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Analyse - Inégalités et violences de genre, Parcours migratoires et conditions d'exil
Juin 2021 | Jacinthe Mazzocchetti, rencontrée par Xavier Briké.

Victimes ou « wonder women » ? Parcours de femmes en mouvement

Jacinthe Mazzocchetti est Anthropologue, elle mène des enquêtes de terrain sur les questions de migrations depuis une vingtaine d’années, principalement au Burkina Faso, à Malte et en Belgique. Dans ce chapitre, elle s’appuierai spécifiquement sur ses travaux de recherche en Belgique auprès des diasporas subsahariennes. Elle mobilise de manière plus précise trois récits. Le premier, celui de Monique, a été recueilli alors qu’elle menait une réflexion sur la reconfiguration des liens familiaux en contexte migratoire (Mazzocchetti, 2011). Ceux d’Annette et de Wendy ont été recueillis dans le cadre d’une démarche collaborative d’enquête qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage intitulé PluriElles : femmes de la diaspora africaine avec pour objet les migrations africaines féminines en Belgique sous l’angle de la réussite et de la reconnaissance (Mazzocchetti, Nyatanyi Biyiha, 2016). Les récits qu’elle nous présente rendent visibles à la fois les difficultés partagées, mais aussi les réussites et les parcours de reconnaissance, les tensions entre visibilité, voire sur-visibilité de la couleur de peau et invisibilité de statut comme de reconnaissance sociale, et les dynamiques de refus d’assignations, les places négociées dans les espaces privés comme publics. Ces femmes combinent dans leur histoire expériences de disqualification sociale et lutte pour se frayer une place à l’encontre de la condition migrante (la perte, les écarts culturels, la non-reconnaissance des capacités et des compétences…), de la condition noire et des hiérarchies de genre (niches ethniques au niveau de l’emploi, préjugés…).

 

Femmes en migration

La féminisation ou non des flux migratoires est une question qui, aujourd’hui encore, fait débat. Tout dépend en effet de ce qui est mesuré, des définitions retenues – par exemple le déplacement forcé des femmes africaines durant la période de l’esclavage est-il ou non comptabilisé –, des chiffres également à disposition. Car, là où les différent.e.s auteurs et autrices sont en accord, c’est, jusqu’à une période récente, sur l’absence d’études spécifiques sur les migrations féminines et donc sur l’absence de données qui permettraient des comparaisons solides. Absence d’étude qui, selon Morokvasic (2008), reflète un rapport à l’objet « doublement surdéterminé, dominé », « car cumulant les deux dimensions : immigré et femme ».

L’expression « féminisation de la migration » est relativement trompeuse puisqu’elle ne tient pas compte de la complexité des mouvements de mobilité et de leur diversité ni de l’influence des études migratoires sur ce qui est ou non comptabilisé. Ainsi, « en 1960 les femmes représentaient déjà près de 47 % de tous les migrants internationaux, un pourcentage qui n’a augmenté que de deux points au cours des quarante années suivantes, atteignant environ 49 % à l’heure actuelle »1. Plutôt que d’une augmentation soudaine des migrations féminines, il s’agit surtout d’un progressif « déplacement de regard » qui rend cette présence visible (dans les chiffres et les études davantage que dans l’espace public en lien avec les niches économiques des secteurs de la domesticité et/ou de la clandestinité, mais aussi avec le peu de valorisation des figures publiques, d’autant plus pour les femmes, issues des migrations). Il s’agit également d’un changement de dynamiques : de plus de plus de femmes seules, davantage actrices de leurs trajectoires, mais aussi de plus en plus de femmes qualifiées, migrent.

Ainsi, ce qui est surtout remarquable, c’est l’augmentation du niveau de qualification des migrants et la féminisation de cette augmentation (Dumitru, 2017). Ceci dit, ces niveaux élevés d’instruction vont bien souvent de pair avec un vécu de déqualification qui s’accompagne parfois de formes d’émancipation au sein de la sphère familiale. De la sorte, la majorité des travaux porte aujourd’hui sur les secteurs de la domesticité et du soin, notamment via le courant de recherche très en vogue du « care » (que ce soit au sein de la sphère familiale ou de la sphère professionnelle). Comme l’énonce Morokvasic (2008), « en somme, malgré la connaissance, la reconnaissance ne serait pas (encore) au rendez-vous – et l’invisibilité ou plutôt l’invisibilisation des femmes immigrées continuerait ? (Morokvasic, Catarino, 2007) », notant que « les stéréotypes et les stigmates sont encore présents ». À titre d’illustrations, « des recherches sur la création d’entreprise par les immigrées ou sur l’entrepreneuriat au féminin sont rares, de même que les travaux sur les femmes qualifiées, si ce n’est dans le secteur des soins. Rares aussi les recherches sur les mouvements et les luttes de femmes immigrées » (Morokvasic, 2008).

 

Un cadre sociétal peu propice

Si, pour reprendre les mots de Lessault et Beauchemin (2009), il ne s’agit « ni d’invasion, ni d’exode », les situations tant économique et politique qu’écologique en vis-à-vis des imaginaires de consommation, liés notamment à la circulation des objets et des images, poussent à aller « se chercher » ou à aller chercher protection et survie dans un contexte peu propice de « durcissement des politiques d’immigration et d’intégration » (Favell, 2010) et de fermeture des frontières européennes (avec externalisation, politique concertée, traitement policier et sécuritaire de la question migratoire), en particulier vis-à-vis du continent africain.

Bien entendu, cela ne suppose pas un écrasement des populations nées du mauvais côté de la planète, mais se donnent malgré tout à voir des stratégies de migrations toujours plus risquées et coûteuses, que ce soit sur le plan financier ou humain ainsi que des postures-débrouilles de la clandestinité avec leur corollaire de violences, de séparations longues et de silences. Sans tomber dans une approche misérabiliste, où les personnes empêchées de vie digne et entravées dans leur mobilité ne seraient que victimes, approche qui tend à les déshumaniser davantage, ni – travers opposé – dans un regard qui ne porterait que sur les pragmatismes et les stratégies, les histoires de vie se racontent à l’intersection des souffrances, des déchirures, des discours réflexifs sur les injustices et des « agirs » créateurs.

À ce cadre migratoire peu propice s’ajoute, même pour les personnes qui migrent via des voies légalisées (rappelons qu’elles sont majoritaires), un cadre de société où le regard posé sur les migrants et les migrations, surtout ceux et celles qui semblent porter sur leur corps des marques d’altérités visibles, j’y reviendrai, est de plus en plus connoté négativement : que les peurs qui se trouvent là cristallisées soient d’ordre économique, géopolitique, racial ou culturel.

Entre étrangéité et étranger, l’autre regardé comme un « en dehors », en dépit de la citoyenneté et même de la nationalité qu’il acquiert parfois, souffre de cette altérisation qui vient questionner les frontières, non plus géopolitiques, mais symboliques de son existence. Les dynamiques d’altérisation radicale n’ont en effet rien de créateur. L’altérité, ici, n’est pas l’altérité miroir qui permet à chacun de se construire, mais une altérité qui fige les traits – interrelation de relents biologiques et de culturel – et enferme dans une différence qui n’est différence qu’en confrontation à ce que serait « La » culture, « La » norme (avec un grand L). Échelle de mesure que d’aucuns peinent à définir, si ce n’est en vis-à-vis de ces « autres » qu’elle ne reconnaît pas.

Altérité radicale par ailleurs paradoxale, car l’injonction à devenir le « même », qui permettrait de sortir de l’impasse, est assortie de son impossibilité effective : qu’il s’agisse de la sur-visibilité dont souffrent les corps qualifiés d’étrangers ou des dimensions culturelles, puisque dans ces dynamiques apparaît davantage ce qu’être européen, belge ou français n’est pas, plutôt que ce que cela serait…

Il importe également de noter que, outre un cadre souvent inégalitaire en matière de genre dans les lieux de départ et au cours des trajectoires (les violences genrées se surajoutent en effet aux autres violences de la clandestinité, de la précarité tout comme elles se surajoutent aux violences de guerre), les femmes migrantes, en mouvement, viennent trouver un cadre de société qui, sous des formes relativement différentes de ce qu’elles ont connu, est néanmoins inégalitaire en matière de genre.

 

Parcours de femmes en mouvement : transgresser les frontières

Le regard que je vais porter dans la suite de mon propos est donc un regard sur l’intrication des rapports de domination (depuis mes enquêtes, ce qu’implique le fait, entre autres choses, d’être appréhendées comme femme – migrante – noire) et sur les transgressions de frontières.

 

Ne pas rester à « sa » place – récit de Monique

Originaire du Cameroun, Monique a pris le départ, laissant derrière elle quatre enfants. Elle ne supportait plus la vie au village sous la coupe du mari qui lui a été imposé très jeune, un notable de trente ans de plus qu’elle, aux mœurs extrêmement sévères. Arrivée par des voies irrégulières, comme la plupart des migrants qui ne peuvent justifier les raisons de leur fuite ou prouver le danger encouru, elle a vécu de longues années en clandestinité. Ce « hors lieu » de l’être sans droit génère nombre de violences. Celui qui n’existe pas officiellement n’a guère de recours et de protection. Il est alors à la merci des patrons, des maris, de ceux qui aident, nourrissent et, en échange, s’octroient tout pouvoir.

Monique : « Je suis restée chez une compatriote à Bruxelles. Le problème, c’est que face aux difficultés, les autres en profitent. Elle m’a fait venir et maintenant, il fallait payer le coût du billet d’avion. J’ai travaillé longtemps dans son restaurant sans être payée. »

Si, les premiers temps, elle trouve « normal » de rembourser son voyage, les mois passant, la nécessité de gagner de l’argent afin d’aller rechercher ses enfants avant la majorité de son aîné, afin de ne pas déroger aux règles et critères lui permettant d’espérer, une fois légalisée, un regroupement familial (Briké, 2017), l’oblige à quitter son cercle de soutien. Cercle par ailleurs ambivalent, réseau de survie tout autant que de contraintes et de pressions.

Monique : « Il fallait que je gagne de l’argent. J’ai commencé à travailler en noir. J’étais prête à tout pour faire venir mes enfants. Je voulais acheter un mariage en blanc et pour ça, il faut économiser beaucoup d’argent. J’ai négocié le mariage avec plusieurs messieurs, et puis j’en ai rencontré un qui voulait m’épouser. J’ai cru que c’était quelqu’un de sérieux, mais, au début, je ne voyais pas le côté alcool. »

Sur le territoire depuis deux ans, pressée d’aller chercher ses enfants, Monique ne peut pas repousser la proposition de cet homme.

Monique : « Tout ce que je fais aujourd’hui, c’est pour mes enfants. Je ne les ai pas vus pendant deux ans, mais dès que j’ai pu, je leur ai téléphoné tous les jours. »

Différentes études montrent comment les moyens de communication (téléphonie portable, Internet…) ont révolutionné le maintien des liens au sein des familles transnationales (Ambrosini, 2008 ; Mattelart, 2009 ; Schlobach, 2019…). C’est aussi pour ces raisons que Monique cherche son indépendance financière. L’argent gagné lui permet de maintenir le contact, d’envoyer des enveloppes à sa mère et, surtout, d’économiser pour aller chercher ses enfants. C’est pour ces mêmes raisons qu’elle se plie aux diktats de son mari et subit d’importantes violences.

Monique : « Le problème aussi, c’est que le mari a reconnu les enfants restés au Cameroun et, du coup, j’étais liée à lui. J’avais besoin de lui pour tout. Avec l’argent que j’avais économisé pour mon mariage en blanc, comme je n’en ai pas eu besoin, je suis allée chercher mes enfants qui étaient restés avec ma maman. Il fallait sa présence même au Cameroun. Les enfants étaient sur son passeport. »

Durant les cinq années d’attente de son autorisation de résidence, les liens de Monique avec son mari sont obligés. Reconnue tutrice légale de ses enfants, elle a de plus besoin de lui pour sa demande de regroupement familial. Sa « migration, tout en étant une fuite, est en même temps une riposte, une lutte contre les conditions de subordination » (Morokvasic, 2008) qu’elle ne veut plus accepter. Cette lutte se joue dans un cadre de sécurisation des frontières et de vulnérabilisation des « indésirables » (Agier, 2008) qui, à l’intersection du droit et du patriarcat, place sur la route émancipatrice dans laquelle s’est engagée Monique une succession d’obstacles.

Cependant, au-delà des inégalités structurelles, de leurs effets sur l’intime, la parentalité, les possibilités d’une vie digne, au-delà des déconvenues, l’histoire de Monique est une histoire de transgression de frontières, les frontières de genre tout comme les frontières géopolitiques. Double transgression qui parsème sa route de violences. Hors statut, elle se retrouve en position de fragilité. Son histoire est néanmoins celle d’un refus d’assignations, elle ne reste pas à « sa » place, à la place attendue que ce soit en termes sociogenrés et en termes de mobilité, refusant, pour reprendre les mots de Bauman (2013), d’être « clouée à la localité », de subir passivement le monde.

 

Parcours de reconnaissance – récits de Wendy et d’Annette

Prenant appui sur la recherche présentée en début de ce chapitre, PluriElles (2016), et plus particulièrement sur les récits de Wendy et d’Annette, je porterai maintenant mon regard sur les tensions entre reconnaissance juridique et insécurités symboliques. Les parcours des femmes rencontrées lors de cette recherche s’ébauchent en effet à la jonction de multiples rapports sociaux de domination, et en particulier celles du genre et des catégories « raciales » (Crenshaw, 2005). La notion de catégories « raciales » n’a ici aucune connotation biologique, elle vient marquer les différenciations opérées dans le champ du social suite à l’appréhension de l’autre via son phénotype, aux stéréotypes qui en découlent et aux discriminations afférentes. Elle met en mots le vécu de ceux et celles qui se vivent comme « racisé.e.s » ou « racialisé.e.s », en fonction des ancrages théoriques et/ou militants mobilisés.

Ces quelques mots de Chika Unigwe, écrivaine belge venue du Nigeria, sont particulièrement explicites : « Quand je suis arrivée en Belgique, j’ai découvert que je n’étais pas Chika, mais juste une femme noire. Au Nigeria, je n’avais aucun questionnement par rapport à mon identité. Je n’avais jamais dû me poser des questions pour savoir qui j’étais, j’étais simplement Chika. » Prise de conscience qui résulte du fait d’être d’emblée considérée comme inférieure et reléguée, lorsque le premier regard qui est posé sur elle par l’employée d’une société d’intérim est celui qui associe « femme noire » à « femme de ménage » avant même de s’enquérir du CV de la personne face à elle.

Annette Ntignoi, née au Cameroun, en milieu urbain, est arrivée en Belgique à trente ans, pour rejoindre son mari. Elle ne pensait pas rester longtemps, mais cela fait déjà plus de quinze ans qu’elle vit ici, avec des retours réguliers dans son pays. Au Cameroun, elle avait une position sociale qu’elle estime ne pas avoir ici. Arrivée avec une licence d’informatique de gestion, ses diplômes n’ont pas été reconnus. Elle a fait des études d’infirmière et un master en santé publique, sachant que ce secteur est en pénurie : « Je dis toujours que nous avons troqué nos diplômes universitaires contre les tabliers de femmes de ménage, par instinct de survie. » Elle espérait travailler dans le secteur de la coopération au développement, mais elle n’a jamais trouvé à valoriser son diplôme de Master. Refusant d’en être réduite à occuper un poste dans une des « niches ethniques » dans laquelle les femmes migrantes africaines sont socio-professionnellement enfermées, Annette Ntignoi a décidé de créer sa propre entreprise.

Pour elle, les luttes à mener se jouent à l’intersection de tableaux multiples, combinaison des discriminations que continuent à subir les femmes à celles que subissent les migrant.e.s, africain.e.s en l’occurrence : « La difficulté d’être femme, c’est comme partout au monde déjà au niveau de la prise de décision. C’est un cas généralisé au niveau du genre, mais bon, majoré à ce problème qui touche la gent féminine, s’ajoute encore ce problème de race qui pèse d’un poids et donc ça veut dire qu’on baisse encore d’un cran et pour remonter, il faut mettre les bouchées doubles. Je crois que c’est un peu dans ce sens que je parlais de femmes et de migration qui sont deux combats. Il faut pouvoir acquérir la reconnaissance ici en tant que femme et femme migrante. Voilà, ce n’est pas évident. » Son discours est empreint de déception tant à propos des inégalités et des discriminations structurelles qu’à l’égard du racisme « ordinaire », du quotidien, parfois plus insidieux, du fait d’être d’emblée regardée de façon dévalorisante, soupçonnée d’infériorité : « Même avec les professeurs, ils ont toujours l’impression qu’on n’a rien compris », dit-elle. Au sein de son entreprise, elle raconte que certaines de ses employées noires sont refusées par les clients : « Des personnes appellent pour me dire “je ne veux pas de Noirs chez moi”. Et tout cela au téléphone. Et je dis, mais monsieur, vous êtes quand même conscient que vous parlez à une personne de couleur puisque vous m’avez déjà vue ? »

Originaire du Congo RDC, Wendy Bashi a dix-neuf ans quand sa mère l’envoie étudier en Belgique, comme elle-même l’avait fait autrefois. D’abord, son diplôme congolais n’étant pas reconnu en Belgique, il lui faut refaire un an d’études secondaires. Puis, elle s’inscrit à l’université en Information et Communication, échoue en première année… et décide de recommencer. Sans bourse, sans soutien financier. « Mes parents m’ont dit : “Maintenant tu as raté, si tu veux continuer dans cette filière-là, tu vas continuer sans nous. On t’a payé ta première année, donc tu vas jobber, tu vas faire comme tout le monde, parce qu’il n’y a pas assez de sous pour tous, il y a tes frères et sœurs”. »

Pour devenir la journaliste qu’elle est aujourd’hui, Wendy Bashi a également dû lutter contre les assignations ethnico-raciales afin de ne pas être cantonnée à certaines sphères de la société. Après avoir raté sa première année, sa grand-mère lui a dit qu’elle continuerait à la soutenir financièrement à la condition qu’elle fasse des études d’infirmière. « Je me suis renseignée, lui a précisé sa grand-mère, et tout le monde m’a dit que ça, c’est pour les filles noires et que tu vas réussir dans ça, tu vas bien gagner ta vie. » « Avec le recul, dit-elle, ma grand-mère avait raison, parce qu’aujourd’hui je ne gagne pas des masses, le journalisme est un métier de passion. […] À côté de ça, le seul choix que j’aurais regretté c’est ça : changer d’études, d’option. »

Elle a donc pris le risque de ne pas entrer dans le créneau des niches ethnico-professionnelles qui, si elles enferment, garantissent aussi de l’emploi. Et c’est aujourd’hui au travers de ce qu’elle accomplit qu’elle souhaite être reconnue : « Si vraiment je dois être reconnue, c’est pour ce que je suis et pas parce que je suis noire, qu’il faut remplir un quota de Noirs. Si on pense qu’on veut de moi parce qu’on pense que je suis assez intelligente, que je vaux ce poste alors on me prend. »

Au travers d’une anecdote, Wendy Bashi exprime par ailleurs combien la réussite, le fait d’occuper une place reconnue dans la société, ne protège que peu ou mal des regards qui stigmatisent et des propos injurieux : « Tu auras toujours quelqu’un qui te rappellera d’où tu viens. Je te donne un exemple qui m’a marqué. Il n’y a pas longtemps, je vais dans un supermarché, fatiguée après le boulot, j’achète des choses et il y a un monsieur qui veut me dépasser, mais je ne veux même pas lui parler tellement je suis fatiguée. Quand je pose mes affaires sur le tapis et la barre pour séparer nos articles, le monsieur me regarde et me dit : “Toi, là, tu fais une grimace comme ça pourquoi, tu ne sais pas qu’avec ta couleur les gens comme toi, on ne les voit ni le jour, ni la nuit ?” Tu te dis que tu rêves, donc je regarde le monsieur et je ne dis rien, je continue à la caisse et il me répète la même chose. Je lui réponds : “Monsieur, franchement, aujourd’hui je suis fatiguée, un autre jour, je vous aurais répondu.” […] À ce moment-là, pour la première fois, j’ai pensé aux enfants que je pourrais avoir et je me suis dit que, si j’ai des enfants, ils devront être préparés à ce qu’on leur dise : “Sale bougnoul, macaque, etc.” ou alors peut-être qu’on aura assez travaillé pour que ce genre de comportement ne se répète plus. »

En partageant ces histoires, je voudrais relever l’importance de la mise en exergue des contre-récits qui participent de l’élaboration de contre-regards et, à leur modeste échelle, de la transformation des représentations dont on connaît l’incidence sur les pratiques. Annette et Wendy, chacune à leur manière, au-delà des obstacles et des entraves, elles aussi se refusent aux assignations. Leurs parcours ne rentrent pas dans les cases stéréotypées. Fortes de leurs capitaux sociaux et culturels, mais aussi des luttes individuelles et collectives, elles brisent les plafonds de verre, les cages sexistes et racistes, avec la conscience cependant du chemin sociétal qui reste à parcourir pour que leurs trajectoires ne soient plus figures d’exception, mais entrent, pour le grand nombre, dans le champ du possible. Sortir du regard misérabiliste, qui, malgré sa bienveillance, se teinte parfois de paternalisme, enferme dans des visions stéréotypées et empêche de véritables changements structurels, c’est aussi s’intéresser à d’autres figures de migrations, qui sortent des niches explorées. Sans évincer les rapports de force à l’œuvre, les violences, le sexisme et le racisme, de nombreuses femmes en migration, comme c’est le cas de la majorité des migrants, ne sont pas dans des parcours par défaut. Elles ne sont pas que « victimes » d’une histoire, d’un contexte, en lutte, elles accomplissent des avancées importantes pour elles-mêmes et pour la société. Et c’est avec cette idée que je voudrais conclure.

 

Conclusion

Comment transiter d’un monde de frontières, de murs, de barbelés sur le plan matériel, comme sur celui des classifications ethnico-raciales et genrées à une « pensée du passant, du passeur, du passage, du passager » (Mbembe, 2016), à une « pensée frontalière » (Grosfoguel, 2006) ? Pensée du passage qui permettrait de dé-essentialiser, tout en reconnaissant les singularités plurielles.

Ces femmes, par leurs parcours de vie, leurs expérimentations sensibles de la pluralité et du mouvement, viennent nous donner des éléments de réponses. Ni victimes ni « wonder women », mais actrices, passeuses de frontières tant autant matérielles que symboliques, elles nous montrent un des chemins. Faisant face à des difficultés spécifiques, suite à leur parcours migratoire, à leur condition – fruit de processus et de violences structurelles – de « femme migrante noire » et aux hybridations qui traversent leur histoire, l’expérience de leur propre mouvement leur a permis de développer des forces et des compétences qui permettent de naviguer dans le monde pluriel contemporain. Leurs récits, leurs expériences, leurs connaissances permettent plus largement de saisir l’intrication des logiques discriminatoires géopolitiques, socio-économiques, juridiques, ethnoculturelles, genrées et de travailler dans une approche holistique de convergence des violences vécues tout autant que des luttes.

Si celui qui flotte est empêché de lieu, son contraire n’est pas l’arbre enraciné, mais la reconnaissance des mouvements réels et symboliques, tout autant que des temps d’arrêt qui parsèment les parcours. Comme énoncé par Mike Singleton, c’est ancré dans un Projet, une vision du monde sédentaire, que nous avons du mal à appréhender le Projet nomade qui fait qu’on peut se sentir bien là où on se retrouve de fait à présent, indépendamment d’où l’on vient et où l’on pourrait se rendre ensuite (Singleton, 2005).

Dès lors, d’une part, il ne s’agit donc pas d’énoncer la nécessité de l’appartenance à un lieu ou à des lieux pour être interreliée à l’idéologie des « racines », mais d’entendre la souffrance de ceux et celles à qui il est refusé de baisser les armes pour être simplement là où ils/elles sont, à qui il est refusé d’être pleinement pluriel. D’autre part, il s’agit de saisir la réalité des êtres aux mondes aujourd’hui interconnectés dans leurs dissemblances comme dans leurs ressemblances. De regarder au-devant, loin, davantage que de regarder derrière. Le monde contemporain, qu’on le veuille ou non, est un monde pluriel, hybride, créolisé, fruit d’histoires impérialistes, colonialistes, migratoires à large échelle. Et le monde de demain, que ce soit par l’intermédiaire des idéologies globalisées qui valorisent la mobilité et l’accomplissement de soi ou par effets indus des inégalités et des dégradations croissantes des conditions de vie, sera un monde de mouvements, un monde interconnecté, aux identités davantage encore créolisées.

 

Bibliographie

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Ambrosini, M. (2008), « Séparées et réunies : familles migrantes et liens transnationaux ». Revue européenne des migrations internationales, 24(3), 79-106.

Bauman, Z. (2013). La vie liquide (trad. C. Rosson). Paris : Fayard, coll. « Pluriel ».

Briké, X. (2017). L’expérience de l’exil au travers du regroupement familial : mythes, procédures et déracinements. Louvain-la-Neuve : Academia-L’Harmattan, coll. « Cahiers Migrations ».

Crenshaw, K. W. (et Bonis Oristelle) (2005). « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur ». Cahiers du genre, 39(2), 51-82.

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Lessault, D., Beauchemin, C. (2009). « Ni invasion, ni exode. Regards statistiques sur les migrations internationales d’Afrique subsaharienne ». Revue européenne des migrations internationales, 25(1), 163-194.

Mattelart, T. (2009). « Les diasporas à l’heure des technologies de l’information et de la communication : petit état des savoirs », tic&société [en ligne], 3(1-2).

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Mazzocchetti J., Nyatanyi Biyiha M.-P. (dir.) (2016). PluriElles: femmes de la diaspora africaine. Paris : Karthala (avec les photographies de V. Vercheval).

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Morokvasic, M., Catarino, C. (2007). « Une (in)visibilité multiforme », Plein droit, 75(4), 27-30.

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1http://www.caritas.org/includes/pdf/backgroundmigrationfr.pdf