Article - Rapports de pouvoirs et décolonialité
Mai 2023 | Par Chloé Anthoine rencontrée par Xavier Briké
Cuisine et dépendance
Chloé est éducatrice dans un centre d’hébergement pour adultes en situation de handicap mental. Il s’agit d’une maison, qu’elle appelle le Centre d’Hébergement pour Adultes Handicapés Mentaux (CHAHM)1, dans laquelle vivent vingt et une personnes, adultes. Ces vingt et une personnes ont été « contraintes » à vivre là, en grande majorité par leur famille, qui ne peuvent plus s’occuper d’elles et qui les jugent inaptes à pouvoir vivre seules. Elle y analyse les rapports de force entre le personnel soignant et les résidents adultes et s’interroge.
Introduction
« Quand je dis qu’elles ont été contraintes, en fait, la réalité n’est pas toujours aussi violente que ce terme peut évoquer ». Certain·es manifestent une certaine satisfaction. Comme Rudy, qui me répète régulièrement à quel point il est content d’être là. Comme Julie, qui dit à peine au revoir à ses parents pour foncer s’installer dans le salon avec les autres quand ils la ramènent d’un week-end en famille.
Pour d’autres, le changement d’espace a pu être plus difficile. Giulia, par exemple, depuis qu’elle a été séparée de sa mère après cinquante ans de vie commune, demande sans cesse quand elle pourra y retourner.
Quoiqu’il en soit, heureux·se d’être là, indiférent·es ou contrarié·es, c’est à présent leur lieu de vie. Là où iels ont leur chambre, mangent, passent une grande partie de leur vie, d’autant plus depuis le confinement lié à la crise sanitaire du COVID-19. Moi et les autres éducateurices, nous ne faisons que passer. Et pourtant, c’est nous qui édictons les règles. Car ces hommes et ces femmes qui ont été jugé·es inaptes à habiter seul·es, l’ont également été de pouvoir prendre une grande partie des décisions qui les concernent.
Cette constatation m’a toujours plongée dans une certaine forme de perplexité. J’y ai toujours vu un déséquilibre dans la façon d’exercer le pouvoir. Un déséquilibre qui m’a paru s’accentuer avec le déploiement de la crise sanitaire. Dans le cadre de ce travail, j’ai voulu me pencher sur ces relations de pouvoir, les donner à voir, et surtout comprendre ce qui les motivaient, ce qui les nourrissaient, ce qui les légitimaient.
Pour ce faire, j’ai passé du temps au CHAHM avec les résident·es, pendant lequel j’ai tenté d’observer différemment, assez attentivement que pour pouvoir fixer dans ma mémoire et décrire les gestes, les traits des visages, les démarches, les voix, les mots… J’ai pris du temps pour écrire dans mon carnet de terrain ce qui me paraissait important. Quand c’était possible. C’est-à-dire, pendant mes heures de travail si la quantité des tâches à effectuer le permettait, mais aussi en-dehors de mes heures, sans « obligation éducative ». J’ai tenté de mener quelques entretiens avec l’un·e ou l’autre, mais il faut bien se rendre compte que leur accès à la parole est limité, presqu’inexistant pour certain·es. Que même lorsqu’il est possible de formuler des mots compréhensibles, construire une idée fait appel à tout un ensemble d’abstractions qui leur rend la tâche très complexe. J’ai assez vite abandonné l’idée. Si ces entretiens pouvaient servir de moments individuels sympathiques et valorisants, ce qui y était dit était assez bien dépourvu d’intérêt. Comme si le fait d’aller chercher la parole, de créer un espace pour ça, la rendait consensuelle, la vidait de son intensité, ne servait plus qu’à échanger des banalités. J’ai préféré me concentrer sur les observations, quitte à aménager d’autres moments individuels, mais spontanés et libres, ou ayant autre vocation qu’un entretien.
Dans un deuxième temps, j’ai voulu entendre mes collègues, les membres de l’équipe pédagogique, sur la vie au CHAHM, sur leurs pratiques éducatives, sur le COVID-19. Cette démarche n’a pas été simple. Moins de la moitié de mes collègues ont répondu à ma demande. Ce qui est très certainement lié au fait même que nous sommes collègues et au rôle que j’occupe dans l’équipe, à ce que j’y représente. Il a fallu ensuite dégager du temps dans les murs de l’institution pour me consacrer un entretien, car à ce moment-là, les lieux publics du genre bistrot étaient fermés et que personne n’a répondu à la proposition que ça se déroule dans un de nos foyers. Enfin – et le même biais s’applique aux observations des résident·es – nos échanges, bien que j’aie essayé de les en extraire, sont forcément imprégnés du passif relationnel qui nous lie.
Finalement, je crois pouvoir dire qu’être restée sur mon lieu de travail pour rédiger cet écrit a été autant une facilité qu’un défi. Connaître un lieu depuis des années est une richesse. J’ai pu sauter l’étape de l’apprivoisement des un·es et des autres et me concentrer sur l’affinement de mon observation et des questions qu’elle soulevait. En même temps, je suis déjà chargée d’histoires et d’émotions, qu’il m’a fallu parfois surmonter, surtout lors des entretiens, pour rester dans l’écoute et le respect de ce qui était posé.
Début octobre 2020, Roger a fait le mur.
Roger est un homme de 69 ans. À première vue, il semble rompu par la vie. Au sens premier du terme, car Roger est tout plié. Ses genoux légèrement fléchis et la courbure de son dos donnent à sa silhouette une forme de « S ». Mais il bouillonne d’énergie. Il respire fort, grogne, ne tient pas en place. Il aime crier à pleins poumons dans les gradins d’un stade de foot et boire des bières. Il pose inlassablement les mêmes questions – auxquelles j’ai déjà répondu – dans un langage minimal, dont certains mots sont déformés et demandent une certaine habitude pour les comprendre. « Qui dort samedi ? », « Ton mari, ça va ? », « Ardennes, quand ? », « Connais ma sœur, toi ? » rythment mes journées en compagnie de Roger. Ces ritournelles, je les assimile à de l’angoisse, mais d’autres de mes collègues y voient le signe d’un fort enthousiasme.
Hors confinement, Roger fait partie des quelques résident·es autorisé·es à sortir seul·es. Il se promène dans le quartier tous les jours, plusieurs fois par jour. Il se rend tous les matins à la boulangerie, tirant un caddie en tissus noir de sa démarche un peu laborieuse mais énergique, pour « chercher le pain, moi » commandé à l’avance pour toute la maison. Il a acquis la sympathie du boulanger, qui l’attend avec un café et une petite couque et qui l’accompagne régulièrement au foot. Roger a d’ailleurs développé tout un réseau social – dont nous, équipe éducative, ne connaissons pas grand-chose – entre le terrain de foot, les cafés et les magasins. Il se fait même un peu d’argent de poche en nettoyant des voitures, argent qu’il dépense à sa guise, sans nous rendre aucun compte. Ce qui n’est pas la norme au CHAHM, puisque, jugé·es incapables d’habiter seul·es, de prendre la majeure partie des décisions qui les concernent, iels l’ont été également de dépenser leur argent.
Début mars 2020, le confinement lié à la crise sanitaire du COVID-19 a commencé pour les résident·es du CHAHM, une grosse semaine avant qu’il soit étendu à l’ensemble de la population. Plus un·e seul·e des résident·es n’a mis un pied sur le trottoir jusqu’au 17 mai 2020. À partir de cette date, si tou·tes ont pu ressortir, plus aucun·e n’a pu le faire seul·e pendant plusieurs mois, par crainte que, livré·e à elleux-même, iels prennent trop de risques sanitaires (ne pas respecter le port du masque et les distances physiques ou, comme certain·es en ont l’habitude, ramasser de la nourriture et la manger, ou des mégots et les fumer, etc.). Dès lors, Roger a pu à nouveau aller chercher le pain, mais accompagné d’un·e éducateurice. Le nombre de voitures qu’il a été autorisé à laver s’est fortement restreint, puisqu’il devait les laver devant la maison, de façon à être visible. Autant dire que les voitures de l’équipe éducative n’avaient jamais été aussi propres.
Mais un samedi soir d’octobre 2020, alors que ces règles de prudence sont toujours en vigueur, Roger est surpris par deux éducateurs du CHAHM qui ont fini leur journée, en train de sortir seul de la librairie du coin, des Snickers plein les poches.
Le lendemain, cet épisode donne lieu à un bras de fer entre les deux éducateurs qui l’ont surpris et moi sur la question de la punition. J’envisage de l’emmener en promenade, ce qu’ils voient d’un très mauvais œil. Ils expriment une certaine colère. « La règle, c’est la règle. […] Si tu le laisses sortir aujourd’hui, ça serait comme le récompenser. » (Julien, Carnet de terrain, 04 octobre 2020)
En fin de journée, Julien, me confie « En fait je me rends compte que ce qui s’est passé, c’est que j’ai été très déçu. Aussi de moi. » Parce qu’il a laissé Roger échapper à sa surveillance. « Parce qu’on est responsable d’eux. » (Ibid.)
Et ça m’a fait réfléchir. D’où ça vient ce besoin de punition ? C’est quoi l’histoire qui nous fait nous sentir à ce point responsables d’adultes ? Dans quoi ça s’ancre cette colère et cette déception ? Et comment on en arrive à ce qu’une personne de 69 ans fasse le mur pour s’acheter des friandises ? « La règle, c’est la règle », mais qui la fait, comment et pourquoi ?
Alors, j’ai décidé de reprendre depuis le début. Le CHAHM, c’est quoi ?
1. Le CHAHM, la famille
Au début du mois de décembre 2020, lors d’une réunion par vidéoconférence (mesures sanitaires obligent), les membres de l’équipe présents assistent à une passation de flambeau. Depuis quelques années, le CHAHM est en mal de direction. Les directeurices défilent les un·es après les autres, le Conseil d’Administration peine à trouver le profil qui convient.2 En 2018, au désespoir, le CA finit par mandater Suzanne, la directrice d’un autre centre de l’ASBL, pour assurer la direction du CHAHM à mi-temps. Elle traite alors les urgences, remet « de la sécurité dans le système », s’emploie à « rassurer », même si elle considère n’avoir « fait que coller un peu des sparadraps », puis s’évertue à trouver une solution à long terme. (Entretien, Suzanne) Cette solution semble avoir abouti ce premier décembre, avec l’arrivée d’un nouveau directeur, Grégory. La réunion débute alors par un petit discours de Suzanne clôturant deux ans et demi d’investissement au CHAHM. Ensuite, Suzanne cède la parole à son successeur, qui a déjà passé plus d’une semaine dans les murs et a rencontré la majorité des membres de l’équipe. Il commence par nous remercier pour l’« accueil chaleureux et convivial » qui lui a été fait. Suzanne répond par écrit dans le chat « C’est la marque de l’équipe » (Carnet de terrain, 10 décembre 2020).
Et en effet, l’« accueil chaleureux et convivial » qui évoque une ambiance « familiale », l’équipe pédagogique semble y tenir. Lors des entretiens que j’ai menés avec elleux, chacun·e m’en a parlé d’une manière ou d’une autre. Soit pour définir le CHAHM, soit comme d’un idéal à poursuivre, souvent en opposition avec le concept d’« institution ». « C’est une maison, oui, conviviale, familiale. » me dit d’emblée Amélie (en entretien) quand je lui demande ce qu’est le CHAHM, « […] qui appartient avant tout aux résidents qui y habitent […] Plus familial, ‘fin, familial, même si c’est une fausse famille, mais avec le côté heu… affectif et plus humain qu’une institution. » précise Martine dans les premières minutes de notre entretien.
Le concept de famille m’apparaissant comme central dans la façon d’envisager la vie au CHAHM, je me suis posé la question : qu’est-ce qu’une « famille » ? Ou qu’est-ce que devrait être une famille ? Qu’entend l’équipe pédagogique à travers ce concept ?
À travers les mots utilisés pour décrire la particularité familiale du CHAHM, j’ai identifié quelques caractéristiques de la famille telle qu’envisagée ici.
1.1. Une implication affective
« Le relationnel est vraiment important. » (Entretien Patrick)
Le relationnel, l’affectivité, l’empathie, la convivialité, la symbiose, la chaleur sont autant de termes qui ont été utilisés pour définir ce qui est familial au CHAHM. Au-delà, même, de ce qui est demandé à un professionnel à en croire Suzanne :
Ce qui est très, ce qui est très particulier au CHAHM c’est, c’est vraiment cette empathie. Et c’est… ça, moi je l’ai vu assez peu. J’ai beaucoup d’expérience. Alors, dans des différentes structures, je veux dire. Et, heu, cet, heu, cet investissement affectif est tout à fait particulier. C’est à la fois une force mais c’est aussi un piège. […] je crois que c’est quand-même assez général, heum, y’a peu de distance entre la personne handicapée et le professionnel. […] les gens sont très très impliqués affectivement.3 (Entretien Suzanne)
Elle illustre avec un exemple, qui date du décès d’un résident hospitalisé en décembre 2019 :
[…] avoir des éducateurs qui disent « ce sont les derniers moments et je ne le quitte pas jusqu’à ce qu’il décède » … ça c’est, c’est à la fois une richesse [elle insiste sur le mot richesse] – donc effectivement, quel investissement, et, et chapeau, hein, parce que, voilà ! – mais, à la fois, les gens pourraient se perdre là-dedans. On pourrait se perdre en ne faisant plus le heu… comment… la différence entre, beh « je dois être là pour ma famille, j’ai presté avec honnêteté toutes les heures qu’il faut et maintenant il est temps que je rentre et que je me repose. » et le fait de dire « ah non ! à la vie à la mort, je vais rester avec eux. », tu vois ? Et si je n’y arrive pas, parce que je suis appelé par ailleurs, c’est une grande souffrance pour… parce que c’est comme si je n’avais pas répondu à ma mission, tu vois ? Voilà, ça c’est quand-même, heu, c’est particulier. Je l’ai pas souvent vu. À un moment donné, les gens heu, vont dire, heu « Dis, Suzanne, heu, là il faut que je rentre, moi heu » ou « J’ai fait… j’ai fait trop d’heures, heu, je dois me reposer. » Tu vois ? (Entretien Suzanne)
Patrick reconnait que
[…] dans un endroit où les, les éducateurs sont tout le temps les uns s… ensemble ! et où on est dans le, dans le relationnel et heu, justement, comme je disais familial, parfois la limite entre le professionnel et le… le, le privé est pas très claire. Et ça c’est pas toujours simple, quoi. (Entretien Patrick)
Pas toujours simple, voilà encore une chose qui me revient aux oreilles. Parce que, d’après Charlotte :
[…] comme c’est très familial, on rentre très vite dans la famille [grande inspiration] et sauf que après, beh, comme dans toutes familles, heu… il peut y avoir des hauts et des bas. Et donc heu… Pour moi, le CHAHM, ça reste une maison familiale, mais avec ses… forces et ses faiblesses, parce que la famille, c’est pas que la force. (Entretien Charlotte)
Au CHAHM, avec les résident·es comme avec les collègues, on entretient une relation étroite, poreuse. On est impliqué affectivement, pour le meilleur et pour le pire.
1.2. Une place pour l'individualité dans la collectivité
Patrick me résume en une longue phrase ce qu’est le CHAHM, à son sens :
[…] un lieu de vie familial, dans lequel heu… on accueille des bénéficiaires en vue de leur permettre de s’épanouir dans la mesure du possible, et en veillant à se centrer fort sur leurs intérêts personnels, sur heu… leur heu… bah, développer leurs capacités autant que possible et veiller quand même à les intégrer dans un système sociétal plus global, j’dirais. […] C’est une approche quand-même fort familiale et… centrée sur l’individu. (Entretien Patrick)
Chantal confirme, tout en replaçant dans une dimension collective
[…] ici, beh, bien sûr, c’est une collectivité, bien sûr il y a une organisation qui doit être heu… faite en fonction. Mais il y a cette possibilité de […] répondre à des besoins plus spécifiques. […] c’est vraiment… oui, cette dimension qui permet peut-être que chacun ait un peu heu… heu… sa vie, tout en étant, tout en faisant partie de… bah une heu… d’une collectivité. (Entretien Chantal)
Ce qui revient souvent comme exemple de cet accompagnement adapté à chaque individu, ce sont les couples. En effet, au CHAHM, trois couples sont officiels – dont deux l’ont été via un rituel nommé la « fête de la bague ». Ils ont, en officialisant leurs sentiments, acquis la possibilité de s’installer dans une chambre commune. Pour l’équipe, arriver à la mixité puis au couple n’a pas toujours été simple. Elle a parfois eu besoin d’être aidée, mais aujourd’hui, elle en tire une certaine fierté et en fait une référence centrale, comme le mentionnent Patrick, puis Chantal :
[…] tout notre projet […] va dans ce sens-là. L’accompagnement en fin de vie, heu… les projets de couple, heu… je pense qu’on fait un maximum pour que ce soit vraiment leur lieu de vie, quoi, qu’on fasse en fonction de ce qu’eux… de leurs besoins, de leurs envies, de leurs… projets, heu, etc. (Entretien Patrick)
Ici, quand je pense « familial » […] c’est ça aussi les spécificités de chacun, c’est, […] étape par étape, […] accompagner des couples mais, vraiment !, réellement, à ce qu’ils puissent vivre heu, beh en couple heu… à leur façon et… et avoir leur chambre et partager leur moment d’intimité, et… et plein de choses. (Entretien Chantal)
Si le CHAHM, en tant que centre d’hébergement, est avant tout un lieu qui se pense collectivement – comme tout lieu d’hébergement – ce qui le rendrait plus familial serait une approche qui laisse plus de place à l’individualité des résident·es, à leurs besoins spécifiques, à leurs projets, notamment en accompagnant des « projets de couple », en s’attachant fortement aux résident·es, en accompagnant la fin de vie.
1.3. Un espace du commun et de l'intime
Une maison, ça s’investit, ça s’habite d’une façon particulière. Martine insiste, on n’investirait pas une maison comme on investirait une institution.
C’est pour moi une manière pour eux d’investir plus l’espace qui… qu’ils ont ici et, heu… ils sont pas juste de passage, quoi, c’est leur lieu de vie, c’est pas… Une institution pour moi ça serait plus [grande inspiration] voilà un système qui fonctionne peu importe la personne qui heu, qui, qui en fait partie. Ici non, elle est définie… la maison est définie par les gens qui y sont, qui y habitent et, et c’est pas une institution en tant que telle parce que c’est… j’aime mieux que ce soit eux qui définissent. Même si bon c’est complètement, heu… j’me rends bien compte que c’est un peu idéaliste et que, heu… que ils savent pas définir grand-chose… mais heu… mais je préfère voir ça comme ça… (Entretien Martine)
Dans une maison, on se sent chez soi. Avec des lieux communs et une place pour l’intimité, précise Patrick : « les lieux communs sont des lieux de vie, les chambres sont des vraies chambres ».
Pourtant, Martine, en précisant « je préfère voir ça comme ça », semble un peu douter. Le CHAHM est-il vraiment un espace qui permet d’être investit comme une maison familiale ?
Hélène réfute. Pour elle, si le CHAHM était réellement familial « […] chacun irait comme, comme il veut… en fait c’est ça, pas de, pas de délimitation d’espace. Sauf les chambres bien évidemment, tu vois, l’intimité, mais… » (Entretien Hélène)
Et, en effet, personne ne m’en parle lors des entretiens – si ce n’est cette allusion d’Hélène – mais la circulation ne se fait pas de la même façon et avec la même liberté pour les résident·es que pour les éducateurices. Certains lieux sont fermés à clé, comme la réserve au sous-sol, les armoires à vêtements, les bureaux quand personne n’y travaille, le frigo, l’armoire à nourriture dans la cuisine, parfois même la salle occupationnelle. L’accès à la maison depuis la rue se fait par une petite grille qui s’ouvre à l’aide d’un bras automatique lorsqu’on compose le code d’entrée ou lorsqu’après avoir sonné, quelqu’un ouvre de l’intérieur en appuyant sur l’un des ouvre-porte (il y en a un dans le bureau des éducateurices, un au sous-sol, un à côté de la porte d’entrée et un sur le chemin qui mène à la grille). S’il est possible pour tout le monde de sortir – la plupart des résident·es savent utiliser l’ouvre-porte qui se trouve sur le chemin – il n’en est pas de même pour entrer. Les membres de l’équipe peuvent entrer et sortir à leur guise, mais les résident·es sorti·es devront se signaler en sonnant pour rentrer. Quand Roger actionne l’ouvre-porte et franchit la grille alors qu’il n’est pas autorisé à sortir seul, il sait que pour revenir, il se fera passer un savon ou devra escalader la grille. Ce faisant, il s’octroie une liberté de circulation illégitime aux yeux de l’équipe.
Certains espaces n’ont même pas besoin d’être fermés pour être délimités par une frontière dont l’accès est conditionné.
Le téléphone sonne. Amélie décroche, c’est la maman de Giulia, hospitalisée depuis plusieurs mois, qui voudrait parler à sa fille. Amélie transfert l’appel sur le téléphone du couloir (posé dans un recoin sur un meuble à tiroir, à quelques pas de la salle à manger et du salon) et part à la recherche de Giulia. Le téléphone sonne donc dans le couloir. Amélie cherche, appelle. Le téléphone continue à sonner. Elle finit par trouver Giulia en train de fumer une cigarette dehors, sur la plate-forme en métal abritée d’un petit toit en verre qui permet de descendre dans le jardin depuis le bureau des éducateurices. « Ta maman au téléphone » la prévient Amélie. Le téléphone sonne toujours. À ces mots, Giulia écrase sa cigarette et se dirige vers la porte vitrée, la porte la plus proche pour pénétrer dans la maison. Le téléphone sonne toujours. Voyant ce mouvement, Amélie contrarie l’intention de Giulia : « Fais le tour Giulia, passe par l’autre côté ». Pendant que le téléphone ne cesse de sonner, Giulia fait demi-tour, descend les marches vers le jardin, prend le chemin qui longe la maison, tourne le coin, remonte les marches qui mènent à la porte d’entrée, ouvre la porte d’entrée, remonte les quelques marches du hall, arrive enfin au téléphone et décroche. (Carnet de terrain, 14 octobre 2020)
Les deux portes du bureau, celle qui donne sur le couloir vers l’intérieur de la maison et celle qui donne sur la plate-forme vers l’extérieur de la maison, ne sont franchissables par les résident·es que sous conditions. Elles agissent comme des frontières, qui définissent des trajectoires distinctes pour celleux qui viennent y travailler et celleux qui y habitent. De cette façon les rôles et identités de chacun·es sont clairement différenciés et rendus visibles, et permettent à l’un des deux groupes de contrôler la circulation de l’autre (Chassagne, 2015). On peut observer le même phénomène de différenciation avec les toilettes. Au rez-de-chaussée, les résident·es ont accès à deux WC : l’un dans la salle de bain, l’autre au fond d’un étroit et sombre couloir encombré par un porte-manteaux bien chargé. Ces deux toilettes sont rarement propres, bien que nettoyées chaque matin. Celle au fond du couloir semble même avoir les joints imprégnés de l’odeur d’urine, car il est impossible de la faire partir. Les éducateurices ne les utilisent jamais. Iels ont les leurs au sous-sol, fermées à clé pour s’assurer que les résident·es ne s’y rendent pas.
Qu’en est-il de l’intimité ? Les chambres sont investies par les résident·es, certaines plus que d’autres en fonction du temps, du soin, de l’importance que chacun·e y a mis. Toutes les portes ferment à clé, mais les résident·es qui n’ont pas été jugé·es capables par l’équipe de gérer la clé ne l’ont pas.4 Leur porte n’est alors jamais verrouillée. Pour les autres, dans le couloir du premier et dans celui du deuxième étage, un boîtier accroché au mur contient toutes les clés. Il sert aux femmes de ménage, élégamment appelée les « dames », qui font les chambres chaque jour. Et qui, de cette manière s’immiscent dans l’intimité et exercent une surveillance des chambres, de façon parfois respectueuse, parfois intrusive.
Sabrina, une des « dames » s’adresse à moi : « C’est toi la référente de Pierre ? ». Elle m’explique que je devrais regarder dans son armoire, parce qu’il y a plein de magazines, et qu’elle « n’ose pas toucher ».5 Je lui réponds que ce n’est pas un problème, qu’il peut garder ses magazines. Mais elle insiste en me disant qu’il y en a de vraiment vieux. Je lui demande si ça déborde, mais elle me dit que non. J’essaie alors de clôturer la conversation en lui disant que j’irai voir, mais que tant que ça ne déborde pas de l’armoire, il peut les garder. (Carnet de terrain, 31 décembre 2020)
Et que dire de la salle de bain ? À chaque étage se trouvent une salle de bain avec baignoire et WC, et une salle de douche. Au rez-de-chaussée, dans le couloir, presqu’en face de la cuisine et à quelques pas du bureau des éducateurices, une porte s’ouvre sur une salle de bain avec baignoire médicalisée, douche à l’italienne et WC. Cette porte-là, contrairement à celles qui gardent les réserves de nourriture, ou à celles qui ferment les espaces consacrés au personnel, est presque toujours ouverte. Et c’est quelque chose qui m’a marquée dès mon arrivée. Beaucoup de résident·es (mais surtout des hommes), ne ferment pas la porte quand iels vont aux toilettes, et les éducateurices ne la ferment jamais totalement non plus quand iels s’occupent de la toilette d’un·e résident·e.
Si mes collègues ont été plusieurs à me parler de l’intimité des chambres, personne n’a mentionné celle de la salle de bain. Les résident·es qui se lavent seul·es sont plus ou moins tranquilles, mais les personnes qui nécessitent une aide, ou que l’équipe veut « superviser » car elle a évalué que la toilette n’était pas bien faite – voire pas faite du tout – doivent se laver dans la salle de bain du rez-de-chaussée, sous l’œil plus ou moins attentif d’un·e éducateurice.
[...] par exemple les bains et tout ça, on leur demande pas non plus toujours leur avis, beh voilà, parce que de toute façon sinon ils se laveraient… pas souvent ! [rires] Mais déjà, je trouve que c’est un peu, heu… « Allez, Gabriel, tu vas aller prendre ton bain » heu… j’sais pas, parce que ça tombe… Mais il est 14h ! Le gars il a pas du tout envie ! Et chaque fois je me sens un peu (inspiration) pas bien ! De demander des choses comme ça. Je me dis heu… Et je sais, hein, que c’est comme ça, il faut avoir donné tout plein de bains avant telle heure, ton collègue va arriver, voilà c’est un système comme ça. Mais je me dis heu, on me dirait à 14h, va prendre ton bain, heu, là maintenant, je suis occupée à regarder un feuilleton… […] là je dois à chaque fois me faire un peu heu violence. (Entretien Martine)
Gabriel est dans la salle de bains et prend une douche. On entend l’eau couler, mais parfois, Gabriel ne se met que très peu dessous. Amélie veut aller vérifier qu’il se lave, elle abaisse la poignée de la porte, mais le verrou est fermé. Elle se fâche : « Gabriel ! Tu n’as pas le droit de fermer la porte ! » (Carnet de terrain 10 juin 2020)
Lorsque Martine me raconte sa difficulté avec les bains elle met le doigt sur les problèmes d’hygiène des résident·es auxquels la pression de l’arrivée d’un collègue nous oblige à remédier, et à la difficulté d’imposer ce bain à n’importe quel moment de la journée, qui convient à l’éducateurice mais pas forcément aux résident·es. Personne ne remet en question le fait de laisser la porte de la salle de bain entrouverte, de devoir se déshabiller et se laver sous le regard de quelqu’un d’autre, de ne pas pouvoir, une fois l’éducateurice sortie·e de la pièce, verrouiller la pièce pour ne pas être dérangé·e par d’autres résident·es qui veulent, les un·es aller aux toilettes, les autres se laver les mains, les autres encore jeter des lavettes dans le bac de linge sale.
1.4. Une certaine chaleur
C’est vraiment une maison, heu… qui de l’extérieur ne donne pas l’impression d’être une institution, où, beh, voilà, y’a une certaine chaleur, où y’a pas heu… trente-six panneaux partout. (Entretien Patrick).
En effet, ce qu’on voit de la rue, c’est une grande maison de maître trois façades, dont le rez-de-chaussée est plus haut que le niveau de la rue, à la façon typiquement bruxelloise, qui rend le sous-sol habitable. Un petit jardinet à l’avant lui offre un léger retrait par rapport à la rue, et l’aligne sur les autres maisons, toutes du même standing. Rien ne la démarque, si ce n’est, pour les observateurs, deux places de parking réservées aux personnes handicapées sur la rue – l’une est occupée par une camionnette dont le toit est rehaussé – et une petite plaque en verre à côté de la sonnette sur laquelle est écrit le nom du centre sous-titré de « Centre d’hébergement agréé par la Cocof ». À l’arrière, un grand jardin fleuri à la belle saison nous permet de faire des barbecues les week-ends ensoleillés, de faire pousser des tomates et des concombres, de jeter nos déchets biodégradables dans un compost et même de faire bronzette sur un transat les chaudes journées d’été. On croirait en effet une maison, tout ce qu’il y a de plus convivial.
Dans le hall d’entrée, des papiers sont accrochés aux murs ici et là, telle que l’autorisation de l’AFSCA de cuisiner ou une liste des entrées et sorties des visiteur·euses – mesure imposée par la COCOF depuis l’apparition du COVID-19. La pandémie a également fait apparaître un flacon de gel hydroalcoolique, disposé en évidence devant l’ouverture qui mène au reste de la maison.
Sur la gauche, un salon et une salle à manger tentent de poser un décor domestique. Quinze petites tables carrées en bois clair sont disposées de façons diverses. Un grand carré de quatre tables s’impose au milieu de la pièce. D’un côté, trois tables forment une longue tablée, de l’autre côté, deux ensembles de deux tables créent des rectangles de quatre places. Quatre tables seules sont dispersées par-ci par-là – trois pour permettre aux couples de manger en tête à tête et une pour manger seul. Au sol, un vieux parquet à motif en lamelles usées, sans doute de l’époque Art déco, attend d’être restauré. Au plafond, au milieu de la salle à manger et du salon, deux grands lustres Art déco en verre abritent des ampoules à la lumière plutôt blanche. De chaque côté du grand lustre de la salle à manger, ses deux petits frères viennent en renfort pour assurer l’éclairage de l’entièreté de la pièce. La vaisselle est rangée dans un grand vaisselier en bois foncé de style flamand. Dans le salon trône une télévision à écran plat, allumée en permanence à l’exception des repas et de la nuit. Des fauteuils individuels en cuir gris clair sont alignés contre les murs, tournés vers l’écran. La « chaleur » dont Patrick parle peut se retrouver dans ces deux pièces. Il s’y assemble une superposition d’éléments de la « maison ». Pourtant, la disposition des tables et des fauteuils trahit une tension entre univers familial et réalité institutionnelle. Les tables ont été regroupées de manières à donner l’impression de manger en famille, mais la pièce n’en garde pas moins des allures de réfectoire par la taille, le nombre de tables et sa lumière un peu trop blanche. Les fauteuils sont collés les uns aux autres dans une allure de grand divan convivial, mais il s’agit bien de fauteuils individuels, et ça se voit.
Le couloir donne accès à la cuisine, à la salle de bain, à la chambre dite « médicale » et aboutit sur le bureau des éducateurices. Des dessins encadrés et des pèles-mêles de photos ainsi que deux grands panneaux sont accrochés au mur. Le premier est recouvert d’une vitre en plexiglass avec une serrure. Derrière la vitre, on peut y voir des photos de résident·es et des pictogrammes représentant une table ou un lave-vaisselle qu’on débarrasse, de la vaisselle qu’on essuie, et autres tâches liées aux repas. Il permet aux résident·es et aux éducateurices de savoir qui est « de service » et qui est chargé de quelle tâche (un même groupe est de service une semaine entière toutes les trois semaines. Une journée se divise en un groupe « jour » et un groupe « soir »). Le second est un tableau blanc, sur lequel est dessiné au feutre un tableau à double entrée. L’abscisse indique les jours de la semaine, l’ordonnée des heures et des moments de la journée. Dans les cases ainsi formées, on voit des photos-portraits des éducateurices, collées sur des aimants. De cette façon, les résident·es peuvent savoir quel·les éducateurices sont présent·es quels jours.
Dans le bureau, ça déborde de classeurs, de papiers punaisés sur des tableaux en liège, de feuilles collées aux portes des armoires, avec des numéros de téléphone d’urgence et des protocoles à suivre en cas de COVID-19 ou de décès. Sur un mur, un autre grand tableau blanc attire l’attention. Il est divisé en colonnes, représentant elles aussi les jours de la semaine. Cette fois pas de photos, c’est le planning qui y est écrit : les départs en centre de jour, en famille, les rendez-vous médicaux, les visites, etc.
Cette traversée du rez-de-chaussée me permet de mettre en évidence ceci : le lieu donne à voir que le CHAHM est une maison à l’esprit familial – de par l’architecture, la décoration des lieux de vie, le souci d’y apporter une certaine convivialité – et une institution – on peut voir que des gens viennent y travailler, des protocoles et des « panneaux » sont affichés, ça regorge de papiers administratifs, le tout selon des normes imposées par les pouvoirs organisateur et subsidiant. La nature institutionnelle n’exclut donc pas la possibilité de distiller un esprit familial. Pourtant, mes collègues me les présentent comme antagonistes. Le champ lexical utilisé pour décrire l’« institution » telle qu’iels l’imagine est l’exact opposé de celui de la maison familiale. Une institution, ça leur évoque du « froid », un endroit où les habitant·es se sentent « étrangers chez eux » (Entretien Patrick), dans lequel les choses sont figées et qui est incapable de répondre à des besoins spécifiques individuels6 (Entretien Chantal). Iels semblent donc ranger sous le terme « institution » tout ce qu’iels vivent avec un certain malaise.
1.5. Des règles normalisées
Que veut dire Patrick quand il définit une maison comme un lieu où il n’y a pas « trente-six panneaux partout » ? Que sont ces panneaux ? Je dirais qu’il en existe deux catégories. Dans la première, les panneaux sont composés de lettres et de chiffres principalement. Ils ont pour fonction de faire circuler le savoir de l’équipe à l’équipe. Dans la deuxième, la communication s’effectue par des photos et des pictogrammes. Il s’agit d’un moyen de partager un certain savoir avec les résident·es, dont la grande majorité ne sait pas lire. Les éducateurices complètent le tableau sur lequel sont aimantés les portraits des éducateurices avec les résident·es le dimanche. Je ne travaillais pas encore au CHAHM lorsqu’il a été mis en place, mais plusieurs collègues m’ont fait écho des difficultés qu’a rencontrées l’éducatrice à l’initiative de ce projet. Une partie de l’équipe trouvait que cela faisait « trop institution ». Cette éducatrice, qui a fini par quitter le CHAHM, s’est d’ailleurs vue attribuer le sobriquet de « Madame Picto ». J’ai moi-même déjà eu l’occasion d’entendre cet argument anti-pictogrammes et été mise en garde du risque que cela comportait de vouloir en amener. Il semblerait donc que les panneaux « problématiques », ceux qui font « institution » dans le sens péjoratif entendu par l’équipe, soient ceux de la catégorie du partage de savoir. Il semblerait alors qu’il y ait malaise avec ce qui est de l’ordre de l’autonomie voire de l’émancipation des résident·es.
L’institution serait un endroit où le fonctionnement et les règles se communiquent de façon explicite, tandis qu’une maison familiale n’aurait pas besoin de les afficher, ce qui suppose qu’elles sont implicites et intégrées par tous les membres, habitant·es et travailleur·ses. Mais qui décide de ces règles, et comment ? En recoupant entretiens et observations de terrain, j’identifie une source principale – l’équipe pédagogique – mais différents processus d’élaboration et différents modes d’application. Je vais partir d’une situation très concrète, à laquelle j’ai participé un jour où j’étais venue passer du temps en dehors de mes heures de travail.
Je rentre dans la chambre de Mina. Elle est assise dans son fauteuil.
Moi : Tu viens déjeuner, Mina ?
Mina : Kellogg’s.
Moi : Ah, ça, je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui fais le déjeuner…
Mina, lève sa main gauche, sa main valide – elle est hémiplégique depuis un AVC – et la place en position verticale, la tranche du pouce contre sa poitrine. Elle tourne légèrement la tête vers la gauche et me répond sans me regarder :
Mina : Non, non, non.
Moi : Tu veux pas déjeuner ?
Mina : Non.
Moi : Allez, viens !
Mina : Poire.
Moi : Viens manger, Mina
Mina : Non, non, non !
Moi : Bon… mais alors tu ne vas rien manger avant midi… ?!
Au CHAHM, les résident·es n’ont pas accès à la nourriture en dehors des repas.
Mina : Pfff, non.
Plus j’insiste, plus elle a l’air excédée. Ma collègue Sandra arrive. Je la préviens : « Elle ne veut pas venir. » Mais elle tente tout de même sa chance :
Sandra : Viens boire une tasse de café, Mina.
Le café n’est pas accessible non plus en dehors des repas.
Mina : Non, non, non.
Sandra : Tu veux pas ?
Elle tourne la tête en soufflant. Nous quittons la pièce et croisons Catherine dans le couloir, partie chercher Mina pour le déjeuner. Je la préviens à son tour : « Elle ne veut pas venir, mais vas-y, tu peux réessayer… » Elle y va. Puis revient seule dans la salle à manger où tou·tes les autres résident·es sont assis·es à leurs tables, et attendent que les éducateurices aient terminé la distribution de café, de nourriture et de médicaments. Car personne ne peut commencer à manger tant que les éducateurices ne l’ont pas autorisé, en général par un « Bon appétit ! » lancé une fois que tout le monde est servi. Le principe étant qu’on mange tou·tes ensemble, comme dans une famille. Suivant la même idée, on ne quitte pas la table avant que tout le monde ait fini – et que les éducateurices l’aient autorisé – même pour aller aux toilettes.
Catherine annonce le problème :
Catherine : C’est parce qu’elle veut des Kellogg’s. Elle peut pas avoir ça ?
Ce jour-là, Catherine assure un remplacement, elle n’a pas l’habitude de travailler avec ces collègues-là. « Ah, mais les Kellogg’s, c’est le samedi » lui répond Sandra, « oui, c’est le samedi » confirment les deux autres éducateurs présents.
Catherine : Ah… on peut pas lui donner, alors ?
Sandra : Bin, si on lui en donne, tout le monde va en vouloir, alors…
Catherine : Ah, ok… bon, je vais lui dire qu’il n’y a plus de Kellogg’s.
(Carnet de terrain, 08 mai 2020)
Ce petit épisode de la vie quotidienne met en évidence les choses suivantes : l’accès à la nourriture n’est pas libre, il est réglementé, et le respect de ce règlement est assuré par les éducateurices. Sans doute pas de la même manière par tou·tes car Catherine travaille au CHAHM depuis plus de dix ans, elle est donc censée savoir que « les Kellogg’s, c’est le samedi », mais semble trouver envisageable d’outrepasser la règle. Peut-être le fait-elle les autres jours avec d’autres équipes… Ensuite, que ce sont aux éducateurices habitué·es à travailler ce jour-là que revient la décision finale.
Le premier niveau de décision d’une règle et de son application se joue donc dans la temporalité immédiate du terrain, par l’éducateurice considéré·e la·le plus légitime.
Mais qui a décidé que les Kellogg’s seraient réservés au samedi, que la nourriture et le café ne seraient pas accessibles en dehors des repas, qu’on devrait attendre l’autorisation pour manger et pour quitter la table ? « […] on arrive souvent à un accord sur des points même difficiles et même des personnes qui sont pas spécialement d’accord elle-même sur un point vont faire ce qui a été décidé » (Entretien Patrick). Ce que Patrick trouve bien et qui satisfait Chantal.
[on va] vraiment au fond des choses et [on sort] de la pièce en se disant, bah, c’est ça qui est décidé, même si ça convient pas à tout le monde, mais on a eu le débat, chacun a eu l’occasion de s’exprimer. Et puis, bah, les « d’accord », les « pas d’accord », mais on arrive à un compromis ou en tout cas à une décision et c’est celle-là qu’on applique. (Entretien Chantal)
Et ce dont tou·tes deux parlent, la pièce dont on sort avec une décision, c’est la salle de réunion, la réunion d’équipe qui rassemble l’entièreté de l’équipe pédagogique une fois tous les quinze jours. C’est elle qui édicte les règles, de façon concertée mais unilatérale.
Pourtant, pour « faire famille », Hélène s’imagine plutôt un endroit où « on discuterait [avec les résidents], […] on choisirait la télé ensemble ». Et même si Martine dit ne pas voir comment faire autrement, elle avoue être parfois en difficulté, et parle de « rythme » qui serait plutôt celui de l’éducateurice que celui du·de la résident·e :
Tu vois, j’… là j’ai l’impression que… que on a… enfin que je, quand je fais ça j’ai l’impression que je suis un peu à côté de la… plaque vis-à-vis d’eux. Même si au niveau institutionnel, c’est comme ça qu’il faut faire parce que, voilà, tu dois aller faire des courses, tu dois faire ci, tu dois faire là, que c’est comme ça que ça doit aller, mais (inspiration) ouais ! Pour ça, j’ai… ça m’embête plus. (Entretien Martine)
Tout le monde, au sein de l’équipe ne semble pas à l’aise avec toutes les règles. Iels n’en perçoivent pas toujours le sens. Par exemple, en ce qui concerne les Kellogg’s, j’ai cherché à savoir ce qui motivait la décision de les réserver au samedi. Certain·es se souviennent que c’est une décision qui avait été prise en réunion, et qu’il y avait une raison à cela… dont iels ne se souviennent plus. « La règle, c’est la règle » que m’affirmait Julien ne s’appliquerait donc pas qu’aux résident·es.
Je constate également que si la création d’une règle se fait, en principe, de façon formelle en réunion – sans doute dans l’optique d’uniformiser les pratiques – son origine se perd avec le temps. La règle se normalise. Elle ne se pense plus, ne se discute plus. Elle devient
[…] l’expression d’exigences collectives dont l’ensemble, même en l’absence d’une prise de conscience collective, définit dans une société historique donnée sa façon de référer sa structure, ou peut-être ses structures, à ce qu’elle estime être son bien singulier. (Canguilhem, 2018, pp. 226, 227)
Elle n’offre plus la possibilité de se remettre en question, elle s’extrait du processus démocratique. Elle se dépolitise dans le sens où elle n’est plus pensée comme fait politique mais comme norme « naturelle ». En fait, elle se rapproche du fonctionnement « familial » tel qu’il est envisagé au CHAHM, elle se désinstitutionnalise. C’est peut-être là-dessus qu’il y aurait une opposition à faire entre famille et institution. D’un côté ce qui agit en-dehors du pensé, dans un vécu spontané ; de l’autre ce qui est de l’ordre de la réflexivité. Cela rejoindrait ce qu’une collègue m’a dit un jour, à l’issue d’une longue discussion sur les pratiques du CHAHM. Elle me déclarait que tout ce qui était plus intellectuel, réflexion, ce n’était « pas trop son truc » (Carnet de terrain, 13 janvier 2021).
2. La nourriture
[…] le non-accès à la nourriture heu.. ça, ça me, ça me perturbe de dingue ! […] ça [le frigo fermé à clé], heu… [elle fait un bruit aspiré, entre un hein et un ho, qui marque une gravité] ça je peux pas, quoi ! C’est comme si ton compagnon, ou ta compagne jugeait que tu manges trop [elle hache la phrase en insistant sur chaque partie] et te ferme le frigo quand il part, quoi ! Pas de sens, quoi ! Moi je le mets pas le cadenas, je suis désolée, je rentre pas dans les règles, hein, mais je le mets pas ce cadenas ! Je peux pas ! […] qu’ils chapardent, tu vois ! […] En plus ils sont même drillés dans le chapardage, tu vois ! ‘fin ils vont pas tout [elle insiste sur tout] prendre. Vont prendre un bout, vont prendre une bouteille, ils vont pas tout prendre le frigo ! Mais ça tu vois ! La liberté de chaparder, la liberté de… de voler, la liberté de bouffer, quoi ! ça c’est ouf quoi ! On leur enlève la liberté de : manger, quand ils veulent, quoi ! Mais bon. Donc, ouais, non, c’est pas familial pour ça. Les règles. Certaines règles. (Entretien Hélène)
Le seul truc qui, moi quelque fois me fait le plus mal au cœur, c’est ça, c’est ce côté heu, institutionnel, que je me dis, waouw, ça doit être super dur de vivre tout le temps en… en institution comme ça. De demander heu... de demander de l’eau, par exemple [cette remarque fait référence à Julie, une résidente, qui vient de rentrer dans le bureau pour demander à Martine une petite bouteille d’eau]. De demander heu… ‘fin moi je trouve que ça doit être dur de pas pouvoir manger un petit biscuit quand t’en as envie, de… quelque part c’est un peu dépersonnalisé. (Entretien Martine)
2.1. Contrer l'anarchie alimentaire
L’accès réglementé à la nourriture, Hélène et Martine l’identifient comme une source d’impossibilité de « faire famille ». Et pourtant, si elles le pointent toutes deux, c’est que « manger » est sans doute l’activité la plus encadrée. Le frigo cadenassé, les portes fermées, la nourriture surveillée, le rituel du repas extrêmement réglementé… Car non seulement on ne mange que pendant les repas, toute sortie de table nécessite autorisation, mais on n’y mange pas ce qu’on veut, comme on veut, dans les quantités qu’on veut. Le nombre de tranches de pain a été défini en réunion, et chaque tranche n’autorise qu’une garniture. Ce sont les éducateurices qui servent chaque assiette et permettent ou non un deuxième service, surveillant par la même occasion, avec plus ou moins de rigueur selon les un·es ou les autres, que personne ne mange un aliment qui ne lui serait pas autorisé pour des raisons de santé. Une fois par mois, je colle des menus pré-élaborés dans un agenda, décidant du même fait de ce qui sera mangé quel jour.
Et si ces règles mettent mal à l’aise certain·es éducateurices, tou·tes s’accordent sur le fait que cela est nécessaire, à différents degrés, car une personne ayant un handicap mental ne serait pas capable de gérer son alimentation – contrairement à nous, qui avons toutes nos capacités et sommes capables de nous en servir dans nos actes et décisions du quotidien. Amélie y voit un élément central de son rôle professionnel :
Si les professionnels n’étaient pas là, ce serait l’…anarchie dans, dans la maison, ils seraient tous, heu… ils seraient peut-être tous obèses [léger rire] je, je, je ne sais pas ! heum, mais heu… Mais on est là pour donner un, un cadre, en fait. On est là pour donner un cadre que eux ne savent pas se… se donner eux-mêmes. (Entretien Amélie)
Il y aurait donc une différence fondamentale entre l’équipe, totalement maîtresse de son rapport à la nourriture, et les personnes ayant un handicap mental. Nora, dont la sœur a une trisomie vingt-et-un, le confirme :
[…] je peux le comprendre ! tu vois, qu’on ne donne pas accès à la nourriture, mais je trouve que c’est une solution de facilité. Ma petite sœur [qui a une trisomie 21] elle a les mêmes problèmes de, de puits sans fond [très léger rire], où elle serait capable… mais on l’a éduquée ! ‘fin, on a éduqué cette partie-là de chez elle, on. J’peux que dire « on l’a éduqué » parce que physiquement elle ressent le besoin de manger. C’est vraiment une éducation à faire « comme si » elle avait pas faim. Donc c’est vraiment une éducation. Une sorte de conditionnement, en fait. « Tu dois faire comme ça, dans la société c’est comme ça. » Sinon, bah, si tu manges toute la journée, tu vomis et tu te rends malade, et ça va pas. Donc là y’en a vingt et un, heu… On ferme le frigo à clé ! (Entretien Nora)
2.2. Manger, what else ?
Et en effet, manger est un évènement tout à fait central au CHAHM. Certain·es résident·es vivent dans l’attente du prochain repas, zonant entre deux, piquant un peu de nourriture quand l’occasion se présente. Gabriel a des phases où il ne parle que de « bouffe », tourne autour du frigo et sait par cœur ce qu’il y a dedans. Il aime principalement tout ce qui est interdit à son estomac abîmé : les préparations en sauce, les boissons pétillantes, les repas acides, le café, le sucre et le gras. Daniel, Simon, Raymond, entre autres, engloutissent des aliments à peine mâchés. Mina réclame du chocolat à tout moment de la journée, Marcel – hors confinement, quand il peut sortir seul – mange tout ce qu’il trouve en dégustation au Colruyt, sur les appuis de fenêtres, par terre, dans les poubelles… et si Roger a fait le mur ce n’est pas pour aller voir quelqu’un·e en particulier, pas pour fumer des cigarettes ou boire de l’alcool, c’est pour remplir ses poches de sucreries.
Cet intérêt aigu pour la nourriture exaspère l’équipe éducative, qui a l’impression qu’« on ne fait que bouffer ! », qui se désole qu’aucune activité ne les intéresse si il n’y a pas un verre ou un biscuit à la clé.
Pourtant, la nourriture n’est pas une préoccupation importante que pour les résident·es. Certain·es éducateurices échangent des repas dans l’agenda des menus pour se réserver ceux qu’iels préfèrent, sans grand soucis pour l’équilibre que j’ai essayé d’instaurer en les collant. Les chips achetés pour faire des apéros avec les résident·es et les sucreries du goûter ne sont pas rangés dans la cuisine avec le reste de la nourriture. Les « crasses » sont stockées dans une petite armoire à parois coulissante dans le bureau des éducateurices. C’est l’armoire « coin café », sur laquelle sont installées la machine à café Senseo et les capsules de café (pour les éducateurices ; les résidentes reçoivent du café décaféiné passé dans les trois percolateurs de la cuisine et versé dans des thermos). À l’intérieur de l’armoire, les éducateurices rangent également leurs tasses personnalisées avec des photos d’elleux-mêmes ou des images qui leur correspondent. C’est aussi là qu’est rangé le sucre en morceaux, que les résident·es ne reçoivent jamais. Iels ont droit, pour sucrer leur café, à des granules d’aspartame, quand l’éducateurice le veut bien.7 Parmi les sucreries pour le goûter, certaines ont été choisies et payées par un·e résident·e à l’occasion d’une sortie individuelle. Le règlement d’ordre intérieur stipule que les résident·es ne peuvent pas avoir de nourriture dans leur chambre. Nous écrivons alors leur nom sur l’emballage et rangeons le paquet dans cette armoire, annonçant qu’iel recevra ses friandises petit à petit au goûter. En fait, elles seront principalement mangées par les éducateurices, qui grignotent allégrement chips et sucreries entre les repas. Et lors des repas, iels se réservent des petits fromages ou du filet américain achetés dans les courses communes, payées avec le budget repas des résident·es, et qui ne sont pas proposés aux résident·es.
L’explication de l’attrait anormal qu’ont certaines personnes avec handicap mental pour la nourriture ne suffit donc pas à comprendre ces processus de différentiation. Hours, à propos de « l’idéologie compassionnelle humanitaire », avance l’idée que la constitution d’un « autre » sous les traits « du manque, du risque et de l’insécurité […] justifie l’intervention et l’ingérence ». Ce qu’il nomme « approche thérapeutique de l’altérité » place les rapports du « bénéficiaire […] d’un dispositif thérapeutique d’aide ou de soin » à cette altérité « dans un champs politique de dépendance voire de domination » (Hours, 2004, p. 141). Faire des résident·es des individus « autres », à qui un manque (manque intellectuel qui aboutirait à un manque de contrôle alimentaire) fait encourir des risques, permet de légitimer la surveillance accrue, l’ingérence, tous les rapports de dépendance et de domination qu’englobe la réglementation de l’alimentation.
2.3 Du repas de famille aux verts pâturages
Que manger soit au centre des préoccupations, si le CHAHM est une famille, n’a, en fait, rien d’étonnant. Le traditionnel « repas de famille » en témoigne : nourriture et famille sont étroitement liés. J’ai cherché dans la littérature surtout sociologique, anthropologique et psychologique des éléments éclairant quant à ce lien étroit. Si ces lectures m’ont confortée dans cette idée, notamment parce qu’historiquement la sociologue de l’alimentation est une branche de la sociologie de la famille (Belorgey, 2011), ou parce que les textes sur les repas, la façon de se nourrir, comprennent toujours une référence à la famille, je n’ai rien trouvé de pertinent à citer dans le cadre de ce travail.8 Si ce n’est ce passage chez Durkheim :
[…] les repas pris en commun passent, dans une multitude de sociétés, pour créer entre ceux qui y assistent un lien de parenté artificielle. Des parents, en effet, sont des êtres qui sont naturellement faits de la même chair et du même sang. Mais l'alimentation refait sans cesse la substance de l'organisme. Une commune alimentation peut donc produire les mêmes effets qu'une commune origine. (Durkheim, 1991, p. 481)
La famille s’assemble autour d’un repas car le repas fait famille. En décrivant les pratiques totémiques et les rituels sacrificiels à l’issue desquels les chefs des clans peuvent et doivent manger une partie de l’animal totem afin de continuer à ne faire qu’un avec l’animal sacré et à conserver la « substance mystique » qui fait son âme (Durkheim, 1991), Durkheim nous incite à ne pas penser la nourriture uniquement en termes de carburant pour la machine que serait notre corps, mais à y chercher la portée symbolique. Celle qui constitue la vie relationnelle intime et rassembleuse, qui assure la dimension psychique de l’être, qui amène au salut.
Amener au salut par la subsistance, c’est de cette façon que Foucault a décrit la pratique pastorale du IIe au XVIIIe siècle de notre ère :
Le salut, c’est d’abord essentiellement la subsistance. La subsistance fournie, la nourriture assurée, c’est les bons pâturages. Le berger, c’est celui qui nourrit […] d’une part en conduisant jusqu’aux bonnes prairies, ensuite en s’assurant effectivement que les animaux mangent et sont nourris comme il faut […] celui qui présidait à cette distribution juste, calculée et réfléchie de la nourriture. (Foucault, 2004, pp. 130, 131)
Mener au salut le troupeau dont elle a reçu la responsabilité, notamment par le contrôle de la nourriture, serait-ce ce que fait l’équipe éducative du CHAHM ?
3. Le pastorat
En 1978, Foucault donne une série de cours au Collège de France sur le thème du pastorat chrétien (pp. 119-193), qu’il analyse en tant que système de gouvernance9, de pouvoir10.
[…] le pastorat dans le christianisme a donné lieu à tout un art de conduire, de diriger, de mener, de guider, de tenir en main, de manipuler les hommes, un art de suivre et de les pousser pas à pas, un art qui a cette fonction de prendre en charge les hommes collectivement et individuellement tout au long de leur vie et à chaque pas de leur existence. (p. 168)
Cette théorie me permet de poser les deux questions suivantes : peut-on envisager le travail social au CHAHM comme une pratique de gouvernance ? Et, plus spécifiquement, si ce qui reliait la vision d’un lieu « familial », « épanouissant » (Patrick cfr. supra), « empathique » (Suzanne cfr. supra), et le sentiment de nécessité de contrôler l’espace et la nourriture, était un typer de gouvernance qu’on pourrait appeler, à la suite de Foucault, « pastorat » ?
3.1 Gouvernance et soustraction du politique
Saillant fait une différence entre « le monde de la gestion » et le « monde des accompagnantes ». Alors qu’elle décrit l’accompagnement comme un lieu de création de « courant entre la vie, les choses et les personnes », elle invoque, pour ce qui est de la gestion, un certain « ordre que l’on impose aux choses et aux personnes ». D’un côté on « connecte » tandis que de l’autre on « ordonne » (Saillant, 2000, p. 156). Dans un monde de gestion, « l’administration des choses et des personnes » est privilégiée par rapport au « travail de médiation que représente l’accompagnement » (p. 163).
Au CHAHM, l’équipe éducative opte plus volontiers pour l’ordre. C’est ce que déplore Nora, qui constate qu’on préfère interdire l’accès à la nourriture en cadenassant que de faire un travail d’« éducation », comme sa famille l’a fait avec sa sœur.
C’est ce qui m’intéresse dans la définition que Saillant fait de la gestion : assurer l’ordre, quitte à négliger la médiation. Il me semble que c’est aussi ce qu’on peut comprendre lorsqu’Hélène parle d’un endroit où « on discuterait [avec les résidents], […] on choisirait la télé ensemble » (cfr. supra). Choisir la télé ensemble, c’est le contraire d’administrer et d’ordonner : chacun y va de son avis, de son argument, de son envie. Ça se chamaille, et la tâche éducative revient alors à « créer un courant » qui permette à la discussion de continuer.
Ce qui fait écho avec une expérience que j’ai voulu mener au CHAHM : comme c’est moi qui suis en charge des menus (cfr. supra), j’ai tenté d’élaborer un projet qui permettraient, petit à petit, d’inclure les résident·es dans les processus de choix et d’élaboration des repas. Certain·es de mes collègues à qui j’en ai parlé ont aimé l’idée, d’autres se sont montrés dubitatifs. En effet, iels craignaient que ça fasse « des histoires » entre les résident·es. Ce projet n'a d’ailleurs jamais abouti, n’a même jamais été jusqu’en salle de réunion. Car, si ma cheffe-éducatrice s’est d’abord montrée enthousiaste, elle s’est mise à avancer à reculons lorsqu’il s’est agi de le présenter à toute l’équipe.
La gestion et son ordre semble donc prévaloir. Peut-être parce qu’elle permet de « soustraire le politique » (Rancière, 2018), c’est-à-dire de « dé-démocratiser » (Simon & Piccoli, 2018) le processus relationnel du CHAHM, d’en cacher « la dimension conflictuelle » : « le vocable politique » est remplacé par « le terme « gouvernance » » (pp. 12, 13). Il est « [réduit] à sa fonction pacificatrice du rapport entre individu et collectivité » (Rancière, 2018, p. 34). « Soustraire le politique » c’est, d’après Rancière, « enlever tout ce qui en lui n’est pas fonctionnellement ordonné à la maximisation des chances de succès de l’être ensemble, à la gestion simple du social » (p. 33).
Je pense, avec l’aide de Rancière et de Simon et Piccoli, pouvoir répondre à ma première question : le travail social, au CHAHM, tourne beaucoup autour de l’idée d’éviter – ou de cacher – la conflictualité, d’ordonner le quotidien de façon à ce qu’il soit fonctionnel. À tel point qu’il arrive que « les principes disparaissent et les procédures deviennent des fins en soi » (Simon & Piccoli, 2018, p. 13), comme lorsqu’on applique la règle « les Kellogg’s c’est le samedi », sans plus se souvenir de l’origine – et donc du principe – de celle-ci. En ce sens, je pense, en effet, qu’on peut parler de gouvernance.
Pourtant, cette lecture ne me suffit pas. Oui, l’équipe éducative agit en ordonnant, mais pour quelle raison ? Qu’est-ce qui la pousse à soustraire le politique ?
3.2. La responsabilité du pasteur
Dans la pratique pastorale chrétienne décrite par Foucault, le pasteur est responsable de son troupeau. Il ne s’agit pas de simplement surveiller une poignée de brebis en échange de quoi il recevrait un salaire, plus ou moins élevé selon la qualité de sa surveillance et le nombre de brebis qu’il aurait ramenées. Sa responsabilité comprend de devoir rendre des comptes devant Dieu « au soir de la journée, de la vie du monde ». Dieu décidera de son salut ou de sa perte notamment en fonction de ses mérites et démérites11 : la façon dont il a géré son troupeau pèsera dans la balance. La responsabilité qui lui incombe est complexe, elle détermine tant le salut des brebis que le sien. Il devra « rendre compte de tous les actes de chacune des brebis, de tout ce qui a pu leur arriver à chacune d’entre elles, de tout ce qu’elles ont pu faire à chaque moment de bien ou de mal »12, considérer « chacune des choses qu’a faites une brebis […] comme son acte propre »13, « se perdre pour ses brebis, et à leur place »14, augmenter son mérite à proportion de la rétivité de ses brebis et des dangers bravés pour les sauver15 (pp. 173-175).
Voici qui permet d’éclairer la déception de Julien lorsqu’il se rend compte que Roger a échappé à sa surveillance : Julien est profondément déçu de lui-même car, comme il me le dit, il se sent responsable de Roger. Il ne s’agit pas uniquement des risques qu’il a laissé courir à Roger, mais bien plus profondément, de son propre mérite, de son propre salut.
Cette responsabilité du pasteur exige de lui de l’ordre et une surveillance accrue de ses brebis. Une surveillance qui s’observe au CHAHM, par la position et la disposition stratégique du bureau par exemple. Tout au bout du couloir, il offre une vue sur une bonne partie de la salle à manger et sur la circulation du couloir, comme les entrées dans la cuisine. Le siège principal, à roulettes, est installé presqu’en face de la porte – il suffit d’un léger glissement latéral pour avoir vue sur le couloir. Mais aussi par le choix que font les éducateurices face aux risques de fausses déglutitions de Daniel : Daniel, qui vient de fêter ses quatre-vingts ans, a déjà failli mourir deux fois en s’étranglant. Les éducateurs présents l’ont sauvé en pratiquant la méthode du Heimlich16 puis ont appelé les secours. Les soignant·es de l’hôpital nous ont recommandé de passer « au moulu », c’est-à-dire une alimentation molle, mixée si besoin. Mais ce mode d’alimentation impacte le plaisir en n’offrant aucune diversité de textures et en réduisant celle du goût. L’équipe a donc opté en réunion pour un compromis : Daniel continuera de manger normalement, mais nous lui couperons tout en tout petits morceaux qu’il ingérera sous l’attention d’un·e éducateurice. À l’époque, nous mangions à la même table que les résident·es, il suffisait donc de s’installer à côté de lui et de jeter un œil en mangeant. Depuis le COVID-19, nous mangeons à l’écart. Une personne doit donc s’assoir à côté de Daniel et le regarder manger. D’autant que cette pratique s’est transformée avec le temps. À présent, Daniel coupe seul ses morceaux, pendant que l’éducateurice qui l’observe le rappelle à l’ordre, sur la taille de ses morceaux, sur la quantité qu’il enfourne et sur la vitesse à laquelle il avale. Plutôt que de lui couper des petits morceaux qui lui permettront de manger en paix, l’équipe opte pour la haute surveillance. Que certain·es résident·es semblent ressentir.
Le soir approche, et avec lui l’heure de la fin de mon service. Giulia, qui me voit rassembler mes affaires, me demande si je pars bientôt. Comme je lui réponds par l’affirmative, elle s’inquiète : « Alors qui va nous surveiller ? » (Carnet de terrain, 12 octobre 2020)
3.3. Veiller à ce qu'il n'arrive rien
Cette surveillance, exigée par l’importante responsabilité, prend une forme toute particulière dans la pratique de la gouvernance pastorale :
Le berger, c’est celui qui veille. « Veille » au sens bien sûr de surveillance de ce qui peut se faire de mal, mais surtout comme vigilance à propos de tout ce qui peut arriver de malheureux. Il va veiller sur le troupeau, écarter le malheur qui peut menacer la moindre des bêtes du troupeau. Il va veiller à ce que les choses soient pour le mieux pour chacune des bêtes du troupeau. (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 131)
Dès lors, il ne s’agit pas seulement d’écarter les dangers mortels et immédiats, mais de veiller à assurer une forme de bien-être qui exclut tout risque de potentielles souffrances.17
Daniel, en plus de faire des fausses déglutitions, chute souvent. La dernière en date lui a cassé quatre côtes. Nous en parlons en réunion (par vidéoconférence), et une collègue nous raconte qu’après la chute, alors que l’équipe attendait le médecin, Daniel, seul dans sa chambre, s’est appuyé sur le chariot d’une des « dames » et s’en est servi comme d’un déambulateur pour se rendre aux toilettes. Amélie attire alors notre attention sur les dangers : si Daniel s’est appuyé sur le chariot, cela voudrait dire qu’il pourrait s’appuyer sur n’importe quoi, même sur quelque chose d’instable, et risquer de tomber. La discussion glisse alors à toute vitesse, sans que je comprenne bien comment, sur le fait que ce chariot traîne dans le couloir et que ça pourrait être dangereux. Conclusion : il faut demander aux « dames » de ranger leurs chariots ailleurs, à un endroit plus « sûr ». (Carnet de terrain, 07 janvier 2021)
Daniel a démontré sa capacité à pouvoir se débrouiller seul en cas de besoin. Ce qui préoccupe immédiatement l’équipe, ce sont les risques que « se débrouiller seul » comprend. (Quitte à se lancer dans des démonstrations à la logique hasardeuse). Inaptes à vivre seul·es, à pouvoir prendre une grande partie des décisions qui les concernent, à dépenser leur argent, j’ajoute à la liste, à « juger de ce qui est adéquat » ou pas.
[…] quelque part c’est un peu un rôle [le rôle des éducateurs·trices] de protection, heu… de… beh surtout, heu… beh, d’eux, quoi. ‘Fin… Ils ne savent pas, ils ont pas toute la possibilité de… beh de juger, de toujours juger ce qui est heu… ce qui est adéquat, ce qui ne l’est pas. (Entretien Martine)
Il semble à Nora que ce souci de protection, c’est ce qui occupe surtout l’équipe :
Par exemple je vois que quand y un « crash », quand par exemple il y a quelqu’un qui va pas bien chez les résidents, j’vois que vraiment là les, les, les éducs s’affairent à ce que ça aille. Dans la vie de tous les jours, quand ça roule, heu, on s’affaire à ce que la journée se déroule sans encombre. (Entretien Nora)
Lors de notre entretien, ce terme « sans encombre » m’a fait réagir, j’ai cherché à ce qu’elle m’en dise plus. Car ce terme me semble lourd de sens. Elle n’a pas dit sans « souci », ou sans « problème ». Elle a choisi un mot qui évoque un obstacle sur le chemin, un grenier à vider, des bronches qui peinent à respirer. Quelque chose dont il faut se débarrasser au plus vite et qui prend trop de place. Elle m’explique alors que, ce qu’elle veut dire c’est que si quelque chose a « déjà été essayé[e], [et que] ça a pas fonctionné, c’est fini. […] c’est que ça va plus fonctionner. » Il lui semble que cela traduit une volonté de « pas trop écouter, pas trop voir que nos résidents peuvent évoluer malgré leur âge, malgré tout ce qui se passe dans leur vie… » Il s’agirait de « faire comme d’habitude. [De] rester dans le moule dans lequel tout le monde a toujours été. »
Peut-être parce que « faire comme d’habitude » permet d’éviter tout conflit, tout danger. S’il ne se passe rien, il ne se passe rien non plus de malheureux, et la responsabilité du pasteur reste intacte.
3.4. Obéissance et dépendance
La tâche du pasteur est lourde car non seulement il sera responsable du troupeau, mais aussi de chacune des brebis.
[…] il n’y a pas une seule des brebis qui puisse lui échapper. […] Il fait tout pour la totalité de son troupeau, mais il fait tout également pour chacune des brebis du troupeau. […] le berger doit avoir l’œil sur tout et l’œil sur chacun. (Foucault, 2004, p. 132)
Pour assurer le salut du troupeau et de chacune des brebis – et le sien –, veiller à ce qu’il n’arrive rien, le pasteur a besoin de l’obéissance de ses brebis, sans quoi il ne saurait où donner de la tête. Toute tentative pour guider le troupeau serait veine. Comment l’équipe éducative ferait respecter les règles qu’elle élabore en réunion si les résident·es n’étaient pas obéissant·es ? Comment parviendrait-elle à maintenir l’ordre ?
La mise en corrélation d’un individu qui dirige à un individu qui est dirigé, est non seulement une condition, mais c’est le principe même de l’obéissance chrétienne. (p. 178)
Pour Foucault, « […] arriver à un état d’obéissance [se définit] par la renonciation, la renonciation définitive à toute volonté propre » (p. 181). En effet, pour que les résident·es acceptent de rester assis à leur place jusqu’à la fin du repas, acceptent d’attendre que tout le monde soit servi pour manger, de ne pas manger en dehors des repas, et toute autre règle, il faut bien qu’iels renoncent à leur propre volonté. Il faut bien que l’équipe impose sa volonté et fasse renoncer les résident·es à vouloir autre chose.
Mais, si comme le déclare Foucault, « obéir […], c’est se mettre entièrement sous la dépendance de quelqu’un parce que c’est quelqu’un » (p. 179), en adoptant une attitude protectrice, les éducateurices s’empêchent d’accomplir une des principales missions qui est attendue de leur fonction : « [viser] autant que possible l’autonomie » (projet collectif du CHAHM), par exemple par la médiation telle que la décrit Saillant (cfr. supra). Hélène illustre cette dépendance « bienfaisante »18 à travers un exemple :
[…] j’vois dans les trucs pratiques, tu vois : « oh, mon rasoir ! il est pété, nanana… » ok ! Eh bin alors, ici, on va… l’Éducateur va essayer de le réparer, et si l’éducateur sait pas le réparer, c’est l’Éducateur qui va aller l’acheter. Au lieu de : dire « ok ! ton rasoir il est pété, viens avec moi, on va l’ouvrir et on va regarder ce qu’il y a. » Et ça aussi ça permet de, si y’a pas que des poils et si y’a autre chose qui a bloqué, de lui dire « ah tu vois, là, y’a un autre truc qui a bloqué, fallait pas raser, heu… j’sais pas, moi, ton mur ou… » tu vois ? on sait jamais… Le faire avec eux. C’est pas trouver une solution. C’est pas que l’Éducateur a la solution […] C’est juste que lui a le pouvoir de l’ouvrir et l’autre n’a pas le pouvoir de l’ouvrir. […] c’est l’éducateur qui a la solution dans le sens où c’est lui qui va aller l’acheter. Mais c’est pas heu… c’est pas la vérité ! que c’est l’éducateur qui a la solution. C’est juste qu’on ne laisse pas au résident de solutionner par lui-même, tu vois ? […] Et c’est ça le problème. Alors que tu peux chercher à deux. Et des fois, ils vont trouver avant toi. Tu vois, ils vont dire « Aaaah, mais ouais ! En fait, je sais pourquoi ce rasoir il fonctionne pas ! Y’a une pièce qui est en haut. » et toi, en tant qu’éduc, tu l’auras jamais vue cette pièce. Donc, tu l’auras pas la solution. Par contre c’est lui qui l’a la solution. […] Moi, j’trouve qu’ils sont acteurs de leur vie, donc, forcément ils ont la solution à leur vie, tu vois ? Après, peut-être pas dans nos codes, pour certains trucs, tu vois… […] j’me dis, en temps de guerre, imaginons qu’il se passe quoi que ce soit et qu’ils soient livrés à eux-mêmes, eh beh j’aimerais qu’ils arrivent à faire ça ! Tu vois ? Et là je trouverais que mon métier ait du sens. (Entretien Hélène)
Hélène semble tout à fait percevoir l’attendu émancipateur de sa fonction – « Normalement, on est censé servir à ça » – mais également la dimension protectrice dominante au CHAHM qui met sa pratique en tension, entre médiation et gestion. Jusqu’à parfois en ressentir une perte de sens. Pour elle, l’éducateurice impose sa façon de faire, la solution qui correspond à ses propres « codes », comptant sur le renoncement des résident·es à exercer une volonté, qui les rendent totalement dépendant·es.
Bien qu’elle définisse le sens de sa fonction par des notions de protection principalement (cfr. supra), Martine trouve elle aussi « quelque fois un peu compliqué » de savoir comment se positionner dans cette tension. « […] les accompagner mais jusqu’où… Et comment… pour heu… pour qu’ils ne se sentent pas étranger à leur maison ». Car Martine a peur qu’en faisant trop de choses à leur place, iels « ne prennent pas part non plus à la vie » de la maison, se sentent plutôt « à l’hôtel ». Martine utilise, une fois de plus, le référent maison dans le sens familial, référent caractéristique du CHAHM. Faut-il alors comprendre dans la crainte qu’iels n’habitent pas leur maison par manque d’autonomie, qu’elle s’interroge sur le risque de ne pas habiter leur vie ?
Pourtant, à la suite de cette réflexion sur le pastorat, je me pose une autre question : comment l’équipe éducative ferait respecter les règles qu’elle élabore en réunion si les éducateurices, elleux aussi, n’étaient pas obéissant·es ? Chantal l’a dit : « Et puis, bah, les « d’accord », les « pas d’accord », mais on arrive à un compromis ou en tout cas à une décision et c’est celle-là qu’on applique » (cfr. supra). Qu’importe que tout le monde s’y retrouve, « on applique », on obéit. L’obéissance ne demande pas de trouver du sens à la consigne. « La perfection de l’obéissance consiste à obéir à un ordre, non pas parce qu’il est raisonnable ou parce qu’il vous confie une tâche importante, mais au contraire parce qu’il est absurde » (Foucault, 2004, p. 179). Pour le salut de tou·tes, les éducateurices doivent à leur tour renoncer à toute volonté à partir du moment où une règle a été actée en réunion.
Si, vu « des bureaux »19, il est possible de croire en l’obéissance de chaque membre de l’équipe, sur le terrain, rien n’est moins sûr. Hélène me déclare, sous couvert de l’anonymat « je suis désolée, je rentre pas dans les règles, hein, mais je le mets pas ce cadenas ! », parce que pour elle, ça n’a « pas de sens » (cfr. supra). Les éducateurices seraient-iels les seul·es à ne pas renoncer au fait d’avoir une volonté propre ? Qu’en est-il des résident·es ?
4. Résister
Il y a donc bien quelque chose de familial dans ce qui uni l’équipe pédagogique aux résident·es du CHAHM. D’une famille qui se rapprocherait de quelque chose de paternaliste, dans laquelle une figure de l’autorité, le père, le berger, ordonnerait la pluie et le beau temps dans un soucis de protection. Veillerait sur ses protégé·es au point de les rendre dépendant·es et soumis·es.
[…] le rapport de la brebis à celui qui la dirige est un rapport de dépendance intégrale. […] c’est un rapport de soumission d’un individu à un autre individu. […] (Foucault, 2004, p. 178)
S’il y a soumission, c’est qu’il y a relation de pouvoir. Chantal s’interroge parfois sur ce pouvoir. Elle pense important d’en « prendre conscience », sans quoi cela peut mener à des « cas de malveillances ou d’abus ». « […] ça peut aller très loin dans ce qu’on peut faire faire, heu… Et… oui ! Je pense qu’on a du pouvoir et parfois tout pouvoir. […] Où ça commence, où ça s’arrête ? » (Entretien Chantal)
En en parlant avec l’un·e ou l’autre collègue, surtout à l’issue des entretiens, hors enregistrement, je me suis rendue compte que nous étions tou·tes plutôt d’accord sur ce fait : nous, éducateurices, avons beaucoup de pouvoir dans notre relation aux résident·es. Mais, comme l’exprime Chantal, il semble que leurs inquiétudes se rapportent surtout aux risques d’abus malveillants que cela comporte. Tant que nous gouvernerons avec bienveillance, ça ne devrait pas poser de problème. Tant que nous serons de bons pasteurs, nos brebis seront obéissantes et le salut de tout le monde assuré.
Problème : est-il imaginable de vivre dans le renoncement de soi qu’impose l’obéissance ? D’après Gaberan, « […] il y a en toute créature une force intérieure lui permettant de revendiquer le fait d’être elle-même et pas seulement ce qu’un autre a voulu qu’elle soit » (Gaberan, 2016, p. 136). Je crois pouvoir dire, en effet, avec Foucault, « que là où il y a pouvoir, il y a résistance » (1976, p. 125). Pour de Certeau, êtres dominés ne veut pas dire êtres « passifs ou dociles ». Il propose alors d’interroger « les opérations des usagers » (de Certeau, 1990, p. XXXV), car pour lui, « le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (p. XXXVI). C’est aussi l’avis de Piccoli et Simon, qui, dans « une perspective gramscienne » cherchent à identifier les possibilités de « forcer les marges, résister à la disciplinarisation et construire des alternatives transformatives » (Simon & Piccoli, 2018, p. 15) dans « les effets contrastés et parfois inattendus » des réponses des « acteurs subalternes » (p. 7). Pour elles,
« les efforts de surveillance restent […] largement vains, tant parce que la vie quotidienne déborde toujours toute logique disciplinaire que parce que des résistances et des critiques continuent à émerger et à s’organiser » (p. 15).
Alors, voyons le quotidien du CHAHM. Quelles résistances s’y observent ? Quel braconnage s’y pratique ? Dans quelles marges penser la construction d’alternatives ? Dans quels interstices un peu de politique – au sens où Rancière l’entend (Rancière, 2018) – surgit ?
4.1. La contre-conduite
Le pouvoir pastoral, pour Foucault, est « un pouvoir qui a […] pour objectif la conduite des hommes », en ce sens qu’il a « pour instrument les méthodes qui permettent de les conduire et pour cible la manière dont ils se conduisent, dont ils se comportent » (2004, p. 198). Dans ce contexte, il définit les formes de résistance comme des « contre-conduites », c’est-à-dire des « luttes », au sens large, « contre les procédés mis en œuvre pour conduire les autres » (p. 205). L’objectif peut être de chercher à « être conduit autrement, par d’autres conducteurs et par d’autres bergers, vers d’autres objectifs et vers d’autres formes de salut, à travers d’autres procédures et d’autres méthodes », mais aussi, plus radicalement d’« échapper à la conduite des autres » (p. 198).
C’est, avec leurs mots, la façon dont Martine, Nora et Patrick m’ont défini le concept de résistance.
Résister à des ordres qui pourraient être débiles, ou, heu… à un fonctionnement qui ne me parlerait pas, ou, heu… heu… oui, c’est pas dire « oui » à tout, c’est, heu… c’est remettre en question ce qu’on me demande. (Entretien Martine)
Ça m’évoque un choix. Le choix de résister. […] faire valoir ce choix. (Entretien Nora)
Un sentiment de devoir… subir quelque chose qui t’est pas très agréable, où tu dois résister pour pouvoir garder tes valeurs, tes, tes convictions. […] y’a quand-même tout un aspect de, de pression, hein. Donc, c’est que tu dois faire face à quelque chose qui… qui est opprimant, quoi. Si tu dois résister… y’a un côté survie, je trouve. (Entretien Patrick)
Avec ses notions de survie et d’oppression, Patrick met en évidence le caractère inévitable de la résistance.
Cependant, ces contre-conduites, quand elles sont appliquées aux résident·es, ne sont pas perçues par l’équipe de la même façon.
Moi j’dirais, y’a peu de résistance et… et quand y’en a, elle est quand-même plus souvent heu… suscitée par, par, par l’angoisse, je pense. Résistance où, « non, je bloque », où « je crie », « j’exprime un désaccord », je pense que c’est un moment, beh « je suis dépassé par… heu » et donc, heu… ou par « des choses que je ne comprends pas » ou qui… ou c’est trop […] De façon générale, je trouve que, même ici alors qu’il y a des personnes qui ont des handicaps légers ou modérés et qui savent de quoi il retourne, beh y’a très peu de… de refus […] y’a peu de résistance, et ça doit peut-être nous questionner davantage. (Entretien Chantal)
Martine et Nora, quant à elles, me donnent des exemples précis de ce qu’elles identifient comme des actes résistants, au quotidien. Martine prend l’exemple de Giulia, qui, « nous pompant », répète « tout le temps qu’elle veut retourner chez elle ». Elle n’a pas le moindre doute sur le fait que les résident·es puissent faire preuve de résistance, et « trouve ça bien ».
[…] quelque fois ça m’énerve vraiment, hein ! Vraiment, j’vais me dire « woh, et qu’est-ce qu’elle est chiante, qu’est-ce qu’il est chiant, mais il est pompant ! J’suis fatiguée ! Et ça m’emmerde, j’ai d’autres problèmes à gérer que… que son mauvais caractère, ou je sais pas quoi. » Mais quelque part ça me rassure. Parce que je me dis « alors ça veut dire qu’ils sont vivants ». Ça veut dire qu’ils se sentent chez eux et qu’ils se sentent libres de dire « non ». Et, heu, et sinon… sinon, ils se sentent même pas libres de dire non, quoi. Là, ça, pour moi, c’est la mort ! (Entretien Martine)
Nora pense à Pascal. Quand quelque chose ne lui convient pas, il ne dit rien. Il ne bouge plus. Il ne répond plus à aucune question. Il refuse de faire tout mouvement. Immobile, le corps tendu et figé, le visage fermé, les yeux grands ouverts, il regarde fixement devant lui vers le sol (Carnet de terrain, 18 juin 2020). Jusqu’à ce qu’on devine ce qui ne va pas. Très vite, il a adopté cette attitude avec la nourriture qu’on lui servait. Et lorsqu’on arrivait tout de même à la lui mettre dans la bouche, il recrachait la moitié dans son assiette. En trois ans, Pascal a perdu vingt kilos. Nora y voit un rapport avec la notion de choix.
De nourriture, de chambre. Du moment : « c’est pas le moment ». Ou la personne : « c’est pas toi ». « J’ai pas envie. » […] On se rend bien compte, c’est pas qu’il veut pas manger. C’est qu’il veut pas manger ça ! Dedans y’a un choix. Si tu lui proposes quelque chose qu’il aime, il va le manger. […] Lui, c’est, c’est ses choix, quoi, tu vois. Et tant que son choix n’est pas validé, il résiste. Et il résiste vraiment comme un militant, quoi, tu vois. [léger rire] C’est ça qui est bien. C’est qu’il lâche pas. (Entretien Nora)
Dans ces différentes interventions, je constate trois choses. La première est que les actes de résistance des résident·es ne se donnent pas à voir de la même façon pour tou·tes. Chantal en identifie très peu, tandis que Martine trouve qu’iels font « à mort » preuve de résistance.
La deuxième, c’est que la résistance est perçue comme quelque chose de « bien ». Pour Martine, il existe carrément un lien avec le fait d’être en vie. Et pourtant, ça l’agace. Et elle n’est pas la seule. Il suffit de se rappeler de la colère de Julien face à la contre-conduite de Roger, qui prend la décision de sortir – une sortie préparée puisque Roger portait un masque dans le magasin et dans la rue, alors que les résident·es, à ce moment de l’épidémie, n’en portaient pas en permanence.20 Il a donc forcément gardé un masque d’une sortie accompagnée, en vue de sa petite fugue. Cet agacement pourrait résulter de la tension entre mission émancipatrice de l’éducateurice et protection issue du pouvoir pastoral.
Enfin, à travers ces exemples, j’identifie trois formes différentes de résistance : la première paraît totalement dépolitisée. Chantal identifie ces actes essentiellement comme des rares moments de crises, des explosions incontrôlées, pendant lesquelles la personne qui résiste se sent « dépassée ». Scott met pourtant en garde :
Tant que notre conception du « politique » est réduite aux activités ouvertement déclarées, nous sommes amenés à conclure que la vie politique fait essentiellement défaut aux groupes subalternes ou se borne tout au plus à d’exceptionnels moments d’explosion sociale. (Scott, 2006, p. 28)
Et en effet, qu’y a-t-il de plus politique que des personnes qui chercheraient à échapper à une conduite de leur vie par quelqu’un d’autre, à l’anéantissement de toute volonté propre ?21 Si je reprends la notion de politique selon Rancière, tout s’éclaire : les actes de résistances appartiennent au domaine du politique, parce qu’ils consistent à « transformer [un] espace de circulation22 en espace de manifestation d’un sujet » (Rancière, 2018, p. 242) et qu’ils donnent à voir « un affrontement entre deux partages du sensible » (p. 245). Si Chantal n’y voit rien de politique, c’est sans doute parce qu’elle n’est pas en mesure de reconnaître les résident·es comme des sujets politiques. Elle ne peut alors y voir que « des gémissements ou des cris exprimant souffrance, faim ou colère », pas les « signes de la politicité » (p. 243).23
La deuxième forme de résistance, celle de Giulia, s’affiche sans crainte de représailles. La revendication s’exprime. Le mécontentement est formulé. Il y a revendication. C’est ce que Scott nomme la résistance « publique et déclarée » (Scott, 2006, p. 29).
La troisième est plus difficile à identifier. La contestation se fait de manière « souterraine ». « Les choses ne sont pas exactement ce qu’elles semblent être » (p. 28). C’est ce que Scott appelle l’infra-politique.
[…] sous les formes de domination et de révolte spectaculaire existe toute une infra-politique cachée et obéissant à d’autres règles, qui, en vérité, constitue peut-être l’essentiel de la vie politique des dominés. (p. 25)
4.2. L'infra-politique
Pascal est-il le seul à utiliser cette « forme stratégique » de résistance, qui ne formule « aucune revendication », qui ne trace aucune « ligne symbolique » ? (Scott, 2006, p. 26)
J’en reviens à Roger, sa fugue et ses chocolats. Roger a décidé de sortir de l’espace qui lui était prescrit, d’enfreindre les règles protectrices édictées par autrui. Il affirme sa capacité d’agir en fonction de sa propre volonté – et de se protéger lui-même en emportant un masque. Cependant, il ne le fait pas de façon « publique et déclarée », ce qui le soumettrait à un « trop grand danger » (ibid.). Celui d’être puni, d’être privé des sorties accompagné – et surtout de celle qui consiste à aller chercher le pain chez son ami le boulanger –, privé d’hippothérapie, privé des visites chez sa sœur, et, angoisse ultime, risquer de devoir affronter la police.24
Cependant, les formes utilisées par Roger et Pascal délivrent des messages qui ne sont pas très compliqués à décoder quand on s’y penche sérieusement et qu’on cherche à comprendre. J’observe d’autres comportements plus mystérieux, qui m’interpellent dans une réflexion sur les contre-conduites. Des résident·es tout à fait continent dont le pantalon est tout à coup rempli d’urine – voire d’excréments. D’autres qui savent se laver seul·es mais qui n’iront jamais d’elleux-mêmes à la douche, qui trainent les pieds quand un·e éducateurice leur demande d’y aller, et qui se mettent à peine sous l’eau. Pierre, qui a tendance à accumuler les couches de chemisettes et de pulls (les sales et les propres), mais qui met sa paire de chaussettes encore pliée dans la poche de son pantalon, quand il ne l’abandonne pas dans la salle de bain, bien que les éducateurs·trices lui demandent de l’enfiler. Daniel qui refuse de descendre manger, même quand il y a un apéro avec des chips et du coca – qu’il adore. Raymond qui multiplie les allers-retours aux toilettes pendant les repas, ou à la cuisine pour remplir la cruche quand l’équipe éducative qui s’occupe du repas l’empêche d’aller aux toilettes (conformément à la règle). Giulia qui se lève systématiquement avant la fin du repas, parce qu’elle a fini, et qui reste debout à côté de sa chaise, ignorant les incitations à se rasseoir.
Si le sens à donner à ces comportements était de « garder du pouvoir d’agir » ? (Intervention de Vinciane Saliez dans le cadre du certificat universitaire : santé mentale en contexte social multiculturalité et précarité. Séance du 15 mai 2020). Vinciane Saliez parle d’une « économie souterraine » qui se développe en prison. Loin de moi l’idée de penser que le CHAHM est une prison, j’y vois tout de même des caractéristiques communes dans la présentation de Saliez. Le fait par exemple que « la règle prime sur le sens », qu’il y est demandé de « faire ce qu’on dit », sans place pour la pensée, d’exécuter, dans une démarche infantilisante. Elle présente alors l’économie souterraine comme un « processus de résistance ». Il s’agit de « garder une part d’autonomie » dans un univers où tout est décidé pour elleux. Au CHAHM, il existe également toutes sortes de petits trafics qu’on pourrait assimiler à de l’économie souterraine, souvent en lien avec la nourriture. Par exemple, chacun·e reçoit une portion de beurre avec ses tartines. Daniel ne mange pas toujours la sienne et la file en douce à Marcel. Avant le confinement, personne ne recevait ni sucre ni lait avec le café.25 Lors des petites sorties pour aller boire un verre, certain·es collectaient discrètement les sucrettes et pot de crème de celleux qui ne les utilisaient pas, soit pour les utiliser elleux-même plus tard, soit pour les distribuer. Les filles s’échangent parfois sacs, maquillage, bijoux, se font des cadeaux que les éducateurices n’auraient pas forcément validés. Ces trafics démontrent une « capacité à ruser pour rester/devenir un être humain ». En « jouant avec l’interdit », en « éprouv[ant] et en attaqu[ant] les limites de ce qui est permis » (Scott, 2006, p. 29), les résident·es s’adonnent à des jeux de pouvoir. Plus qu’une capacité d’agir, j’y vois une récupération de leur capacité à vouloir, à choisir, à être.
Ici aussi, les résident·es ne me sont pas apparu·es comme étant les seul·es à utiliser les tactiques discrètes de l’infra-politique. Je voudrais revenir à Hélène et sa désobéissance quant au cadenas du frigo. Elle pose un acte dans lequel elle affirme son choix. Mais, quand je lui dis que j’ai utilisé cette histoire dans mon travail, sa tête s’allonge. Je la rassure tout de suite en lui garantissant l’anonymat, et elle récupère le sourire. Si Hélène agit selon ce qui fait sens pour elle, elle ne le revendique pas. Son action se situe donc bien dans de l’infra-politique. « Aucune revendication n’est faite, aucune ligne symbolique n’est tracée. […] une telle action politique est scrupuleusement conçue pour être anonyme ou pour nier son but » (Scott, 2006, p. 28). Hélène n’est pas la seule. Le soir, après le souper, la plupart des résident·es rejoignent leur chambre pour dormir ou pour y passer la soirée. À partir de vingt heures, l’éducateurice qui fait la nuit est seul·e avec les quelques un·es qui restent en bas. Les un·es dessinent, les autres regardent la télé, parfois on écoute un peu de musique, on chante dans le bureau, on papote. Le tout en buvant des tasses de thé. En réunion, tout le monde semblait d’accord pour dire qu’il ne fallait pas donner de biscuits ou autres sucreries avec le thé, pour des raisons de santé, sucre, gras, etc. Pourtant, quand j’en parle avec mes collègues, peu sont celleux qui respectent cette décision.
Un tas de petites règles sont ainsi contournées, discrètement, sans jamais qu’un changement ne soit revendiqué. Qu’auraient à perdre les éducateurices en contestant ouvertement les règles ?
En se normalisant, les règles entrent dans le champ de l’impensé, de l’inconscient. Et des valeurs. S’écarter d’une norme revient à se détourner du bien structurel et à se positionner comme a-normal.
Une norme, en effet, n’est la possibilité d’une référence que lorsqu’elle a été instituée ou choisie comme expression d’une préférence et comme instrument d’une volonté de substitution d’un état de choses satisfaisant à un état de choses décevant. Ainsi, toute préférence d’un ordre possible s’accompagne, le plus souvent, de l’aversion de l’ordre inverse possible. Le différend du préférable, dans un domaine d’évaluation donné, n’est pas l’indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le repoussé, le détestable. (Canguilhem, 2018, p. 228)
Faire autrement de manière délibérée, revendiquer un changement, c’est courir le risque de devoir mettre en question tout le système de valeur, tous les choix de préférences. C’est se ranger du côté de l’aversion, s’exposer à l’exclusion, risquer d’être mis à la marge, repoussé. Ce qui dans une dynamique d’équipe reviendrait à perdre tout pouvoir, quel qu’il soit.
Conclusion
Début octobre 2020, Roger a fait le mur.
Début octobre 2020, Roger a désobéi. Il a enfreint les règles qui devaient le protéger. En s’extrayant de la surveillance, il a mis en évidence deux axes de tensions qui travaillent l’équipe éducative : famille-institution et autonomie-protection.
Car le CHAHM se raconte en « maison », en « famille », en opposition à ce qu’iels identifient comme « institutionnel ». Un phénomène qui se donne particulièrement à voir autour de l’alimentation, évènement emblématique de la vie de famille. Il faut manger tou·tes ensemble, s’attendre les un·es les autres, comme dans une certaine vision de la famille – voire un fantasme. Pour que cela soit possible, les éducateurices doivent réglementer, ordonner et surveiller chaque instant du repas. Pour créer un moment qui se veut chaleureux et convivial, iels ont besoin de créer un climat disciplinaire. Se crée une tension entre le dit « familial » et le dit « institutionnel » dans laquelle l’équipe pédagogique s’aménage une place de parents protecteurs. Qui se sentent responsables, parfois à s’en rendre malade.
L’analyse de Foucault de la pratique pastorale chrétienne du IIe au XVIIIe siècles, pensé comme un rapport de pouvoir (Foucault, 2004), m’a aidé à comprendre l’ampleur de cette responsabilité, la raison pour laquelle l’éducateur qui a laissé échapper Roger est tellement en colère, sur Roger et, en fin de compte, sur lui-même. Comment ce discours familial est en fait un discours pastoral. Comment, dans cette dimension pastorale, l’éducateurice est responsable du salut des résident·es, collectivement et individuellement. Tellement responsable que son propre salut est en jeu. Et, pour assurer ce salut, comment iel devra surveiller l’alimentation et les moindres faits et gestes de chacun·e. Contourner les dangers, s’assurer qu’il n’arrive rien. Comment, se faisant, iel est enfermé·e dans une logique de gestion protectrice contre laquelle butte sa mission émancipatrice d’accompagnement. Car protéger demande d’être obéi. L’obéissance exige la soumission. La soumission annihile toute volonté propre et accentue toute dépendance.
La crise du COVID-19 aura finalement agi comme un révélateur. Bien sûr, des actions nouvelles sont apparues, mais rien qui témoigne d’un nouveau système de pensée, d’une nouvelle façon d’envisager les rapports de pouvoir à l’œuvre dans la relation éducative. Elle les a seulement mis en évidence. Les mesures de protection se sont accentuées, donnant à voir la logique dans laquelle se situe l’équipe.
J’me trouve un peu plus militaire avec eux. Le fait de leur faire laver les mains, de bien surveiller qu’ils le fassent après manger, quand ils sortent […] ça me stresse, et je le fais pas, heu… je le fais peut-être pas de la bonne façon, des fois. Tu vois, par exemple, je vais voir un masque qui tombe, ça va me stresser, alors je vais le mettre une fois, je vais le mettre deux fois, je vais le mettre trois fois, puis après j’vais me dire, pour certains, je vais me dire « mais ils sont capables, quoi, merde ! » Et donc j’vais leur dire : « mais t’es capable, merde ! » Alors […] qu’il veut peut-être pas. Comme j’te le disais tout à l’heure, ils sont enfermés dans une maison, à devoir le mettre 24h/24 sauf quand ils vont dans leur chambre. […] Ouais, le COVID ça a changé ça, en fait. Ma perception de comment je suis avec eux. J’ai l’impression d’être un peu leur, heu… leur flic intérieur, quoi. (Entretien Nora)
Nora surveillait déjà, maintenant elle surveille davantage. Et ça la « stresse » tellement, qu’elle en oublie l’autonomie. Qu’elle ne trouve pas de place pour la volonté des résident·es. Et elle s’en rend compte. Ça n’a pas apparu, mais ça s’est tellement accentué qu’à présent, ça lui saute aux yeux. Et finalement, sans avoir changé grand-chose, ça peut changer beaucoup. La tension s’accentue, la perception de son propre rapport au travail se déplace, jusqu’à une remise en question de l’identité professionnelle.
Les résident·es doivent se plier à des règles qui ne font pas toujours sens pour elleux. Il est étrange de constater que cette obéissance vaut tout autant pour les éducateurs·trices. Ici aussi, la crise sanitaire n’a rien amené de nouveau, mais révélé une réalité préexistante.
Et je sais pas pour qui je fais ça. Je sais pas si je fais ça pour les… pour la direction, je sais pas si je fais ça pour la COCOF ou je sais pas si je fais ça pour eux en fait. En tout cas c’est pas pour moi, parce que si c’était pour moi, je leur enlèverais tout. Vraiment. […] ça n’a aucun sens, pour moi. (Entretien Nora)
Là où les malaises n’étaient pas forcément identifiés avant – où il fallait les lire entre les lignes – dans le cadre des mesures sanitaires, ils se révèlent. « Je ne sais pas pour qui je fais ça. » Piégé·es dans la dimension pastorale de leur métier, les éducateurices n’ont que peu de place pour remettre en question les mesures protectrices liées au COVID-19. Nora ne sait peut-être même pas que Chantal partage son malaise.
La difficulté pour moi c’est d’être ici dans une collectivité où on impose… enfin, on a des consignes du pouvoir subsidiant qui impose… […] y’a les normes, voilà, gouvernementales, etc. Et puis y’a celles à notre secteur parce qu’on est une collectivité, nin nin nin, et ça doit être comme ça, comme ça, on peut faire ça, ça, ça, et on peut pas sortir, on peut pas aller là, et on… on… Et donc de devoir être « garante » un peu de ce truc-là […] et de pas me sentir nécessairement en accord avec tout ça, perso, sur le plan perso. Ça j’ai du mal… heu… et à la fois, beh, voilà, c’est comme ça pour d’autres choses, hein, dans le milieu… (Entretien Chantal)
Chantal identifie un responsable : le pouvoir subsidiant. À nouveau, le malaise s’explique par de l’« institutionnel », perçu comme contraignant. Pourtant, le port du masque dans les espaces communs pour les résident·es, par exemple, ne fait pas partie des mesures imposées. C’est une décision propre à l’équipe, qui se sent responsable, sinon devant Dieu, au moins face à la COCOF. Par ailleurs, elle déclare « c’est comme ça pour d’autres choses ». Rien de nouveau donc, sauf qu’à présent c’est évident, ça se formule – en privé. Des mots s’entendent là où ils se devinaient.
Toujours d’après Foucault, rejoint par de Certeau et Piccoli et Simon, se soumettre à un pouvoir entraîne inévitablement des réactions de résistance (Foucault, 1976). Au CHAHM, des « contre-conduites » (Foucault, 2004) – « le réseau d’une anti-discipline » (de Certeau, 1990, p. XL) – s’observent ici et là. Certaines plus que d’autres. Car désobéir peut entrainer des conséquences indésirables, voire dangereuses. Une partie de la résistance doit alors s’opérer dans l’ombre, de façon non-déclarée. Ce que Scott nomme « l’infra-politique » (Scott, 2006). En renforçant les règles et la surveillance, la crise sanitaire a étouffé certaines pratiques de résistance infra-politique des résident·es. A restreint le pouvoir d’agir qu’iels s’octroyaient. Ou l’a déplacé. Le port du masque au sein même du centre a été sujet par exemple à tout type de résistance. Pascal mettait son index dans son oreille quand on voulait le lui enfiler (faites l’expérience ; de cette façon il est impossible de passer l’élastique autour de l’oreille), Mina s’asseyait dessus, Giulia l’oubliait dans sa chambre et ne montait jamais le chercher, Julie l’abaissait pour parler, Gloria le retirait sous prétexte qu’elle parlait à son amoureux, Pierre le tenait dans sa main, Daniel tirait dessus pour faire dépasser son nez, Raoul rouspétait quand on le lui mettait et le laissait sous son menton après les repas. Et Roger les dénonçait tou·tes, avant de sortir seul en douce pour acheter des chocolats.
Même lorsque « s’étend et se précise le quadrillage de la « surveillance » », des « procédures populaires ([…] « minuscules » et quotidiennes) jouent avec les mécanismes de la discipline et ne s’y conforment que pour la contourner » (de Certeau, 1990, p. XL).
Chez les éducateurices, je dirais que la lutte souterraine opère un glissement. Concernant le virus en lui-même, leur marge de manœuvre est extrêmement étroite. Leur pouvoir d’agir s’est déplacé sur la nourriture, qui joue une fois de plus un rôle central et compensatoire. Les équipes multipliaient les achats de gourmandises individuelles, les goûters et apéros généreux. On passait le temps en cuisinant des gâteaux, en faisant sauter des crêpes, et en les mangeant. On autorisait des écarts sucrés à celleux qui en étaient privé·es, on servait systématiquement du coca à Gabriel, dont les problèmes d’estomac sont censés l’interdire. Se sont ajoutées à la liste des courses des petites boîtes d’aspartame, qui atterrissaient dans le café des résident·es qui le désiraient, avec même du lait. Pour compenser les rares sorties au restaurant qu’iels faisaient avec leur famille, ou à défaut avec l’éducateurice référent·e et éventuellement l’un·e ou l’autre résident·e en fonction des finances des un·es et des autres, on se faisait livrer des pizzas ou des hamburgers au moins une fois par mois – événements rarissimes avant les confinements. Après sa fugue, j’accompagnais Roger une fois par semaine à la librairie pour qu’il fasse le plein de chocolats… et je faisais semblant de ne pas voir qu’il les embarquait dans sa chambre – en infraction à ce qui est prescrit par le règlement d’ordre intérieur.
Se créent alors des situations dans lesquelles une sorte de complicité tacite s’installe entre résident·es et éducateurices qui outrepassent ensemble les règles alimentaires, à défaut d’outrepasser les règles sanitaires. Pas n’importe comment : toujours sous le contrôle de l’équipe, dans une relation de dépendance.
Le révélateur COVID-19 rendra-t-il les tensions tellement visibles et insupportables qu’il sera possible d’aller jusqu’à imaginer et formuler de nouveaux paradigmes, créer une « piste d’atterrissage » pour de nouvelles pratiques26 ? Rien n’est moins sûr. Alors que nous commencions tout doucement à assouplir les mesures sanitaires, le sujet central d’une réunion est un événement survenu la semaine précédente : Giulia était rentrée de chez sa mère avec les médicaments pour le cœur de celle-cidont elle avale un cachet de temps en temps, et ce, d’après la famille, depuis « toujours ». Les médicaments lui ont été confisqués. Ce qui a provoqué la colère de Giulia. La solution amenée en réunion est que, désormais, lorsqu’elle rentrera de week-end en famille, nous devrons lui demander de vider ses poches, voire le faire nous-même si nous pensons qu’elle ne les a pas totalement vidées. J’essaie alors d’amener une réflexion clinique sur la signification de son geste – d’autant que Giulia est en situation de « double diagnostic27 ». La cheffe éducatrice et le directeur me répondent qu’iels entendent bien, mais qu’il y a ici danger, autant pour Giulia que pour sa maman. Pas d’autres réactions au sein de l’équipe réunie, si ce n’est de la part de la responsable médicale qui ne semble pas comprendre ce que je veux dire. Nous en resterons donc à la surveillance. C’est d’ailleurs le mot d’ordre de la réunion : surveillance de la prise des médicaments de chacun – administrés à la cuillère si nécessaire –, surveillance des diarrhées, des urines, et même des slips. Si, à entendre les un·es et les autres individuellement, un certain malaise autour du rôle de surveillant·e donnait l’impression de s’accroître, cette réunion est venue remettre l’église au milieu du village : le CHAHM est profondément pastoral, les plus fougueux·ses qui s’engouffreront dans les brèches seront rappelé·es à l’ordre.
Coincé dans une symbolique de la police, qui, selon Rancière, consiste en un partage du sensible entre « ce qui sépare et exclut, d’un côté, ce qui fait participer, de l’autre », entre « ce qui est visible » et « ce qui ne l’est pas », « ce qui s’entend » et « ce qui ne s’entend pas » (Rancière, 2018, p. 240), le fonctionnement du CHAHM se laisse difficilement « perturber » par le « litige politique » (p. 241). Les différentes personnes qui ont bien voulu se livrer à moi, les « manières de faire » (de Certeau, 1990, p. XXXV) observées, ainsi que ce dernier épisode en réunion témoignent du fait que « la manifestation politique est […] toujours ponctuelle et ses sujets toujours précaires » (Rancière, 2018, p. 245).
« [Botero] fait de la raison d’État le type de rationalité qui va permettre de maintenir et de conserver l’État à partir du moment où il est fondé, dans son fonctionnement quotidien, dans sa gestion de tous les jours. » (Foucault, 2004, p. 243). Il semble que le CHAHM ait sa propre raison d’État, sa raison institutionnelle, par laquelle il cherche sans cesse à persister dans ce qu’il est. Jusqu’à rencontrer une force adverse assez puissante qui puisse faire place au dissensus28 et l’ébranler dans sa persistance ?
Bibliographie
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Vaginay, D. (2014). Une sexualité pour les personnes handicapées. Réalité, utopie ou projet? Lyon: Chronique sociale.
1Tous les noms sont des noms d’emprunt
2Ce qui mériterait une recherche en soi, mais ce n’est pas le sujet ici, je passe donc rapidement sur cette donnée.
3J’ai fait le choix de retranscrire les hésitations et bafouillements de mes interlocuteurices car ils m’apparaissaient significatifs : mes collègues n’ont, en général, pas de difficultés à s’exprimer, mais les questions que je leur ai posées en entretien ont parfois semblé les mettre en difficulté, en tout cas leur demander une certaine réflexion.
4Par exemple, parce qu’iels la perdent sans cesse, ou parce qu’iels ne pensent même pas à fermer et emporter la clé.
5Les « dames » n’ont pas pour mission de nettoyer à l’intérieur des armoires, elles ne sont donc pas censées les ouvrir.
6« Parce que j’ai connu des petites maisons aussi mais où c’était plus « in-sti-tu-tio-nna-li-sé ». C’était, heu… j’te dis, avec des horaires, ceci, le truc collectivité était beaucoup plus présent. Tandis qu’ici, beh, bien sûr, c’est une collectivité, bien sûr il y a une organisation qui doit être heu… faite en fonction. Mais il y a cette possibilité de […] répondre à des besoins plus spécifiques. » (Entretien Chantal)
7Et ce depuis les confinements seulement. Cfr. infra.
8D’ailleurs, si vous avez des lectures à me conseiller, cela m’intéresse grandement
9Foucault établit un lien très clair entre gouvernance et famille, en ce sens que c’est à partir du modèle familial qu’elle se construit, pour ensuite s’en éloigner. Il fait remarquer, en citant Rousseau, que « le mot « économie » [en référence à « l’économie politique »] désigne originairement « le sage gouvernement de la maison pour le bien commun de toute la famille » (Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’économie politique, (1755) in Œuvres complètes, t.3, Paris, Gallimard, 1964, p. 241) » (Foucault, 2004, p. 98)
10Foucault définit le pouvoir comme « un ensemble de mécanismes et de procédures » faisant « partie intrinsèque de toutes […] relations » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 4)
11Ce que Foucault nomme « l’économie des mérites et des démérites » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 176)
12Principe de la responsabilité analytique (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 173)
13Principe du transfert exhaustif et instantané « Tout ce qui arrive de bien, le pasteur devra l’éprouver au moment même où ce bien arrive à une brebis comme son propre bien. […] qu’il se réjouisse par une joie propre et personnelle du bien de la brebis, qu’il se désole ou qu’il se repente lui-même du mal qui aura été dû à sa brebis. » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, pp. 173, 174)
14Principe de l’inversement du sacrifice. « […] également au sens spirituel, c’est-à-dire que le pasteur doit exposer son âme pour l’âme des autres ». Citant Saint-Jean, Foucault précise : « Le pasteur donne son existence pour elles. » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 174)
15Principe de la correspondance alternée. « […] s’il est vrai que le mérite des brebis constitue le mérite du berger, est-ce qu’on ne peut pas dire aussi que le mérite du berger ne serait pas très grand si les brebis étaient toutes, toujours et parfaitement méritantes ? Est-ce que le mérite du berger ne tient pas au moins en partie à ceci : c’est que les brebis sont rétives, qu’elles sont exposées au danger, qu’elles sont toujours prêtes à tomber ? Et le mérite du berger, ce qui fera son salut, ça sera précisément qu’il aura sans cesse lutté contre ces dangers, ramené les brebis égarées, qu’il aura eu à lutter contre son propre troupeau. » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 175)
16Méthode de secourisme consistant à donner des pressions avec les poings sur l’estomac (juste sous la cage thoracique), vers le haut, en se plaçant derrière la personne en difficulté.
17Cette façon d’envisager le bien-être correspond à une conception propre aux sciences du bonheur (psychologie positive, développement personnel, culture du bien-être, etc. (Gally, 2019) ). Cabanas et Illouz, qui proposent une analyse critique de cette nouvelle science dans leur essai « Happycratie », déplorent que « la science du bonheur nous offre à choisir entre souffrance et bien-être » (2018, p. 19), « [fasse] de la souffrance un accessoire, [la considère] comme évitable et en définitive inutile » (p. 23), « [construise] des personnalités et des comportements « normaux », « appropriés » et prompts à s’adapter » (p. 44). Iels défendent une toute autre manière d’envisager la vie humaine. Citant le psychologue et philosophe William James, iels proposent une conception de la vie dans laquelle la souffrance a un sens : « […] le mal qu’il [un état d’esprit uniment tourné vers la santé] refuse positivement de prendre en compte constitue une part irréfragable de la réalité, qui ne saurait être niée ; et, après tout, il se pourrait même que le mal soit le meilleur accès à la signification de la vie et même le seul moyen pour nous d’accéder aux niveaux de vérité les plus profonds. » (William James, « les variétés de l’expérience religieuse », cité dans Cabanas & Illouz, E, 2018, p. 193). L’Association Lyonnaise de gestion d’établissement pour personnes déficientes (ALGED) revendiquait d’ailleurs ce droit à la souffrance pour les personnes ayant un handicap mental dans un texte intitulé « Vie affective, sexualité, couple (VASC) » : « Elles ont, comme chacun, le droit à la souffrance qui nourrit l’expérience. » (cité dans Vaginay, 2014, p. 348). J’y vois également un parallèle avec ce que Hours nomme « la santé parfaite », qui mène progressivement à nier la nature sociale et politique du sujet en société, pour n’en faire plus qu’un corps (Hours, 2004, p. 141). Cette problématique me paraît assez centrale pour comprendre bien des enjeux de l’accompagnement des personnes ayant un handicap mental, et peut-être même le travail social dans son entièreté. Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de la creuser dans ce travail, mais n’abandonne pas l’idée de le faire un jour.
18« […] le pouvoir pastoral est, je crois, tout entier défini par sa bienfaisance, il n’a de raison d’être que de faire le bien, pour le faire. » (Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, 2004, p. 130)
19« Les gens des bureaux » est une expression utilisée au CHAHM pour désigner les personnes qui travaillent majoritairement derrière un bureau : le poste de chef·fe éducateurice, celui d’assistant·e social et celui d’assistant·e de direction (secrétariat et comptabilité).
20Mi-octobre 2020, un résident a ramené le virus de son centre de jour. Il a infecté dix autres résident·es et quatre éducateurices. Pendant plusieurs mois à la suite de cet épisode, les résident·es ont dû porter un masque dans les espaces communs.
21« Jusqu’à il y a peu, la majeure partie de la vie politique active des groupes subalternes a été ignorées parce qu’elle a souvent lieu à un niveau que l’on reconnaît rarement comme politique. » (Scott, 2006, p. 27)
22« La police dit qu’il n’y a rien à voir sur une chaussée, rien à faire qu’à y circuler. Elle dit que l’espace de la circulation n’est que l’espace de la circulation. » (Rancière, 2018, p. 242)
23« Celui que l’on ne veut pas connaître comme être politique, on commence par ne pas le voir comme porteur des signes de la politicité, par ne pas comprendre ce qu’il dit, par ne pas entendre que c’est un discours qui sort de sa bouche. […] Pour refuser à une catégorie, par exemple les travailleurs ou les femmes, la qualité de sujet politique, il a suffi traditionnellement de constater qu’ils appartenaient à un espace « domestique », à un espace séparé de la vie publique et d’où ne pouvaient sortir que des gémissements ou des cris exprimant souffrance, faim ou colère, mais pas de discours manifestant une aisthesis commune. » (Rancière, 2018, p. 243)
24Il s’agit des peurs que Roger m’exprime lors de notre promenade le lendemain de la fugue. (Carnet de terrain, 04 octobre 2020)
25On verra plus tard en quoi les choses ont changé avec le confinement.
26« Un paradigme détermine un ordre du visible et de l’invisible, il amène donc avec lui une ontologie et un ordre politique, c’est-à-dire qu’il établit la différence entre ce qui existe ou ce qui n’existe pas, socialement et politiquement, et instaure une hiérarchie entre des êtres divers. […] Un paradigme n’est pas qu’une simple vision du monde. Il n’est pas une interprétation et encore moins une simple représentation subjective. « Il est, explique Latour, la pratique, le modus operandi qui autorise des faits nouveaux à émerger. Il ressemble plus à une route qui permet d’accéder à un site expérimental, qu’à un filtre qui colorerait à jamais les données. Un paradigme agit plutôt à la manière du tarmac d’un aéroport. Il rend possible, si l’on peut dire, « l’atterrissage » de certains faits. (Bruno Latour, Chroniques d‘un amateur de sciences, « Avons-nous besoin des paradigmes ? », Presses des Mines, Paris, 2006, pp. 29-30.) » (Preciado, 2020, pp. 68, 69)
27Ce terme désigne l’association d’un diagnostic de handicap mental et d’un diagnostic de maladie mental chez une même personne.
28Le dissensus est « la manifestation d’un écart du sensible à lui-même » (Rancière, 2018, p. 244)