de manière sérieuse par les différentes institutions sociales ont contribué à l’augmentation de la méfiance envers ces différentes formes de pouvoir qui ont alors cessé de faire autorité pour la majorité des personnes rencontrées. Ceci témoigne alors d’une double volonté : participer davantage aux débats de société et être entendus dans le cadre de l’élaboration et de la transformation des projets pédagogiques au sein des institutions sociales. Au vu des éléments réflexifs et ethnographiques présentés tout au long de cet article, le concept de modernité insécurisée de l’anthropologue Pierre-Joseph Laurent (2012) donne à voir une société caractérisée par une insécurité globale, tant économique, sociale que politique, dans laquelle il est nécessaire alors non seulement de repenser une reconfiguration au niveau des stratégies de survie mais aussi, de manière généralisée, les rapports à l’Autre. Quant à la clinique psychosociale de Jean Furtos (2008), elle met en évidence que la précarité peut entraîner une triple perte de confiance : en l’Autre, en soi et en l’avenir. Dès lors, il me semble difficile de justifier et de comprendre les supposés « bienfaits » psychosociaux des mesures sociopolitiques qui, à mon sens, contribuent plutôt à favoriser le développement, voire le renforcement du syndrome d’auto-exclusion – concept phare de cet auteur – qui est le signe par excellence d’une forte fragilisation de la santé mentale.

 

 

Bibliographie

Agier M., 2004, Anthropologie de la ville, Paris, PUF.

Almeida Cabral M., 2020, (L)armes d’errance. Habiter la rue au féminin, Louvain-la- Neuve, Éditions Academia.

Castel R., 1995, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Paris, Fayard.

Depenne D., 2017, Distance et proximité en travail social. Les enjeux de la relation d’accompagnement, Montrouge, ESF Éditeur.

Favret-Saada J., 1990, « Être affecté », Gradhiva : revue d’histoire et d’archivages de l’anthropologie, 8, pp. 3-9.

Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Editions Gallimard.

Furtos J., 2008, Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, Issy-les-Moulineaux, Elsevier Masson.

Jamoulle P., 2021, Je n’existais plus. Les mondes de l’emprise et de la déprise, Paris, La Découverte.

Laurent P.-J., 2012, « La modernité insécurisée ou la mondialisation perçue d’un village mossi du Burkina Faso », in Laurent P.-J. (Éd.), La modernité insécurisée. Anthropologie des conséquences de la mondialisation, Louvain-la-Neuve, Academia.

Le Bossé Y., 2012, Sortir de l’impuissance. Invitation à soutenir le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités, Québec, Éditions Ardis.

Mazzocchetti J. & Laurent P.-J., 2021, Dans l’œil de la pandémie. Face-à-face anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia.

Métraux J.C., 2007, « Nourrir la reconnaissance mutuelle », Le journal des psychologues, 9(252), pp. 57-61.

Métraux J.-C., 2018, La migration comme métaphore, Paris, La Dispute.

Nicolas E., 2015, « Faire lien face à l’exclusion sociale. Perspectives d’un développement durable en santé mentale », Le Grain, article d’éducation permanente.

Olivier de Sardan J.-P., 2008, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant.

Turner V., 1990, Le phénomène rituel, Paris, Presses Universitaires de France.

 

 

Mauro Almeida Cabral a notamment publié (L')armes d'errance, aux éditions Academia-L ’Harmattan,  un ouvrage qui invite le lecteur dans le quotidien des habitantes de la rue. Au travers de récits déployés, l'auteur donne à comprendre les rapports qu'entretiennent ces femmes au temps et à l'espace dans la grande précarité. Les systèmes de relations et les modes de (sur)vie mettent en lumière des logiques de débrouille et d'ajustements qui viennent contrecarrer les conduites à risques et les dangers affrontés quotidiennement par ces femmes.

(https://www.editions-academia.be/livre-l_armes_d_errance_habiter_la_rue_au_feminin_mauro_almeida_cabral-9782806105080-65380.html)

 

 

1Il s’agit d’une version écourtée d’une réflexion qui a l’ambition d’être approfondie ailleurs.

2Ce terme propose une lecture issue d’une observation clinique qui s’intéresse davantage au fait d’habiter et moins à ce qui fait défaut à la personne (les « sans »).

3En prolongeant le plan hivernal jusqu’au 30 juin 2020, le gouvernement luxembourgeois a mis à disposition cette infrastructure dans le cadre de la crise sanitaire.

4Ce terme désigne le fait de passer du temps à un endroit et appartient au lexique utilisé tantôt par les habitants de la rue, tantôt par les professionnels qui les accompagnent. L’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008) parle d’ « emic » et d’ « etic » dans ce cas.

5Par exemple : seringues, aiguilles ou cuillères.

6Si les résidents des diverses communes du pays en ont reçu, soit par courrier soit en allant les récupérer sur place, ceux qui n’ont pas de domiciliation ne tombent sous aucun registre officiel et n’en ont pas bénéficié.

7La CUSS – Couverture Universelle des Soins de Santé – a été implémentée au premier trimestre 2022 uniquement.

8Il s’agit d’extraits de mon carnet de terrain dans lequel je dépose mes observations cliniques, mes hypothèses de travail et questionnements, entre autres.

9Paracétamol, ibuprofène, benzodiazépines ou encore un traitement de substitution tel que le Mephenon 5mg qui est un chlorhydrate de méthadone.

10Je tiens à remercier Emmanuel Nicolas d’avoir accepté de me superviser au niveau de ma clinique de praticien-chercheur depuis de nombreuses années.

11Je tiens également à remercier Germain Mariniak pour sa présence ainsi que pour les précieux et nombreux échanges d’ordre philosophique et politique sur les impacts sociaux et sociétaux de la pandémie.