Analyse - Inégalités et violences de genre, Parcours migratoires et condition d'exil
Janvier 2022 | Nathalie Melis, rencontrée par Xavier Briké
Femmes tchétchènes en Wallonie :métissages et micro-politique
Une dizaine de femmes d’origine tchétchène se retrouvent à Verville après avoir subi deux guerres dans leur pays natal, la Tchétchénie. Elles n’ont pas choisi de partir et leur exil est long et semé d’embûches. Dans leur ville d’accueil, Sonia, Vanessa, Lizon, Hélène, Magali et Dalia s’appuient sur leurs liens de « sang » et leurs appartenances culturelles – familiales, de « clan »1 et féminines – pour s’assurer un espace de sécurité minimal. Au fil des ans et des rencontres, ces appartenances s’ouvrent et se transforment, aménagent de nouveaux possibles. Nathalie Mélis, journaliste indépendante, témoigne.
Une première rencontre
Sonia attire mon attention dès notre premier échange en 2013. Je l’interviewe dans le cadre d’une enquête locale sur le rapport des personnes issues de l’immigration à leur ville. Elle me raconte son parcours en Belgique par le biais de ses trois accouchements dans trois villes belges différentes et de ses relations avec ses voisins2. Je perçois ce jour-là une femme à la personnalité très riche dissimulée sous une façade simple et humble : un fichu noué dans la nuque, une large et longue robe sombre. Depuis 1999, je rencontre régulièrement des personnes originaires de Tchétchénie, par le biais de mes explorations de journaliste, mais également de travailleuse sociale. La diaspora tchétchène est disséminée dans le monde suite aux violentes guerres d’indépendance contre la Russie (1994-1996, 1999-2009). Elle est particulièrement bien représentée en Belgique, surtout à Anvers, Verviers et Bruxelles. Nous communiquons via la langue de leur opposant, mais aussi de leur scolarité, de leurs voisins et collègues : le russe. Nous partageons une sorte de « lieu » commun belgo-russo-tchétchène (Benslama, 2009)3.
Après Sonia, dans les années qui suivent, je rencontre Dalia, Vanessa, Magali, Lizon et Hélène. Elles partagent un passé traumatisant : des bombardements qui emportent leurs proches devant leurs yeux, de longues fuites et des années d’exil dans différents pays du Caucase, du Moyen-Orient et de l’Europe. Elles en parlent très peu, mais leurs silences affligés jalonnent nos rencontres. Elles sont très solidaires, se déplacent souvent en groupe. Elles dégagent de la force, de la détermination, de la fierté et beaucoup de liberté. Avec elles, mon trait d’union tchétchène rejoint un espace commun supplémentaire, l’être « au féminin », une quête entre des mondes. Cette « familiarité rompue »4 (Chauvier, 2014) que je ressens à leur contact forme l’impulsion initiale de cette recherche initiée durant le printemps 2016. En toile de fond, il y a le besoin de dépasser certaines approches de « l’intégration », comme le clivage jugeant entre repli et assimilation, pour tenter une compréhension nuancée et décentrée de la manière dont ces femmes prennent place ici.
Une approche ancrée dans le quotidien
Fin 2015, je commence une série d’entretiens avec Sonia au sujet de son enfance. À partir du printemps 2016, dans le cadre du certificat « Santé mentale en contexte social, précarité, multiculturalité » (UCLouvain-Le Méridien, 2016-2017), je me mets à partager régulièrement des moments du quotidien avec le reste du groupe. Petit à petit, nos relations deviennent un espace d’échange de savoirs et de pratiques. Je participe à leurs occupations. Je les véhicule (elles sont heureuses de pouvoir bénéficier de ma voiture), selon leurs demandes : cuisine, cueillettes, achats à la ferme, distributions de colis alimentaires, activités de l’association où quelques-unes suivent des cours de français... Mon carnet de notes se couvre de descriptions, textures, odeurs, sons, goûts et dialogues. Sonia et Hélène surtout ont pris goût au récit. Elles libèrent de plus en plus de souvenirs et de points de vue sur l’éducation, les relations… Il me semble que ces récits réveillent leur conscience de leurs forces et de leurs précieux savoir-être et savoir-faire. Petit à petit, nous créons dans l’échange des « lieux de traduction culturelle et d’invention de soi » (Jamoulle, Mazzocchetti, 2011).
Leur langue maternelle est le tchétchène5. Cette langue consiste en une succession de mots courts, composés de beaucoup de consonnes, dont certaines « glottalisées »6, qui s’égrènent avec des hauts et des bas accidentés. Cette texture raconte une séquence de « l’épaisseur de leur comportement physique » (Laplantine, 2005)7, de leur « chorégraphie » (Hall, 1984)8 : leur modalité d’être s’exprime de multiples manières comme dans un mouvement perpétuel, une danse, un rythme. Quand je les écoute parler tchétchène, j’entends la plainte, l’amitié et la famille, la mer et ses ressacs, je vois un paysage immense et nu battu par les vents et entrecoupé de crevasses, j’entends le chuchotement des mères de disparus.
Sonia au temps de l’URSS
Sonia a grandi dans un village au pied des montagnes dans une fratrie d’une dizaine d’enfants. Au temps de l’Union soviétique, on y travaillait au sovkhoze9, me raconte-t-elle. Et pour la subsistance familiale, on tenait quelques bêtes, on achetait des sacs de patates. Sonia allait à l’école en russe. L’enseignement du tchétchène était interdit, tout comme la pratique de l’islam10. Nostalgique, elle ne tarit pas d’anecdotes sur l’éducation à la fois dure et tendre qui l’a forgée : « Je courrais, je grimpais. Comme des Indiens on était. Et si tu tombais d’un toit, tu te ramassais une baffe en plus ! La maison familiale bourdonnait comme une ruche : les enfants, les parents, les visiteurs, et toujours des voisins, allaient et venaient. Il fallait voir le matin quand tout le monde sortait des chambres pour rejoindre la cuisine11. » Sonia entreprend ensuite des études supérieures par correspondance. Elle se partage entre des périodes de liberté à Grozny12, dans la maison des cousins, et le soin des anciens, au village. C’est un devoir plutôt qu’un choix, un devoir parmi de nombreux autres : « La loi du respect est très forte, ici et là-bas, avant et aujourd’hui. L’autorité des hommes sur les femmes, incontestée, qu’elles soient sœurs, nièces ou cousines éloignées. »
Le contrôle social et la solidarité obligée entre Tchétchènes, la « loi tchétchène » reviennent régulièrement dans son récit. En l’écoutant, j’en apprends beaucoup sur le vécu quotidien de cette fameuse « tradition tchétchène ». Ce peuple de montagnards est en effet réputé pour son organisation clanique, son code d’honneur ancestral, sa loi du sang (Roemers, 2014). Sonia me partage l’espace de jeu et d’accommodation qui l’habite. La jeunesse joyeuse de Sonia n’attache pas d’importance à la fin de l’URSS suivie par la déclaration d’indépendance de la Tchétchénie en 1991.
« En 1996, il y a cette première bombe. Toute la famille était montée à la capitale pour le mariage d’un frère quand elle est tombée dans la cour. Mon frère aîné, le plus proche, est décédé avant d’arriver à l’hôpital. » Elle arrive en Belgique il y a douze ans, après la Deuxième Guerre. Je sais qu’elle a été mariée là-bas avant de venir, qu’elle est venue avec une parente, et qu’elle s’est remariée ici. Le reste, elle refuse d’en parler : « Je n’ai pas eu le choix, c’est tout. Si quelqu’un m’avait dit que je ferais ça, je l’aurais pris pour un fou. » Le couple et ses jeunes enfants finissent par s’installer à Verville. Il y a déjà deux autres familles tchétchènes. Elles sont très liées. Petit à petit la communauté tchétchène s’agrandit.
La trame des liens
Vanessa n’a jamais manqué de rien au pays, son père était bien placé. Quand elle était jeune, on la prenait toujours pour une Russe : « Ils me disaient : “Dis honnêtement, tu n’es pas une pure Tchétchène, peut-être ton père est russe, peut-être ta maman ?”. Et je disais : “Non. Avec Allah, je suis une pure Tchétchène, une pure Tchétchène de sang”. » L’identité ethnique est forte, ce qui n’empêche pas Sonia d’avoir un regard critique sur ses impératifs : « Se marier à un Tchétchène c’est dur, ça demande de l’abnégation, mais je n’aurais pas voulu faire autrement de peur de perdre une deuxième fois mon pays. » Le pays, c’est la matrice. À Verville, les liens de solidarité avec les compatriotes leur permettent de se composer un filet de sécurité. L’assistance aux anciens, la protection des femmes sont en effet considérées comme des obligations inhérentes à « l’identité » tchétchène. Hélène a refait sa cuisine grâce à l’aide des hommes de la communauté : « Si j’avais les moyens, ils me diraient de payer quelqu’un, mais ils savent que je ne les ai pas, alors je paie les matériaux et ils viennent tout refaire. » Les hommes font aussi des allers-retours avec l’Est de la Belgique pour acheter collectivement la viande hallal. Vanessa survit grâce aux colis que lui envoie sa famille aisée restée au pays : « Merci au CPAS, il me donne 1100 euros. […] Ils me disent “il te faut ça et ça”, mais la plupart, on m’envoie de Tchétchénie, les vêtements et tout. Oui, les nôtres vont et viennent là-bas en voiture. » Lors d’une fin d’après-midi ensoleillée, devant chez Sonia, j’assiste à l’arrivée d’une camionnette tchétchène venue de Pologne pleine de cornichons, de fraises et de pommes « les mêmes qu’à la maison », me dit Hélène.
Mais l’exil recompose doucement les appartenances et les obligations. Vanessa en a douloureusement conscience : « C’est difficile pour moi ici, parce que je n’ai pas de frère, pas de sœur, personne ici. Seulement des connaissances. […] Tous les Tchétchènes me respectent ici. Si j’ai besoin d’aide, ils viennent tous, si je suis malade, ils m’apportent à manger. Malgré tout, c’est dur dans mon âme. Si tu tombes longtemps malade, ils seront pour moi des étrangers, ils se lasseront. Alors que si ton frère est tout près, sa femme, nous avons des lois. Si la belle-sœur se lasse de toi, elle ne peut pas dire qu’elle en a marre. » Sonia remarque que plus les familles sont nombreuses à Verville, plus l’obligation d’aide se dilue. Elle semble désormais s’organiser autour d’un rapport d’endettement mutuel, accentué par les difficultés de l’installation en pays étranger. Les anciens aident les nouveaux et acquièrent un statut particulier, respecté. Dalia, l’une des premières arrivées, a aidé toutes les familles dans leurs démarches d’installation. Elle a servi d’intermédiaire, d’interprète, à la commune, à l’hôpital, auprès des propriétaires, du CPAS…
Un après-midi, Hélène nous reçoit pour son anniversaire. Elle court dans tous les sens, pendant qu’à table les conversations sont tournées vers Dalia. Je leur demande pourquoi Hélène court alors que c’est elle que l’on célèbre. Dalia répond, moitié sérieuse, moitié taquine, qu’Hélène les a invitées pour midi et que rien n’est encore prêt. De nombreux plats arrivent à table. Dalia demande qu’on me serve à boire. Vanessa m’explique qu’avant, quand elle venait d’arriver, elle cuisinait beaucoup elle aussi, pour les fêtes, pour les Belges, pour la Croix-Rouge. Maintenant, elle n’a plus la force. Hélène, comme elle, vient d’arriver, peut encore donner. Après avoir mangé, alors qu’elles passent la porte d’entrée à la queue leu leu, Dalia glisse un rouleau de billets à Hélène, cadeau du groupe pour son anniversaire.
Suite à une altercation avec Magali au sujet d’un rendez-vous manqué, Sonia raconte que, quand elle était petite, elle se vexait souvent sur ses proches : une fois, on n’avait pas voulu lui acheter de robe neuve pour le ramadan et elle avait porté une robe déchirée pendant tout le jeûne en signe de protestation. Mais ici, conclut-elle : « Personne ne doit rien à personne et si ça ne marche pas comme tu veux, c’est comme ça et c’est tout. Ici, tout est séparé. » Sonia exprime ici l’opposition qu’elle ressent entre les appartenances issues du passé, avec leurs rôles et faisceaux d’obligations, leur mode dense d’être ensemble. Un mode qu’Edward T. Hall (1984) qualifierait de très synchrone, où tous sont « particulièrement réceptifs aux changements d’humeur des individus qui les entourent, ainsi qu’au subtil mode de communication non verbal qu’ils établissent entre eux » (Hall, 1984, p. 187) en opposition au mode « monochrone (anglo-saxon), individualiste, dans lequel tout est compartimenté : on ne se mêle pas de la vie des autres » (Barthélémy, 2006). Ici, semble dire Sonia, tu ne peux pas t’en prendre aux autres, tu es seule responsable.Des liens se développent hors communauté : des voisins, une institutrice, une ancienne assistante sociale, des apprenants en français d’autres origines. Vanessa par exemple me parle souvent de cette ancienne voisine qui téléphone de temps en temps pour lui proposer d’aller au magasin en voiture : « Elle est âgée de 59 ans. Nous avons une bonne relation. Je lui dis tout le temps “merci, merci”. Et elle me dit “mais si c’était chez nous qu’il y avait la guerre […]”. Je dis : “Oui, les nôtres aideraient aussi, sans doute pas tous, rien ne dépend de la nation, tout dépend des gens. Et parmi les nôtres, il y a des mauvais, et parmi les vôtres.” »
De la morale et du don
Leur sens de l’échange est très prononcé et pragmatique. Elles cherchent constamment à rendre ce qui leur a été donné. Il ne s’agit pas d’une tendance morale, mais plutôt d’une règle culturelle doublée d’une exigence de fierté et d’autonomie : « Moi, je ne suis pas bonne », me dit un jour Sonia. Je lui réponds en la taquinant que ça m’étonnerait vu qu’elle est si pieuse. Elle me dit qu’elle ne parle pas de ça, mais bien d’être « bonne comme cette dame aux colis, qui donne toujours la même chose à tout le monde, même aux bénévoles de la distribution », c’est-à-dire qu’elle ne se laisse pas corrompre par ses sentiments en donnant plus à ceux qu’elle connaît par exemple. Quelque temps plus tard, Sonia me questionne : peut-elle demander une participation financière à une dame qui lui commande de temps en temps des conserves de sauce piquante. Nous discutons sur les modes d’échange et je lui donne un exemple un peu trop gentil à son goût. Elle rétorque : « Il faut avoir une conscience, mais ne pas toujours l’utiliser, voilà ce qu’on dit chez nous. » Sonia semble ici distinguer la morale de l’obligation du donner-recevoir-rendre, qui procède d’une asymétrie dans laquelle « l’anti-utilitaire l’emporte sur l’utile […] parce qu’avant même de produire des biens ou des enfants, c’est d’abord le lien social qu’il s’agit d’édifier » (Caillé, 2000).
Cela dit, Sonia, Hélène et Vanessa commentent régulièrement leurs actes par des valeurs ou des normes. Sonia a par exemple un dicton pour chaque situation. Elle et ses amies citent aussi l’islam (pas de vol, pas de soupçon, pas de mensonge…) ou me rappellent les grandes valeurs tchétchènes : le respect pour les anciens, la justice, la liberté, la vérité, la joie, l’hospitalité, la patience, la discipline et le self-control (Swyngedauw, 2014-2015). Autant de balises qui les guident aussi dans leurs nouveaux liens. L’hospitalité par exemple est une règle à laquelle il semble impossible de déroger : quiconque sonne à leur porte se verra offrir un repas chaud, avec de la viande. Elles sont par ailleurs intraitables quand il s’agit de défendre les intérêts du ménage, des leurs. Elles négocient, cherchent toujours le moins cher, ne ratent pas une occasion de bénéficier de colis alimentaires, font vérifier leurs factures par des personnes de confiance. Face aux « obligations » institutionnelles et au rythme du monde « belge » en général, les dames de Verville gardent une attitude distante. Leur vision de l’institution est ancrée dans leur histoire13. Leur approche est teintée de méfiance et d’une affirmation d’indépendance. Elles ne sont ni très ponctuelles ni régulières. Elles ont du mal à s’aligner sur un mode organisationnel qui leur échappe en partie : la langue institutionnelle est surtout écrite, les procédures administratives sont complexes. Alors que leur mode de pensée est nourri par la transmission orale tchétchène, quelques références littéraires russes, des liens Whats’App, des versets du Coran...
Dans la rue, dans les bureaux, face aux inconnus, et aux hommes surtout, elles adoptent une attitude humble, issue de leur éducation. Mais si j’osais, connaissant leur détermination et leur indépendance d’esprit, je dirais que même cette invisibilité est source de possibles. Il y a quelque chose d’une stratégie de l’invisible dans une société où l’intimité est constamment mise en scène. Pour les dames de Verville, il s’agit d’être libres, mais discrètement, comme au pays. Ici, elles sont conscientes de leur « dérogation » aux usages (Giard et Mayol, 1980), ne fût-ce que par leur voile, leur langue et leurs nombreux enfants élevés dans une grande liberté de mouvement. Elles choisissent la discrétion pour obtenir l’acceptation, mais restent fidèles à elles-mêmes et, comme on l’a dit, défendent âprement leurs intérêts, vivent selon leurs valeurs. Sonia et ses amies se sont racontées ici, mais elles ont choisi ce qu’elles m’ont dit. Elles savent l’écart et veulent préserver certains « lieux » de leur être. Sonia affiche souvent un air de « celle qui ne décide pas », alors qu’en fait c’est tout le contraire. Comme si elle voulait laisser la visibilité de la responsabilité à d’autres, s’effacer pour agir tranquillement.
Drôles de dames
Je ne rencontre pratiquement jamais les maris. Ils vivent parfois séparément de leur épouse, mais ils sont aussi absents de notre paysage commun, car les rôles sont bien déterminés. Hélène résume : « Les hommes ramènent l’argent, les femmes s’occupent du reste. »
Sonia m’exprime souvent que la condition de la femme tchétchène est dure. Je ressens néanmoins quelque chose de solide chez ces femmes, entre elles, tout près d’elles, quand elles me prennent par le bras dans la rue, quand je les observe « gérer » leur existence. Quelque chose d’un féminin ancré, incarné, qui me rappelle les genres vernaculaires d’Ivan Illitch (1983). Cet auteur utilise le terme « genre » pour traduire la distinction existant entre les comportements humains masculins et féminins, une distinction qu’il dit universelle dans les cultures vernaculaires (cultures des sociétés précapitalistes ou qui ne reposaient pas encore majoritairement sur l’économie de marché). Un genre social donc, particulier à un temps et un lieu. « Les lieux, les temps, les outils, les tâches, les façons de parler, les gestes, les perceptions associées aux hommes diffèrent de ceux associés aux femmes » (Illitch, 1983). Le genre est « la condition de la subsistance, elle-même condition de la survie » (ibid.). Ces genres offraient une protection relative aux femmes en délimitant des espaces de pouvoir qui leur étaient absolument réservés.
J’ai rencontré des femmes soumises à de dures lois communautaires, mais j’ai constaté au sein de la structure du genre spécifique à leur petite communauté exilée, la culture d’une dignité de l’être au féminin, et le soin d’un espace exclusivement féminin comme source de solidarité, de sensualité, d’invention, de rire et de forces. Leur rôle très codé dans la société tchétchène ne les empêche pas, que du contraire, d’inventer, de se dérober et de contester. Il rejoint dès lors celui qu’évoque Judith Butler (2005) : « Le genre est une pratique d’improvisation dans un espace de contraintes. […] Nous sommes assujettis, c’est-à-dire constitués par le pouvoir. […] Le pouvoir ne réprime pas, mais il fait exister, il produit autant qu’il interdit, l’assignation que nous endossons et reprenons à notre compte est la condition paradoxale de notre capacité, voire de notre puissance d’agir. » À Verville, les femmes forment un groupe soudé, traversé par des obliques affinitaires, des hiérarchies et des forces communes. Parfois, je ressens davantage la dimension affective de leurs liens, parfois je constate que la chorégraphie formelle de la « tradition » reprend le dessus. Je crois observer que la taquinerie est la règle, mais que le conflit n’a pas ou très peu de place. Au contraire, il s’agit d’affirmer l’appartenance de chacune au groupe, malgré les éventuels écarts ou différences de parcours. Le groupe les relie, protège leur appartenance à la communauté tchétchène, tout en les protégeant de la communauté tchétchène. Car elles ont toutes besoin de cette appartenance autant qu’elles ont besoin de faire des entorses à ses règles pour créer une vie ici, à leur mesure. Les valeurs, l’identité tchétchène idéalisée, les lois ancestrales forment un corset structurant, mais sont aussi « caisse de résonance » au changement dont leur collectif féminin est la matrice. Elles prennent le thé chez l’une puis l’autre, elles s’assistent lors des accouchements, maladies, mariages, organisent les commandes collectives de nourriture… Parfois, pour un anniversaire, elles se réunissent toutes. Elles rient beaucoup. Quand les anciennes sont là, « on se tient bien », me dit Sonia.
Micropolitiques à Verville
« Selon Deleuze et Guattari, le micropolitique fournirait un langage pour décrire les mouvements minoritaires qui font évoluer les comportements, les croyances, les désirs et les priorités accordés à certaines valeurs morales. [Selon Deleuze, il est] analyse des flux et investissements de désir, et théorie du rôle capital joué par les minorités et tout ce qui relève du “mineur” dans les groupes ou les individus […]. La micropolitique suppose une machine de guerre, individuelle et collective, qui s’oppose aux grandes institutions majoritaires et stables, dont l’État » (Mengue, 2003)14.
Ce qui m’intéresse dans cette définition, c’est l’importance du « mineur » dans l’évolution des choses. Du mineur qui crée du possible en inventant au quotidien. Car les dames ne cherchent pas à résister contre. Elles défendent leurs intérêts, leur foyer et leurs valeurs, parce que c’est leur rôle de mère et que leur dignité en dépend. Spontanément, et pour les différentes raisons que nous avons vues, elles entretiennent une certaine distance avec la raison de l’autorité et privilégient la discrétion et l’invisible pour agir : « Dans l’espace technocratiquement bâti, écrit et fonctionnalisé où ils circulent, leurs trajectoires forment des phrases imprévisibles, des “traverses” en partie illisibles. [...] elles tracent les ruses d’intérêts autres et de désirs qui ne sont ni déterminés ni captés par les systèmes où elles se développent » (De Certeau, 2001).
Un jour de mai, elles se décident après beaucoup d’hésitations à répondre à l’invitation de l’association où elles suivent des cours de français. On leur a demandé de présenter leur pays lors d’une auberge espagnole qui rassemble habituellement une trentaine de personnes d’ici et d’ailleurs. Dalia ne suit pas les cours dans l’asbl, mais a revendiqué son implication. Finalement, elles sont neuf le jour J et elles ont cuisiné des plats traditionnels pour un régiment. Je m’installe au fond de la salle pleine. Magali a soigné son look « jeune » : un foulard aux couleurs pop enserre son visage ovale généreux et ses yeux clairs en amande. Elle porte un gilet bleu roi à paillettes. Sonia a préféré la tradition avec une longue djellaba dans les tons vert d’eau pâle, brodée or. Hélène porte son habituelle robe longue, un modèle ancien bleu marine. Dalia est en noir, elle porte une jupe à mi-genoux. C’est elle qui prend la parole une fois que toutes les autres se sont alignées à sa gauche. Elle dit qu’elles sont heureuses de montrer leur culture, que ça fait longtemps qu’elles en ont envie, qu’elles sont fières, mais qu’elles pourraient montrer encore beaucoup plus. Magali, Hélène et Sonia ont concocté une projection à partir d’images et de films trouvés sur le net. Dalia n’a visiblement pas vu les films avant, elle commente, laissant ses larmes couler. Deux ou trois images de l’ancienne Grozny, un diaporama de la ville en ruines juste après les bombardements russes, puis, sans transition, des images virtuelles du Grozny reconstruit et quelques photos impersonnelles d’un mariage de luxe. Quelques Syriens qui assistent à la présentation se montrent épatés par la reconstruction de la capitale, ils leur demandent comment vont les choses aujourd’hui. Dalia répond qu’elles n’en parleront pas aujourd’hui, mais que ça pourrait aller beaucoup mieux.
Elles sont applaudies avec enthousiasme. Hélène, félicitée pour sa cuisine, s’enfuit en se cachant le visage. Après le repas, le public quitte petit à petit les lieux. Les dames retournent dans la cuisine et s’installent à table. Elles ont besoin de manger et de se remettre de leurs émotions. Elles sont rieuses et fières. Leur joie explose en coups mats sur la table, du plat de la main. Elles frappent un rythme martial typiquement tchétchène. Une femme leur passe un tambour, Lizon le cale sur la table et frappe fort, un rythme lourd, mais rapide, conçu pour ne jamais s’arrêter. Vanessa siffle et crie en tchétchène d’une voix aiguë, cadencée. Les autres frappent dans les mains. Le reste du public, des habitants de Verville d’ici ou d’ailleurs, intrigués, se rapprochent de la cuisine qui les protège : on les entend, mais on ne les voit pas bien. Lizon et Magali se sont mises à danser. Lizon joue la femme, Magali assume le rôle de l’homme. Elle frappe dans les mains, joue des coudes et s’accroupit pour encourager sa demoiselle, droite et digne. Elle se déplace comme un nuage. Sonia me dit que la chanson est la plainte d’un jeune homme : la jeune femme qu’il aime se rit de lui.
Conclusion
« Pour la première fois, les cultures humaines en leur semi-totalité sont entièrement et simultanément mises en contact et en effervescence de réaction les unes avec les autres. […] Le monde de demain se sauvera par le partage des sensibilités, seule la différence serait universelle, et elle ne l’est que par le jeu des différences et toute identité ne conviendrait d’abord qu’à ne tendre vers l’autre » (Glissant, 1995).
Dans la petite communauté tchétchène de Verville, les espaces réservés aux femmes sont propices à la solidarité et à l’invention. Les normes et valeurs tchétchènes forment un socle à partir duquel des variations sont discrètement composées. Le nous dense des appartenances anciennes se dilue au profit d’identités plus détachées qui se cherchent dans de nouvelles alliances. Elles sont construites sur base d’exigences matérielles et de valeurs fortes. Malgré les souffrances du passé et de l’exil, Sonia, Hélène, Magali, Lizon, Dalia vivent aujourd’hui debout à Verville. Elles s’en imprègnent sans perdre pied et la nourrissent. Les métissages de leurs savoirs culturellement inscrits à ceux de la société « d’accueil » font ainsi micro-politiques : déroulés dans des rapports de force ouverts, ils engendrent doucement le changement, participent du mouvement de leurs quartiers, de leur ville.
Les racines de leur humour et de leur joie retrouvée sont plantées dans les cascades tchétchènes, dans l’amour partagé avec les leurs, dans la danse et les rythmes de leurs tambours, dans la cadence de leur temps et de leur corps. Je m’en suis abreuvée. Car ma démarche était aussi une quête de l’altérité comme une bouée de sauvetage. Moi qui me reconnaissais si bien dans l’Européen analysé par Piolat « devenu dans et avec son corps, un être tissé d’absences » (Piolat, 2011). Sonia, Hélène, Lizon, Vanessa, Dalia et Magali m’ont permis de retrouver un peu de densité. La qualité de notre rencontre et ce qui en a émergé m’ont aussi confirmé l’intérêt des approches en travail psycho-social qui donnent une place centrale à l’expérience, au savoir des personnes et à leur expression. Car « ce qui peut aider les personnes, comme ce qui semble les détruire, fait partie de leur milieu de vie... » (Jamoulle, 2013). Ces pratiques s’articulent autour de la dynamique du don contre-don, de l’échange de paroles sacrées et de la reconnaissance mutuelle (Métraux, 2007).
Bibliographie
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Glissant, É. (1995). Tout-monde. Paris : Gallimard, coll. « Folio ».
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Swyngedauw, K. (2014-2015). Wij willen trots zijn. De participatie en identiteit van de Tsjetsjeense gemeenschap in België. Masterproef politieke wetenschappen, Gent.
1« L’un des premiers aspects très importants de la culture tchétchène est l’organisation sociale de ce peuple. Celui-ci s’organise en clans (teïp) qui réunissent en leur sein plusieurs grandes familles ayant une coopération économique et une affiliation commune patrilinéaire à un même ancêtre fondateur qui donne son nom au clan. Chaque clan possédait son territoire. […] Par la suite, les guerres, les mouvements de population et les déportations ont transformé la carte clanique » (Roemers, 2014).
2« Velen hebben een goede, tot zeer goede band met hun buren. In het bijzonder vindt iedereen het heel belangrijk dat buren elkaar helpen. » Traduction : « Beaucoup d’entre eux ont une bonne à très bonne relation avec leurs voisins. En général, tous pensent qu’il est très important de s’entraider entre voisins » (Swyngedauw, 2014-2015, p. 37).
3J’ai effectué de nombreux séjours en Russie entre 1994 et 2016.
4« La reconnaissance d’indices traduisant tout à la fois une familiarité du lien avec l’observé et une menace pesant sur ce lien » (Chauvier, 2014).
5Famille des langues caucasiennes du Nord-Est.
6Produite avec un mouvement de la glotte plus ou moins simultané à la production de la consonne et le plus souvent un mouvement ascendant du larynx (Wikipédia).
7L’épaisseur de leur comportement selon Laplantine, c’est « le sensible, la vie des émotions, le corps ainsi que le caractère physique de la pensée en train de se faire » (Laplantine, 2005, p. 9).
8L’auteur parle de synchronie pour développer l’idée qu’il existe un lien inconscient entre notre langage et le rythme de nos mouvements.
9Coopérative agricole soviétique.
10Les Tchétchènes sont musulmans depuis le début du XIXe siècle, mais l’Union soviétique bannissait les cultes religieux, conformément à l’idéologue marxiste-léniniste.
11Toutes les citations sont ici traduites du russe.
12La capitale tchétchène.
13Domination de la bureaucratie soviétique.
14http://espace-texto.blogspot.com/p/micropolitique.html