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Article - Rapports de pouvoirs et décolonialité
Juin 2023 | Par Géraldine Mélis, rencontrée par Xavier Briké

 

Ouvrier en résidence de soins : des récits et des liens

Cette enquête se passe au sein d’une institution, qui développe et organise l’hébergement pour personnes adultes ayant un handicap mental, dans laquelle Géraldine travaille. Elle y occupe une fonction d’ouvrière et pose un regard sur le travail social à partir de sa position.

 

Une enquête en coulisses

L’univers du soin est vaste. Les intervenants qualifiés y sont nombreux : aides-soignant·es, psychologues, éducateurs/éducatrices, etc. Cette enquête de terrain émane de regards portés par les intervenant·es de l’ombre. Les non-qualifié·es souvent invisibilisé·es, sont les maîtres de maison en résidences de soins. Ils et elles assument une fonction polyvalente dans l'organisation quotidienne du cadre de vie comme : la préparation des repas de qualité adaptés aux bénéficiaires, la gestion du linge, le nettoyage des espaces communautaires, ainsi que l'animation d'activités en lien avec ces différentes tâches. Ils et elles seront au centre de cette enquête de terrain.

Quand le personnel soignant et les éducateurs et éducatrices vont et viennent en grand nombre, entre les réunions, les activités extérieures ou encore les services coupés, les maîtres de maison maintiennent une activité permanente au centre de ces lieux de vie en collectivité : ils y partagent le quotidien des résidents. 

Il existe en France depuis 2003 une formation pour accéder au poste de maître de maison.1 Je n’ai rien trouvé de la sorte en Belgique. Dans cette institution, l’accès au poste de maître de maison m’est apparu assez libre. Bonne ou mauvaise chose, ça dépend probablement du regard qui sera porté sur la fonction et les qualités attendues par l’employeur. Dans ce contexte, l’accessibilité « libre » du poste en fait toute sa richesse et la richesse de cette enquête de terrain.

 

1.1. Un lieu de vie

L’institution organise l’hébergement et les activités de personnes adultes porteuses d’un handicap mental modéré ou profond. Certain·es résident·es présentent des troubles surajoutés tels que des souffrances psychiques, une mobilité réduite ou encore une forme d’autisme. Les services résidentiels y accueillent en moyenne seize résident·es. L’institution gère également des services de logements supervisés ainsi qu’un centre de jour.

En tant que maîtres de maisons, nous prenons soins du lieu de vie, des vêtements de chacun et des repas quotidiens. Les résident·es sont à nos côtés et participent, quand ils et elles le peuvent, aux tâches quotidiennes de leurs résidence. Ouvriers, techniciens de surface, commis de cuisine ; travailler à leurs côtés nécessite de l’attention, de la patience et un certain savoir-faire. N’étant ni inclus·es dans l’équipe des soignant·es, ni dans l’équipe pédagogique, nous ne sommes pas impliqué·es dans les réflexions autour des projets de vie des résident·es, ni des soucis qu’ils et elles rencontrent, ni des soins médicaux qu’ils reçoivent. Nous ne sommes pas habilité·es à ces fonctions. Les résident·es nous les partagent à leur manière, ou parfois un·e membre du personnel nous en informe lors d’une conversation fortuite. Les informations nous arrivent donc sans que l’on soit forcément considéré·es compétent·es pour les recevoir.

Dans ce lieu de vie pour certain·es, et de travail pour d’autres, chaque personne participe au bon équilibre de la maison. Si les fonctions d’éducateur/éducatrice ou de soignant·e sont définies et explicites en ce sens, le rôle du maître de maison l’est moins. La mise en pratique reste floue au sein de l’équipe pluridisciplinaire. Cette recherche tente, à travers les récits de deux de mes collègues maîtres de maison et de mes observations de terrain, de donner à voir une réalité souvent occultée. Et de raconter qui sont ces maîtres de maison et l’univers dans lequel ils et elles évoluent, tenter de comprendre ce qui impacte les liens qui se créent avec les résident·es et l’équipe de soignant·es. Si j’ai eu envie de prendre ce temps d’écouter les récits de mes collègues, c’est que j’ai vu en ce métier beaucoup de beauté et de possibles. Je souhaite mettre en lumière les pratiques invisibles, humaines et relationnelles de ce métier très discret.

 

1.2. Méthodologie

Mon terrain est mon lieu de travail.  La direction m’a autorisée à citer le nom de l’institution mais j’ai finalement choisi de respecter l’intimité de chacune des personnes citées, chaque prénom, et nom de résidence est un pseudonyme. J’exerce la fonction de maîtresse de maison depuis presque une année, à quatre/cinquième temps, cinq jours par semaine. De cette façon, j’ai eu l’aisance et le temps de faire en parallèle l’analyse des récits et les observations de terrain. L’évolution de cette enquête est principalement née des récits de Bruce et de Nelle, deux de mes collègues. Bruce est d’origine roumaine et se situe dans la quarantaine. Nelle est originaire du Cameroun et je serais bien incapable de définir son âge. Il et elle travaillent tous les deux depuis un peu plus de dix ans dans cette institution. Lors d’un premier entretien individuel, il et elle se sont chacun·e raconté·es librement avec comme point de départ ce qui les a amené·es à exercer ce métier. Mes collègues s’étant livré·es à moi de manière toute personnelle et dans une confiance absolue, j’ai décidé de prendre place à leurs côtés et de livrer mon propre récit. Je me suis lancée dans un exercice d’écriture libre inspirée par l’introduction de l’ouvrage ethnographique : « (L)armes d’errance, habiter la rue au féminin » (Almeida Cabral, 2020).

En recoupant les trois récits, des thématiques communes ont émergé, et à l’inverse d’autres aspects sont vécus de façon très différente par chacun·e. Ces recoupements m’ont permis de porter une attention plus particulière à certains aspects de terrain. De nombreuses relectures m’ont permis d’affiner mes observations, ainsi que les conversations avec mes collègues de résidences, toutes fonctions confondues. Les éducateurs et éducatrices en centres de jour qui vont et viennent d’une résidence à l’autre, ont été pour moi des mines d’informations porteuses de réflexions. En cette période de pandémie, ils et elles ont régulièrement été assigné·es à certaines résidences, les mesures de quarantaines ne permettant pas aux résident·es de se rejoindre au centre d’activités ni ailleurs. L’enquête se passe en période de pandémie Sars Covid 19, il y aura quelques petites références mais j’ai choisi de ne pas développer cette thématique.

Avec Nelle, j’ai eu l’opportunité d’échanger régulièrement dans le cadre du travail et nous avons pris un moment pour parcourir ensemble ce travail et en discuter. Je n’ai malheureusement pas eu l’occasion de le faire avec Bruce, mais nous avons régulièrement parlé par téléphone. Il était important pour moi de m’assurer que la retranscription de leurs récits et l’analyse que j’en faisais soient acceptées de leur part.

 

1.3. Une ethnographie de circonstances

Le savoir qui fait partie de la sagesse est un type de connaissance qui sait comment vivre, une espèce de savoir-vivre plus profond qu’une familiarité avec les coutumes décentes et socialement acceptables d’une culture ou civilisation particulière. La sagesse n’est pas une théorie admirable, ni même l’aspect épistémologique d’une culture en général ; elle émerge de la vie, telle qu’elle est pratiquée par les membres exemplaires d’une culture particulière, et elle retourne à cette même vie pour guider ceux qui veulent vivre leurs vies de la meilleure façon possible. Pour définir la sagesse, il nous faut donc déjà savoir, au moins d’une manière implicite, ce que c’est que la vie humaine, ce qu’elle veut et quelle sorte de questions elle pose – non seulement aux savants et aux sages, mais, pour commencer, à elle-même – et quelle direction elle doit prendre pour se faire une vie réussie. (Peperzak, (2011)

L’été de mes 13 ans a été l’un des plus merveilleux que j’aie connus ; je l’ai passé au Mexique à Salvatierra, pour l’entièreté des grandes vacances. Je me suis fait rapidement copine avec tous les enfants de cette petite ville industrielle. La plupart des enfants se rendaient à l’école la moitié de la journée. Je rencontrais alors des enfants qui ne fréquentaient pas l’école, ils et elles lavaient les voitures et vivaient dans des maisons abandonnées et en piteux état. Des liens d’amitié se sont noués et j’ai passé l’entièreté des vacances en leur compagnie. Ces rencontres m’ont marquée.

À la suite de ce voyage, je n’attendais plus qu’une seule chose, repartir. Le moment venu, je me suis envolée pour une destination au hasard, à la rencontre d’une culture lointaine et distante de la mienne. J’ai bravé l’angoisse que provoquaient en moi les mises en garde de mes proches avant le départ : « tu es une proie, les gens sont barbares, la maladie, les pauvres, la gale, la violence ! ». Une fois sur place, on m’a encore mise en garde envers certaines régions ou populations, mais je m’y suis rendue malgré tout, et aucune de ces mises en garde ne se sont avérées vraies. Dangereuses ! Oui mais pour qui ? Ces régions et ces personnes étaient toutes extrêmement pauvres. Je n’ai personnellement jamais été agressée par ces personnes dites dangereuses ou peu fréquentables.  Je me suis autorisée à partager un moment avec ces personnes et, certaines fois, à créer de véritables rencontres.

Beaucoup de colère m’anime, car il m’est difficile d’accepter les préjugés de la classe privilégiée d’où je viens et son comportement envers les personnes précarisées. Lors de mes voyages, j’ai vu beaucoup de belles choses ainsi que des agissements les plus horribles. Les années passent et je décode encore aujourd’hui les expériences de cette période lointaine. Si j’ai observé de la violence à peu près partout, c’est auprès de personnes précarisées que j’ai vraiment senti mon cœur s’ouvrir. Dans ces petites enclaves, j’ai vu l’humanité dont j’avais besoin pour exister dans ce système hostile et réajuster les constructions sociales dont je me sentais affublées. De ces voyages jusqu’à ce jour, à mon sens, la sagesse vient « d’en bas ».

 

 

2. L’univers d’une résidence

2.1. Un désir enfoui prend naissance

C’était le premier confinement en mars 2019, et au même moment, je perdais mon emploi. J’ai traversé cette période complètement déboussolée. Je devais retrouver un emploi sans posséder de réelles certifications. Mon seul atout était mon parcours, construit d’expériences variées et atypiques. On y devinait un fil conducteur, l’humain et la curiosité. Au fond de moi une envie faisait écho : me faire une place dans le vaste univers du travail social. J’ai décidé pour cette raison de m’inscrire à la formation Santé mentale en contexte social : Précarité et minorité (SMCS) dans l’idée de me créer un meilleur aperçu des différentes dynamiques et pratiques sociales existantes et de créer des liens avec ses intervenant·es. C’était aussi un moyen de me remettre en selle en cette période aussi étrange que déroutante du covid-19. Je postulais et perdais confiance. Confinée, essuyer les refus était encore plus pénible et déstabilisant. Je cherchais une manière de tracer ma route sans les outils nécessaires à l’embauche et subissais les limites de mon parcours.

Je suis tombée par hasard sur l’interview d’une femme maîtresse de maison, j’y ai vu une porte d’accès pour entrer dans l’univers du soin, adaptée à mon savoir-faire. Je connaissais quelqu’un qui exerçait ce métier, j’en ai profité pour lui poser quelques questions sur ce travail. Elle m’a encouragée alors à postuler car il y avait beaucoup d’absent·es et du relais était vraiment bienvenu. J’ai postulé, ils m’ont contactée et invitée à un premier entretien d’embauche avec la responsable des ressources humaines de l’ASBL. Le directeur est juste passé jeter un coup d’œil, j’imagine pour avoir une première impression. Avec la responsable, ça s’est très bien passé. Ensuite j’ai rencontré le directeur. L’échange a été agréable, ses questions m’ont mise en confiance. Il m’a interrogée sur la formation SMCS et a montré de l’intérêt. Je lui ai partagé mon intérêt pour la fonction de maître de maison qui me semblait « atypique » mais centrale car il a un rôle clé, l’œil qui voit tout. C’est suite à cet entretien que j’irai plus tard en confiance lui parler du souhait de faire ma recherche au sein de l’institution, ce qu’il acceptera sans hésiter, se montrant même soutenant. J’ai été engagée suite à cet entretien.

J’ai commencé par un contrat de remplacement d’une durée de deux mois dans la résidence appelée l’Hirondelle. Je remplaçais une personne malade et le second était en congé. Projetée dans ce nouveau travail sans personne pour m’apprendre ou m’expliquer les ficelles du métier, c’était parti !  Je ne cacherai pas que j’avais une boule au ventre avant de m’y rendre, consciente de l’inconnu dans lequel je m’engageais. De plus, vu le manque de personnel, la maison était sens dessus dessous, et j’ai turbiné pour tenter de redonner un équilibre à la maison. C’était une bonne façon de découvrir ce nouvel univers. J’ai, dès les premiers instants, été surprise par l’aisance des rapports et j’ai vite senti l’attachement que j’étais en train de nouer avec les résident·es. Ce travail était ce qu’il me fallait à ce moment précis. Le dernier jour de ce premier contrat, j’ai dit au revoir à toutes et tous en ravalant mes larmes : quitter cet univers me brisait le cœur. Mais, à ma grande joie, dès le lendemain on me rappelait pour un nouveau remplacement dans une autre résidence, l’Orée.

Le matin, comme souvent, je découvre Gaston collé à la vitre, le regard pétillant et ses yeux grands ouverts. Hélène est assise, jambes croisées, ses doigts se chevauchent et se mêlent. Gaston s’approche en sautillant et place son visage face au mien. Il plie son grand corps hyperlaxeour atteindre ma hauteur et me saluer. Je m’approche d’Hélène et la salue avec un peu de distance physique.  Avec elle, on ne sait jamais ce qui nous attend. Il peut ne rien se passer ou alors elle peut chercher à porter un coup ou faire un « gros câlin » exprimé par un claquement de ses deux mains sur ses jambes qu’elle lèvera ensuite dans ma direction. J’ouvre mes bras, elle se lève et vient s’y lover. Jamel me voit, joyeux et excité.  Il se jette dans ma direction, en titubant. Il trace son chemin tel un homme éméché maîtrisant vaille que vaille son déséquilibre. Je le vois qui gesticule et gémit à défaut de mots, et je décode : il m’a vu arriver, et aimerait que je lui mette son foulard.  Il va aller le chercher. Avant ça il me serre fort dans ses bras en me déséquilibrant légèrement, ensuite, par un geste en direction du bureau, il me rappelle que je dois aller « pointer ».

Dans la salle à manger certains déjeunent, d’autres descendent de leur chambre au compte-gouttes : « Beau, c’est beau, bleu et le rose, et les chaussettes rouges, fleurs, beau ! C’est beau », me dit Berga en me montrant sa chemise, ses chaussettes et ses belles baskets. Elle me regarde fixement et me demande « ça va, toi, ça va, oui ? ». Je lui réponds que je vais bien.  « Oui, bien et beau », alors elle me montre le programme de sa semaine sur lequel chaque jour contient un dessin. Elle se fait belle et se parfume pour chaque occasion. À sa demande, j’hume son parfum.

D’autres sont encore en peignoir ou en pyjama ou ni vraiment l’un ni l’autre. Ce qu’il se passe du côté des chambres le matin est pour moi un mystère ! Je vois juste l’infirmière, l’éducateur du matin ou l’aide-soignant passer. Ils emmènent un·e résident ou viennent en chercher un·e autre, signent quelque chose dans le carnet de soins, cherchent un vêtement ou échangent une information sur l’avancée des soins. Ils et elles doivent connaître le programme de chacun·e et mettre les priorités nécessaires.

Pour Maya et Michel, le déjeuner paraît être un moment de plaisir qui semblerait pouvoir durer à l’infini. Quand ils en ont l’occasion, ils le font durer jusqu’au repas de midi.

Le premier rush du matin se termine, le personnel peut commencer à prendre le temps de se saluer. La salle à manger se vide et le séjour s’anime. Les résident·es se préparent pour les activités de la journée ou prennent place librement dans la maison. Les bruits de vaisselle commencent à tinter dans la cuisine. Je me sens un peu dans un univers parallèle, où chaque matin l’agitation ressemble à la préparation d’un jour de fête. Les résident·es inscrit·es sur le tableau de tâches à l’entrée de la cuisine, viennent aider à la vaisselle… enfin s’ils sont là ou s’ils sont prêts… c’est peut-être quelqu’un d’autre qui se proposera pour remplacer ou aider. Tout le monde papote, se titille, joue… chaque moment prépare une surprise, on ne s’ennuie pas, le temps file. Frankie entre dans la cuisine avec son pas de course habituel, les cris fusent : « Attention ! », va-t-il jeter sa dernière bouchée à la poubelle ou attraper des ciseaux pour s’entailler le bout des doigts ? Souvent il cherche à chaparder une banane ou des chips dans la réserve. Suspense et tremblement, je l’observe calmement.  Un terrain de confiance s’est établi de lui à moi, je ne m’inquiète plus et l’observe en souriant et en l’interpellant doucement : « Frankie où vas-tu ? ». « Poubelle, poubelle, poubelle ! ». Il jette sa dernière bouchée dans la poubelle. Il attrape le seau à compost, y enfourne son nez et hume son contenu puis me regarde et me redit « Poubelle, poubelle, poubelle !». « Oui, vas-y ! ». Et il repart en chantonnant de son pas de course vider le compost dans le jardin.

 

2.2. Bruce, une invitation

Ça fait quelques mois maintenant que je ne travaille plus avec Bruce, nous avons travaillé ensemble deux mois à L’Hirondelle l’idée de ce sujet a trouvé sa source. Ce sont des souvenirs qui complètent les lignes à venir.

Bruce commençait son horaire peu après moi ; dès son arrivée l’atmosphère se mettait à vibrer. S’il faisait calme, alors on sursautait. Si l’animation battait son plein, le volume augmentait de quelques décibels. Son bonjour claquait : « Ça va ? … Bonjour ! … Alors vous avez vu ça, qui est-ce qui a… ? Vous êtes endormis ? Attends je vais te faire le café, on va régler ça… Oula la mais il faut de la musique ici !».

Et bardaf on se trouvait en pleine fête de village, et les chaises roulantes se mettaient à virevolter à ses côtés ! Il entrait en cuisine et lançait une blague toujours déstabilisante ou une phrase charmeuse envers l’un·e et l’autre. Bruce créait le contact avec chacune des personne présentes. Il était là, pas question que l’air soit morne. Après il faisait des aller-retours, s’affairait à gauche, à droite et en passant, une blague, une vanne ou une critique sous forme de blague. S’il voyait Claire s’ennuyer dans un coin, il la rendait radieuse pour un instant. Il lançait une conversation avec l’un·e ou l’autre des résident·es, lui parlait de ce qu’il aime, de ce qui lui ferait plaisir, proposait l’impossible pour rire, puis disparaissait.

Son travail, il le faisait avec énormément de cœur, il aimait les résident·es. Avec les éducateurs et éducatrices, c’était moins évident, il fulminait et souhaitait les voir s’activer davantage et moins parler. Très attentif à ce qu’il se passait autour de lui, il était toujours là pour proposer son aide ou un petit café. Il aimait faire s’asseoir les gens pour en prendre soin, il aimait aussi faire se lever les résident·es quand il le pouvait, pour échanger un moment, ne pas les laisser errer. Certain·es résident·es sont autonomes et bougent énormément, d’autres ne le souhaitent pas forcément et doivent être amené·es à participer un minimum. Les résident·es aux handicaps moteurs lourds nécessitent probablement plus d’investissement de la part du personnel pour pouvoir cumuler les activités, alors il y a ces temps d’errance. Ils et elles peuvent se retrouver plusieurs heures au même endroit, le regard dans le vide ou apathiques. Mais si Bruce passait par là, ça ne durait pas, il les connaissait, il savait comment les animer le temps de son passage telle une brise chaleureuse et sifflante. Je ne pousserai pas la description plus loin à cet endroit. Travailler avec lui était tout sauf ennuyeux et même l’inverse, dynamisant, le travail se transformait en jeu à ses côtés. On travaillait mais on riait, on riait mais on travaillait. À ce moment-là, la maison était sens dessus dessous, suite à l’accumulation des absences du personnel. Le travail sortait par les fenêtres, chaque recoin réclamait son attention, en haut, en bas, derrière, on se croisait et on s’entraidait entre deux rires.

Bruce : « Allez bon, comment je suis arrivé dans ce travail et d’abord à la Clairière [une des résidences] ? C’était ...par hasard ».

Il est à peine resté au chômage pendant un mois suite à la faillite de l’entreprise dans laquelle il travaillait, quand on lui a dit qu’on cherchait quelqu’un depuis longtemps dans l’institution.

Bruce : « Ok, j’ai été faire mon C.V. J’ai été et j’ai fait l’entretien avec la responsable, elle m’a dit que j’allais gagner 1100 euros et au chômage je gagnais 1200 euros ! ».

Il a hésité, il fallait choisir entre gagner plus et ne rien faire, ou travailler et gagner moins :

 « J’ai dit : écoute c’est mieux d’aller travailler, si j’ai un signe je vais aller. La responsable m’a retéléphoné, alors j’ai dit ça va, je vais aller, et voilà. Je travaillais toujours manuel, ici c’est aussi manuel mais c’est différent, c’est moins physique. C’est une belle expérience parce que je n’avais jamais eu le contact avec les personnes en difficultés mentales et ça c’est chouette. »

 

2.3. Nelle, chemins d’exil

C’est la fin de journée. Le soleil s’est couché, Nelle s’installe à mes côtés dans son bleu de travail. Sa journée à elle n’est pas encore achevée. Nous nous installons dans le bureau mis à disposition par la coordinatrice. Nelle ne souhaite pas que l’on se rencontre ailleurs. Elle évite les lieux publics et réserve ses prises de risques [contracter le covid] à ses proches et son travail.  Nous sommes entré·es dans une 4e vague de l’épidémie. Les libertés à peine retrouvées s’étiolent déjà. Les résident·es retrouvent tout juste leurs marques et le plaisir des sorties alors que celles-ci se réduisent à nouveau, non sans ressentiment pour les résidents et le personnel. Nous nous installons. Le bureau est petit mais agréable. Derrière la porte close, on entend l’animation de la maison : des rires, des cris et de la musique. J’allume mon enregistreur, je réexplique en quelques mots le projet. Nelle m’impressionne par son aisance. Sans hésitation, elle se lance dans le récit :

« Bon [rire], moi je commence alors, oui moi je n’étais pas [silence] je crois que je n’étais pas destinée à faire ça, je suis devenue comme ça par hasard parce que ... ! Moi je suis, je suis, normalement je suis de formation assistante sociale, oui. »

Elle fait alors un bon en avant et me raconte ses premiers pas en Belgique, le nouveau chemin qu’elle s’était imaginé. Arrivée en Belgique, elle a eu l’opportunité de faire une formation en restauration traiteur. Une fois la formation terminée, c’est un autre chemin qu’elle empreinte, celui pour lequel elle n’était pas destinée :

« Je finissais ma formation. En attendant ce que je voulais faire, on m’a dit : « Est-ce que toi tu ne peux pas aller là-bas ? ». Il m’a dit : « c’est seulement pour les aider les dépanner ». Je suis arrivée je me souviens, c’était depuis longtemps qu’ils avaient besoin, dans une grande cuisine ! 60 enfants ! « Ils ont une grande cuisine », il m’a dit, « débrouille-toi, personne ne va te montrer, t’aider, débrouille-toi pour trouver les choses ». Je me suis débrouillée [rire] toute seule pour tout, tu vois pour le matériel, cuisiner dans les grosses, très grosses, très grosses casseroles [rire]. »

On sent que l’arrivée à cet endroit est difficile. Je ne lui ai pas demandé qui était ce « on » qui l’amène là, un travail se présentait. Nelle poursuit sur les difficultés qu’elle a rencontrées sur ce lieu de travail.

« Voilà mais […] l’équipe était bien chouette mais le responsable très raciste. Trop ! […] ce n’était pas gentil, ce n’était pas gentil du tout, non. Les collègues vraiment bien, les enfants chouettes. Aaah c’est ça qui est très chouette, qui m’aidait, ils m’aimaient beaucoup beaucoup, très attachants. Mais les responsables non […] pas du tout ! La responsable n’était pas, n’était pas chouette. Voilà, mon contrat est fini là-bas, pour un contrat de deux ans pour remplacer, j’ai pas apprécié et voilà, la responsable. »

Il y a un silence, Nelle se lance sur un nouveau sujet. Quand elle parle de l’exil, je la sens détachée, c’est dur, et je sens bien que ce n’est pas un sujet à aller chercher. Elle évite l’aspect émotionnel de son récit à coup de grands éclats de rire, ce même rire qui tinte et rayonne chaque jour dans toute la résidence. Ce n’est que plus tard dans la conversation, quand elle me parle de son emploi d’assistante sociale au pays, que l’exil va se raconter :

« Au Rwanda j’étais une assistante sociale. Ici, c’est presque la même chose le travail mais ça dépend du besoin du pays. Nous on était formés pour, tu vois, sensibiliser les gens par exemple le vaccin. C’est pas le médecin qui va parler à la population, la population ne va pas écouter le médecin, non ! La population ne va pas écouter son langage, nous on était les intermédiaires, on nous formait, en plus de notre formation d’assistante sociale. Quand j’ai quitté le pays, je travaillais pour la régularisation planning familial [silence]. Ah oui ! Je faisais, là j’ai été formée de comment fonctionnait tout le contraceptif, j’ai oublié ! J’allais sur le terrain ! En dehors du centre de santé, aux mamans du village, tu ne peux pas sensibiliser bien à quelque chose que tu ne connais pas. On te formait, puis tu vas sur le terrain, avec ton langage adapté pour ! Sensibiliser les mamans pour venir dans le planning familial. Voilà [chantonnant et riant] ! Je venais de travailler 8 ans chez moi, après j’ai quitté le pays. Fini ! Pfft ! Mon diplôme je ne sais même pas s’il existe [rire]. Je sais pas s’il est voilà je sais pas, je ne sais pas. Je ne sais même pas si je l’ai jeté je sais plus, ça m’intéresse plus. » 

Je lui demande si elle a pu exercer comme assistante sociale par la suite et elle me répond « non ! », mais après un silence elle me dit « oui », elle a travaillé comme assistante sociale, en exil, cette période elle l’avait oubliée. Nelle témoigne :

« En exil, j’ai travaillé comme assistante sociale, c’est dans les camps des réfugiés, parce que quand il y a les grands camps, on s’organise [silence]. Il y a les organisations comme Médecins sans frontières. Les organismes, ils cherchaient qui travaille, les gens de formation, et on m’a engagée dans les camps pour travailler une année [silence]. On m’a engagée comme assistante sociale, juste je faisais le boulot vraiment relatif à ma formation pour s’occuper des mamans avec les enfants dans le camp. Après, clap ! [Elle frappe un son sec entre ses mains]. On est venus détruire le camp, on a pfft, clap ! [C’est à nouveau le bruit de ses mains qui s’entrechoquent]. Bombardés, tous les camps au Congo, on a bombardé bien bien bien bien [silence]. Moi j’étais... [silence]. Le Congo est grand, déjà à Kinshasa, de Kinshasa je sais même plus par hasard, je suis allée. »

À cet endroit, sa voix se met à trembler légèrement, je l’entends seulement lors de la réécoute de l’entretien au casque. La retenue émotionnelle que ça lui demandait a probablement provoqué une certaine mise à distance de ma part pour écouter avec retenue et éviter un débordement d’émotions inapproprié. L’émotivité à l’écoute, c’est à la maison que je l’ai laissée sortir. J’ai fait une pause dans l’écoute de l’enregistrement et me suis mise à faire des recherches sur internet pour me rendre compte de ce qu’elle retenait. Ce soir-là, j’ai pleuré. Nelle me raconte :

« Je ne savais pas où j’allais, au Cameroun, là je n’ai plus travaillé là-bas. Non clap ! [Rire]. J’ai oublié, je n’ai même plus de…. Après je ne savais même pas que j’allais retrouver la vie ou travailler… Ha ha ha ha ha [son rire sonne fort], je ne savais pas que je pouvais encore aller quelque part, faire une formation, non pour moi c’était peut-être fini [rire]. […] Le chemin de l’exil, oui. Beaucoup hein ! Huit ans, je crois, ah oui [rire], huit ans pour arriver ici [rire], ah oui, ah oui [silence]. Oui, avec deux enfants, maintenant ils sont grands, ça va. »

 

3. La réalité de l’accessibilité à l’emploi

« Le hasard peut jouer un rôle clé dans la vie », cette phrase est une déclaration du philosophe Albert Bandura (Compte, 2004). Le terme « hasard » apparaît dans les récits, et ça me titille. C’est par la suite qu’il m’est apparu bien à propos et porteur de multiples réflexions. Qu’est-ce que ce hasard ? Les récits me permettent de contextualiser à petit échelle, les parcours de vie qui nous ont amenés, Bruce, Nelle et moi-même à exercer ce même métier. En cherchant, j’ai découvert Albert Bandura ; il aborde la question du hasard et du rôle clef qu’il peut avoir dans une vie (Compte, 2004). Il se permet d’interpeller sur le peu d’attention prêté, dans les recherches sur le développement humain, aux enjeux fondamentaux qui déterminent les parcours de vie.

De nombreux phénomènes de société entrent en jeu. Conscient·e ou inconscient·e, nous évoluons chacun·e dans un univers brodé par l’histoire commune à toutes et tous, mais aussi par l’histoire des autres, ainsi que nos propres histoires. Si les chemins se croisent par une forme de hasard, les liens, eux, se tissent à travers de multiples actes, pensés ou impensés.

 

3.1. Arrivée de Bruce de Roumanie : « La Belgique, c’est la belle vie »

On s’est retrouvés ce soir-là Bruce et moi, pour le premier entretien dans le cadre de cette ethnographie. Il est arrivé par un chemin inattendu. Il fait noir, c’est l’automne. Il était prévu que l’on s’installe dans une salle commune mise à ma disposition pour l’occasion, mais elle s’est avérée peu engageante.  Bruce me dit « Non, ce n’est pas possible, on va en ville, viens ! » Je n‘étais pas en ordre de Covid Save Ticket, c’était le premier soir où il était d’application. On s’est installés en terrasse, on grelottait, il faisait froid. Je m’inquiétais un peu de la tournure qu’allait pouvoir prendre les choses dans ces conditions. Bruce tourne tout à la dérision, c’est son habitude, va-t-il se prêter au jeu ? J’allume mon enregistreur et il me brime :

« Ah, toi aussi tu ne sais pas écrire ! Je pensais que tu allais écrire ce que je dis, allez ! Non vas-y, écris, n’utilise pas la machine, pas besoin ».

Je lui explique que je n’ai pas une bonne prise de notes, que je me sens plus à l’aise de la sorte, ça permet d’avoir une conversation, et mon attention n’est pas la même. « Ah ok, bon ! ».  Je lui réexplique un peu l’idée, il détourne le sujet et me pose des questions sur mon travail. L’échange duquel est tiré le récit qui va suivre s’est donc déroulé sous forme de conversation, car, ce qu’il aime, c’est faire parler les autres. Je le remercie de s’être prêté au jeu tout en bravant le froid. Il commence timidement et me raconte :

« Moi je suis venu en Belgique quand j’avais quinze ans. En fait, tu vas connaître toute ma vie, et moi je ne connais rien de toi. Après c’est moi qui t’enregistre avec mon téléphone. Non, mais, comme je suis venu à 15 ans, j’étais en Roumanie à l’école, mon père il était ici depuis longtemps et moi je pensais qu’ici c’était la belle vie. J’ai arrêté d’aller à l’école parce que je me disais : « Voilà on va aller en Belgique, c’est chouette ». Mon père a dit "voilà, on peut aller en Belgique faire nos papiers et tout". Mais c’est après, quand tu viens à quinze ans dans un pays, c’est difficile. Déjà moi, j’ai pas été beaucoup à l’école parce que j’ai beaucoup joué dehors au football et tout ça. Je crois que si je devais faire marche arrière, j’aimerais bien aller à l’école.  J’aime bien l’école mais voilà, et il y a des gens qui ont étudié et des gens qui n’ont pas étudié comme moi. Parce que j’étais toujours dehors, on n’avait pas la tête à ça, tu vois. »

Il me dit que ses parents sont des gens bien mais ne l’ont pas soutenu dans sa scolarité. En Roumanie, sa mère avait une bonne fonction, elle était directrice d’un commerce tout en élevant ses quatre enfants seule, jusqu’à ce qu’ils soient autorisés à rejoindre leur père en Belgique :

« Tu vois, tu viens en Belgique et tu ne sais pas parler français. Bien, elle est venue ici, voilà bon, elle avait une quarantaine d’années. Bah, tu sais pas reprendre les études à cet âge. Alors elle a travaillé dans la restauration ; elle n’avait pas du tout le même boulot, comment dire, en Roumanie elle avait vingt personnes sous sa responsabilité et quand elle est venue en Belgique elle lave la vaisselle. Et moi, voilà, je n’ai pas…, il n’y a personne qui me disait "Voilà tu dois aller reprendre les études, tu dois apprendre à écrire, à lire". En fait, quand je suis venu en Belgique, maintenant avec du recul, j’aurais dû commencer par écrire, si je savais écrire je crois que je faisais des études. »

 

 

3.2. Arrivée de Nelle en Belgique : « Tu dois recommencer mais tu y perds »

Nelle m’explique qu’elle connaît beaucoup de ses compatriotes [c’est le terme qu’elle utilise pour parler de ses amis du pays qu’elle côtoie ici en Belgique] qui ont repris des études. Une amie à elle, comptable au pays, s’est formée comme aide-soignante à son arrivée. Certaines de ses amies infirmières ont recommencé leurs études :

« Mais les gens, il faut voir, même les infirmières, zéro, ils ont recommencé, les gens qui ont le courage. Après il y en a beaucoup qui ont abandonné… »

Nelle a bien fait des études ici – de restauration, traiteur organisateur de banquet – dans le but de se lancer comme indépendante, un jour. Ça a été très dur mais son rêve l’a portée. Elle me dit : « Jusqu’à maintenant encore je n’ai pas abandonné l’idée, mais je crois pas, ça arrive si Dieu le voudra, si ça n’arrive pas tant pis [rire] oui ! ». À la relire, je me rends compte qu’elle a une grande estime pour les personnes qui ont refait leurs études bien qu’elles aient déjà un diplôme. Elle n’a pas eu le courage de tout recommencer et a choisi de prendre une autre direction, un nouveau but pas encore atteint aujourd’hui, mais qu’elle poursuit. En attendant, son parcours continue, et avant de rejoindre l’institution dans laquelle se déroule cette enquête, elle me parle de son emploi précédent :

« Après mon remplacement de deux ans, je suis allée travailler dans une cuisine de collectivité chez Fedasil. Ah, terrible ! Le directeur il m’avait laissé tout, j’ai dirigé l’équipe, tu vois ! Ça papotait beaucoup, beaucoup, beaucoup, c’était chouette. On faisait le travail ensemble, nettoyer ensemble puis je finissais à vingt-deux heures, mais je ne sentais pas [rire], parce qu’on papotait, on faisait tout ensemble. Aussi c’est les gens, il y a beaucoup de problèmes psychologiques, alors ils aimaient pour s’occuper. » 

Mais l’établissement a fermé, Nelle y travaillait sous contrat à durée indéterminée. Ces établissements ouvrent et ferment. Elle m’explique :

« Ils ont fermé [éclats de rire]. Je venais de m’engager chez un crédit de maison, je me dis quoi ?! Je m’arrête ?! Tomber dans les pommes [rire]. Tu te trouves vraiment dans une situation inattendue, hein ? ». 

 Elle ne pouvait pas se permettre d’attendre trop longtemps avant de trouver un autre emploi. Elle habitait tout près et avait entendu parler de l’institution. Elle s’est rendue directement chez le directeur et, coup de chance, ils cherchaient justement quelqu’un.

« Au début je n’aimais pas parce que c’est différent. Changer de travail directement sans couper les ponts, c’est pas facile, toujours. Mais après pfft [rire]. C’est aussi le changement brutal, le changement n’est pas facile. Mais j’ai aimé, j’ai aimé beaucoup. »

Le changement est difficile, je l’entends beaucoup en travaillant à ses côtés. La coordinatrice de la résidence dans laquelle elle a commencé il y a onze ans, l’a beaucoup aidée. Nelle n’a apparemment pas caché sa difficulté à s’adapter à ce nouvel emploi, elle a été entendue et soutenue :

« C’est aussi grâce à la coordinatrice, elle m’a aidée, elle m’a encouragée et ça a marché [rire]. C’est elle ; tu vois quelqu’un peu t’amener à aimer le travail [rire]. J’étais fatiguée à fond, elle m’a dit : "Non, essaie, si ça ne te plaît pas, tu peux laisser !". Après, quand même, tu vois la différence des gens, quand je suis arrivée ici. Quand même c’est humain, voilà, très humain. »

Cette dernière phrase fait référence à l’emploi qu’elle a fait auprès des enfants du juge, où la direction avait des comportements extrêmement violents envers elle. On peut facilement comprendre l’inquiétude de ses débuts à l’institution et le désarroi ressenti quand Fedasil a fermé.

Peu après mon arrivée à L’Hirondelle, on nous a confié une stagiaire à Bruce et à moi. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, elle venait d’arriver en Belgique pour rejoindre son mari qui est ici depuis de longues années. Elle suivait la formation d’aide-soignante. Dans son pays, elle était mère seule de quatre enfants et comptable. Elle travaillait dans un bureau, et là-bas, m’a-t-elle dit :

« Quand tu as un travail comme ça, tu donnes du travail à quelqu’un d’autre chez toi. »

Dans son pays, elle ne s’occupait ni du ménage, ni du linge, ni des repas. Et elle était chez nous pour un stage de trois semaines pour y apprendre à faire toutes ces choses qu’elle n’avait pas à faire chez elle.  C’était très difficile pour elle, je le voyais. C’était difficile pour nous de la voir dans cette situation et de la mettre au travail. Elle avait beaucoup de mal à faire ce qu’on lui demandait. Elle était là à contrecœur parce que son diplôme n’est pas reconnu ici. Alors, elle s’est formée dans cette branche vers laquelle on envoie apparemment beaucoup de migrant·es. Je ne peux que constater qu’il y a une forte représentation de personnes issues de l’immigration dans cet emploi, et encore plus de femmes africaines. J’ai cherché quelques lectures sur le sujet et ai trouvé un article de Anoutcha Lualaba (Lualaba, 2015) qui est très explicite sur la surreprésentation de femmes d’origine africaine dans le secteur de la santé humaine et d’aide à la personne en Belgique.


3.3. Broder son parcours avec des bouts de ficelles

Je suis née dans une famille de classe moyenne aisée, ma scolarité s’est passée dans une structure catholique classique. Dans cette école, je ne me trouvais pas dans mon élément. Les apprentissages, je les vivais comme des souffrances. On disait de moi que j’étais une enfant difficile, je le suis peut-être devenue dans ce contexte. J’écoutais les querelles, j’observais les intolérances, les sentences et je ne les comprenais pas. Ces apprenant·es qui s’évertuaient à vouloir m’instruire les bonnes choses à faire et à connaître, me semblaient peu dignes de confiance.

Je rêvais de faire les sciences en options. Je me souviens vaguement que l’on avait fait comprendre à mes parents que ce n’était pas la bonne direction à prendre, vu qui j’étais : il était conseillé d’aller vers un parcours en artistique de transition. Alors on m’a mise en option théâtre, puis l’année suivante, on m’a mise en sports, pensant probablement que le défoulement sportif allait calmer mes ardeurs. J’ai fini par adopter un comportement très défensif envers tout. Le décrochage scolaire est devenu irrémédiable, Impossible de trouver du sens à l’école. Gagner ma vie et prendre mon envol était tout ce que je souhaitais. Finalement, mes professeur·es et mes parents ont abandonné. J’étais enfin libre !

Sur ce sujet, la lecture de l’article : « Les exclus de l’intérieur » (Bourdieu P. C., 1992.) m’a apaisée et m’a apporté une sorte de halo de compréhension sur mon propre parcours. On peut y lire que les choix décisifs se font de plus en plus tôt, alors que l’on ressent les conséquences de ces choix de plus en plus tard. Je confirme : quand les conséquences apparaissent, elles entretiennent, pour ma part, un sentiment de colère et l’impression de s’être fait avoir. D’où ce sentiment de liberté exprimé plus haut, libre de ce temps perdu. Libre, mais bien affectée par ce qui est justement nommé dans l’article : 

« (…) Malaise chronique qu'institue l'expérience – plus ou moins complètement refoulée – de l'échec scolaire, absolu ou relatif, et obligés de soutenir par une sorte de bluff permanent à l'égard des autres et aussi d'eux-mêmes, une image de soi durablement écorchée, blessée ou mutilée. » (Bourdieu P. C., 1992.)

Oui, on en ressort un peu écorchée avec, pour ma part, la sensation régulière d’être illégitime au sein de différents emplois, formations, et même lors de certaines conversations. Les expériences dans l’univers du travail peuvent accentuer ce sentiment. Voici quelques expériences éclairantes : de retour en Belgique après quelques voyages, j’ai fini par reprendre des cours en dehors du cursus classique. J’ai réussi à avoir accès à plusieurs formations qui nécessitaient un diplôme d’humanités sans l’avoir. Mais malgré le fait que je réussissais assez bien les examens écrits, j’étais incapable de me présenter à l’épreuve finale. Sans doute par peur de répéter l’échec, mais très probablement par peur de m’entendre dire que ce n’était pas ma place. J’ai pendant longtemps estimé que ça me suffisait comme ça ; j’ai réussi à mettre en pratique mes acquis, et les formations m’ont néanmoins ouvert quelques portes. Mais broder avec des bouts de ficelles a ses limites J’ai réussi à être responsable de nombreux stages pour enfants pendant une dizaine d’années, mais du jour au lendemain on m’a évincée de cette fonction. Une nouvelle loi imposait d’être en possession d’un diplôme d’animation pour coordonner un stage. J’ai donc été invitée après une dizaine d’années de pratique, à ne plus mettre en place mes stages et à animer ceux des autres, et ce pour un salaire bien inférieur. Pour chaque emploi, j’ai un salaire inférieur car je n’ai pas le CESS. Avec le temps, on se rend compte qu’au sein des équipes, le manque de diplôme ne rend pas moins efficace. Au contraire, par souci de légitimer notre présence, nous sommes peut-être même plus efficaces. Mais notre salaire restera inférieur à celui d’une personne diplômée. Si vous lisez ces lignes, c’est qu’avec le temps, les expériences de vie peuvent panser les blessures. Finalement, j’aurai osé affronter ce sentiment d’illégitimité pour me présenter à un jury et valider mes apprentissages. Si c’est le cas, la formation « santé mentale en contexte social » et ses intervenant·es y sont pour beaucoup, je les en remercie.

 

3.4. Le simulacre de l’accueil et le fossé des classes sociales en Belgique

La Belgique, pays d’accueil, ne reconnaît pas la valeur du diplôme d’assistante sociale de Nelle. Encore jeune avec deux enfants, elle décide de recommencer une nouvelle vie. Là où elle a atterri les mains vides, tout est à refaire et à apprendre : la culture, le travail, le lien.

Bruce, exilé, sans scolarité, ne s’imagine pas reprendre des études dans une nouvelle langue. Il ne peut qu’apprendre sur le tas la langue, l’écriture et le travail. 

Moi, résidente belge, je me suis vu fermer les portes de ma scolarité les unes derrières les autres. J’ai brodé, j’ai rêvé, mais j’ai fini par me fatiguer de la lutte intérieure qui s’impose aux non conformes. Bandura analyse plusieurs théories du développement et conclut que le hasard joue un rôle marquant, en même temps que les influences de l’environnement social. Les envies de chacun·e ont dû être revues à la baisse : travailler dans le privé ou reprendre sa scolarité demande du temps, des moyens et de la confiance. L’énoncé de Bourdieu et Champagne met en avant un système insidieux où chacun·e aurait accès à tout. De cette manière, chaque individu se trouve être l’unique responsable de sa situation et ne peut que prendre sur lui. C’est la contradiction de notre société actuelle :

« Cette contradiction est celle d’un ordre social qui tend toujours davantage à donner à tout le monde, notamment en matière de consommation de biens matériels ou symboliques, ou même politiques, mais sous les espèces fictives de l’apparence, du simulacre ou du simili, comme si c’était là le seul moyen de réserver à quelques-uns la possession réelle et légitime de ces biens exclusifs. » (Bourdieu Pierre, 1992).

C’est bien ce que l’on entend dans les récits de Nelle et de Bruce qui parlent tous deux de leur manque de courage pour reprendre des études. C’est étonnant que ce sentiment prenne étrangement le dessus sur toutes les autres causes de leur parcours, l’exil, la langue, la famille, etc. J’en parle avec Nelle lors du second entretien où l’on parcourt ensemble ce travail. Elle tergiverse un peu :

« Oui, ici tout le monde peut reprendre des études, ce n’est pas facile, j’en connais beaucoup ils l’ont fait. Je connais un garçon à quinze ans il est arrivé ici seul avec ses deux petits frères, il l’a fait, oui ! »

Mais c’est après qu’elle accepte que, oui on peut le faire, mais dans quelles conditions ! Tout le monde ne le peut pas. Les facteurs extérieurs, le passé, font que tout le monde ne le peut pas, alors elle me dit :

« Oui, c’est vrai, mais ça ne sert à rien de regretter ou de ressasser, c’est comme ça. Mais c’est bien ce que tu fais là, oui. »

Le parcours qui a mené chacun·e à cet endroit et la difficulté de mettre les choses en place est vécue comme un échec personnel. Mais les regrets ne mènent à rien. Ils le disent tous les deux, et je suis bien d’accord. « Sinon après tu fais le burn-out » me dit Nelle.

« Si tu penses que ce n’est pas ta place et que tu dois être ailleurs, alors tu es fatiguée et tu déprimes, et là tu ne pourras plus travailler, tu n’auras plus de travail, voilà. Alors ça ne sert à rien, tu ne seras pas plus avancée. » 

Il faut avoir confiance en qui on est, nous dit Bruce :

« Je ne regrette pas, je suis déjà dans un univers peut être pas parfait mais je me sens bien. Pourquoi ? Parce j’ai le privilège que je travaille beaucoup. Pourquoi je dis ça ? Parce que même si je n’ai pas les études, j’ai comme un diplôme tu vois, j’ai le savoir-faire, ça veut dire que je peux faire plein de choses. »

 

4. Le travail de maître de maison

4.1. Travailler en équipe

Il est maintenant essentiel pour moi de comprendre qui sont ces ouvriers et ouvrières en résidence de soin, ces « intervenant·es de l’ombre » et leur rôle au sein de l’équipe de travail. L’institution dont je parle est un lieu de soins s’adressant à des personnes précarisées nécessitant un accompagnement quotidien. D’un point de vue strictement médical et occupationnel, l’équipe pluridisciplinaire est déjà un atout.  Au-delà de l’aspect fonctionnel, les bénéficiaires ont besoin d’exister au-delà de leur précarité et, pour répondre à ce besoin, c’est de la diversité et de la disponibilité d’une équipe dont ces bénéficiaires ont besoin.  

 

4.1.1. Mais que signifie « faire équipe » ?

Bruce et Nelle se sont raconté·es de manière spontanée, sans questions ciblées de ma part. Une thématique centrale recoupait les récits et le principe de classes sociales m’a semblé inhérent à la réflexion. On peut lire dans l’étude « Les capacités des individus en contexte » (Bertha, 2019), que ce principe est mis au placard par le nouvel esprit capitaliste d’aujourd’hui. L’étude s’interroge sur l’impact de l’abandon de ce type de lecture et cite Astier & Duvoux « Sociétés biographiques » :

« C’est désormais à l’individu que l’on s’en remet. »

Au fil des récits ci-dessus, on se rend compte de l’impact des enjeux sociétaux sur les parcours, et de ce qui nous a amené·es à exercer notre fonction en tant qu’ouvrier·ères. La législation sur les contrats de travail fait cette distinction en fonction de la nature du travail : les ouvrier·ères accomplissent un travail principalement manuel, les employé·es accomplissent un travail principalement intellectuel. Si finalement certaines fonctions peuvent se confondre en certains lieux, elles demeurent avant tout complémentaires. L’éducateur·trice est là pour développer les projets visant à l’autonomie et au bien-être des résident·es, et pour ce faire, il ou elle doit pouvoir réchauffer un repas, lancer une lessive et prendre soin du lieu. Nous, les maîtres de maison, ne sommes pas là pour développer des projets avec les résident·es, nous les accompagnons et les sollicitons à prendre soin de leur espace de vie ainsi que de leurs affaires personnelles. Pour ce faire, nous devons aussi apprendre à connaître chacun·e des résident·es dans sa spécificité mais aussi dans la particularité de la précarité qui l’a amené·e ici. Nous ne sommes pas formé·es pour répondre à ce type de particularités ; l’observation et le dialogue avec le personnel qualifié nous sont nécessaires pour évoluer dans ce contexte. Si la relation d’équipe est fragile ou inexistante, les dialogues seront eux-mêmes réduits au strict minimum ou tout simplement inexistants. Comment instaurer un dialogue serein et permettre à chacun·e de prendre part au sein de la collectivité propre à la résidence et de répondre aux besoins des bénéficiaires et de l’équipe pluridisciplinaire en évolution constante ?

 

4.1.2. La reconnaissance mutuelle

« Elle témoigne de la confiance en autrui et de la valeur qui lui est accordée, toute parole l’attestant appartient au registre des paroles précieuses. En font aussi partie les paroles attestant d’incompétences, d’impuissances, de souffrances, de joies, de plaisirs, ainsi que celles relatant des moments sensibles de l’histoire de vie ou dévoilant des valeurs, des croyances, le sens donné à ses actions. » (Métraux, 2007) 

Prendre en compte les facteurs extérieurs aux individus, c’est accepter de reconnaître l’autre et le prendre tel qu’il ou elle est. Pour faire équipe, il faut savoir faire lien et « la reconnaissance nourrit le lien », nous dit le psychiatre Jean-Claude Métraux [ibid.]. 

La notion de reconnaissance me semble fragile par le simple fait que l’ouvrier·ère travaille aux côtés de personnes qualifiées [qui savent de droit]. Quand il s’agit de briser certaines chaînes invisibles, il faut déjà en prendre conscience. De là seulement, une communication saine peut se construire dans le temps, ainsi qu’une cohésion d’équipe indispensable au bien-être des résident·es. L’institution dans laquelle est menée cette enquête a quelque chose de très humain. Je suis heureuse d’avoir l’opportunité d’y travailler et d’y faire cette enquête.

Il va de soi qu’il est plus agréable de faire ce type d’enquête critique dans une institution dans laquelle on se sent bien. Mettre à jour les zones d’ombres de l’institution dans un contexte de confiance est une chance. La réflexion que je tente de développer dans ce chapitre m’est venue de la lecture de l’article « L’inconscient de l’école » (Bourdieu P. , 2000), abordant le concept de la « doxa » ou plus précisément « la domination symbolique », dont voici un extrait :

« La doxa convertit les structures sociales en principes de structuration, en manières d'organiser le monde social : « […] l'expérience première du monde est celle de la doxa, adhésion aux relations d'ordre qui […] sont acceptées comme allant de soi. » 

La lecture que j’en fais est que, dans un système routinier, on se retrouve vite à vivre et revivre, sans même en avoir conscience, les principes des pensées dominantes. Les classes dominantes, concept que l’on tente d’effacer aujourd’hui, s’immiscent dans les relations d’équipe, et par là-même, dans les soins apportés aux bénéficiaires.

On peut réellement parler de « zones d’ombre » tant c’est discret et même impensable. Or, l’impact insidieux du pouvoir agit dans les interactions d’une équipe par bien des aspects comme : la différence de salaire, le droit à la parole, le droit à la pratique d’un savoir-faire, etc.. Voici un exemple tiré de mes observations de terrain lors des retours à la coordinatrice sur les évènements de la résidence. Le récit des actions peut prendre des tournures différentes : dans le cas où c’est le ou la maître de maison qui a pris l’initiative, c’est le « on » qui sera l’initiateur de la démarche pour rendre le récit, alors que si c’est une personne de la même fonction celle-ci sera nommée.

Cet exemple reflète une difficulté à accepter le savoir-faire ou révèle une forme de non droit. L’impact de ce type de comportement n’est pas anodin et peut avoir une influence néfaste sur la prise d’initiative des maîtres de maisons envers les bénéficiaires et la relation d’équipe.

Si l’attention n’est plus portée sur le bien-être de l’équipe, comment faire équipe ? Il serait très subtil de la part de la direction d’avoir l’œil assez grand pour se rendre compte de la santé mentale de chaque entité qui compose ses équipes et de son bon fonctionnement dans toutes cette subtilité. Il suffit d’un déséquilibre pour perdre toute une équipe : déménagement, changement de personnel, absences répétées, etc. Si l’attention n’est pas portée sur l’impact de ces changements, les petits maux peuvent se superposer les uns aux autres, les équipes se désolidariser et les réflexes défensifs ouvrir les portes aux maux de nos sociétés, là où le flou le permet.

Les maîtres de maison ne sont ni soignant·s de formation ni éducateurs ou éducatrices. Qui sont-ils/elles et quels sont leurs atouts au sein de ces équipes ?

 

4.1.3. De l’espace commun à l’intime par le biais des tâches ménagères et culinaires

Mes bras sont plongés dans l’évier. Soudain, je sens des mains qui m’enlacent, je me retourne et Mame prend une de mes mains et la place dans son dos en poussant fort. Je suis obligée de lui rappeler qu’il faut demander les câlins, dans la cuisine c’est dangereux. « Si j’ai un couteau en main ou que je touille dans une casserole bouillante, on pourrait se blesser, est-ce que tu comprends ? ». « Oui…, oui-oui…, je comprends », me répond-elle tout en cherchant à nouveau à se lover dans mes bras. « Mais je t’aime bien, serre-moi ». Elle me raconte tout ce qui lui passe par la tête, son programme de TV de la veille, le repas de sa maman qu’elle a eu au téléphone plus tôt, ses tracas. Elle s’inquiète, est-ce que je viendrai lui dire au revoir quand je partirai, ou bien si c’est elle qui doit venir, à quelle heure ? Ah oui, cinq minutes avant mon départ, elle sera là pour me dire au revoir, c’est une certitude.

Jamel, songeur, est appuyé sur le radiateur, son livre à la main. Cette place, il la prend souvent. De là, il voit tout ce qui se passe dans le séjour et dans la cuisine. Il s’agite soudainement. Il gémit dans ma direction pour me signaler l’arrivée de Nelle. J’entends son rire sonner dans le couloir de l’entrée, ce qui me permet de comprendre ce que Jamel cherche à me dire. Berga arrive, la tasse de Nelle à la main, elle la place bien en évidence pour qu’elle puisse se servir son café dès son arrivée ; Sidonie vient contrôler que la tasse de Nelle est bien prête. Nelle commence toujours par se changer, ensuite elle vient en cuisine et se sert un café pour commencer la journée.

Nelle : « Je me sens très utile, tu vois, le fait de cuisiner, de les nourrir, nettoyer les lieux de vie, gérer le linge. Oui je trouve que je prends soin parce que je suis toujours ici. Souvent je vois tout ce qui se passe ici, tous les résidents me connaissent, je crois que j’ai souvent les informations que les éducateurs n’ont pas, parce que les éducateurs ne viennent pas chaque jour. J’ai vu beaucoup de choses. »

On a l’opportunité d’organiser notre travail à notre convenance, tant que ce que l’on attend de nous est fait. Il est donc possible de monter les mannes à linge et de les plier avec eux. On peut aussi descendre les plier seule dans la buanderie si on a besoin de se recentrer. On peut être submergé·e par la fatigue ou le stress et ne pas être disponible à un échange de qualité.

Ici dans les résidences, tout le monde est invité·e à manger ensemble, résident·es, maître de maison, soignant·es et coordinateur·trices. J’aime ces moments où tout le monde s’installe, j’aime regarder chacun·e prendre sa première bouchée et tenter d’observer ce qui plaît, pour adapter ma cuisine. Être aux fourneaux m’a vite permis de rentrer en lien avec les résident·es ; ils et elles viennent souvent se renseigner sur ce qui va être préparé et se régalent à l’avance. Après ou pendant le repas, ils et elles me disent ou me font savoir si ça leur a plu et me remercient. Après le repas, on fait la vaisselle ensemble, on papote, et puis je nettoie le commun avec eux/elles ou auprès d’eux/elles. J’ai la sensation d’être à l’endroit qui me correspond pour prendre soin des résident·es, dans le rôle où le lien se fait à son rythme et sans obligation. N’ayant pas un rôle d’animatrice ou d’éducatrice, je n’ai pas à les mettre en activités ou à les pousser là où ils ne veulent pas aller. J’ai l’occasion de proposer, de prendre le temps de les observer et de les écouter, pour trouver ce qui peut faire mouche. Le travail ici a un aspect tout à fait naturel, c’est un peu comme être à la maison et prendre soin de sa famille. Certes, on est au travail, mais le temps que l’on y passe finalement est pratiquement équivalent. On finit par s’attacher les un·es aux autres parce que l’on passe nos journées ensemble, on papote, on plie du linge, on rit, on danse et le temps passe avec un naturel incroyable.

 

 

 

4.2. Tours et détours pour parler de mon métier

La cuisine m’a permis d’assumer mon métier. Même si je savais ce que j’avais choisi de faire, en parler à mon entourage était moins évident. Le fait de faire les lessives, le ménage et de laver les toilettes n’est pas évident à assumer. Au début, j’ai brodé en parlant principalement de la cuisine et des liens avec les résident·es. Petit à petit, j’ai lâché grâce à des constructions internes comme :

« Tout restaurateur prend soin de son restaurant, des toilettes et du linge qui va avec, les éducateurs et les infirmiers aussi nettoient les toilettes... »

J’ai eu besoin de ces tours de passe-passe pour garder confiance quand je parle de mon travail. Si je peux le faire, c’est parce que j’aime ce que j’y fais et ce pour quoi je le fais. Être ici m’apaise, car pour être disponible et dans l’échange, il faut savoir être centrée et attentive à ses propres émotions et à celles des résident·es. Cet exercice permet d’être dans l’instant présent. Laisser de côté ce qui se vit à côté pour être disponible, s’avère être ressourçant. Cet emploi me permet d’être dans une réelle attention à l’autre, que j’ai rarement vécue de manière aussi pleine. En tant qu’animatrice de groupes, la gestion du temps, du matériel et de l’implication de chacun·e dans l’animation ne me permettait guère d’être aussi disponible que dans ma fonction actuelle.

Bruce, lui, ne parle pas de son travail, il m’a dit que ce qui compte pour lui, c’est de travailler, c’est tout, ou peut-être pas :

« Moi, aucun travail ne me fait peur, et tous les types de travail me conviennent. Parce que je me mets dans la position que je veux. Par exemple, quand je suis arrivé à la Clairière [l’une des résidences], je me suis mis dans une position grâce au travail. Quand tu n’es pas fainéant, quand tu es travailleur, tu peux choisir toi-même le travail. Quand je suis arrivé, je ne pouvais pas faire à manger. J’avais très peur, parce qu’ils ne me connaissaient pas. Quand il m’a vu, que je sais un peu parler, que je ne sais pas écrire. Il a dit : « On engage celui-là parce que on n’a pas le choix ! ». C’était quoi, nettoyer les chambres, les pièces, les toilettes ? Ouah ! Oui, ok. »

Il a ressenti à son arrivée une forme de méfiance qui est aujourd’hui derrière lui. Si aucun travail ne lui fait peur, on sent pour lui l’importance de pouvoir se faire sa place et d’être reconnu pour gagner en liberté et en savoir-faire :

« Et je suis arrivé grâce à mon savoir-faire, ma folie, je suis devenu cuisinier, mais je ne suis pas cuisinier, moi ! »

Oui, la cuisine fait beaucoup de bien, et il est vrai que c’est là que tout se passe, on est au cœur de la maison, c’est un espace très vivant qui invite au partage. On sent dans ces lignes que pour Bruce, le fait d’avoir gagné sa place est important.

Pour Nelle, c’est différent :

« Moi j’aime bien ce que je fais, ça me gêne pas ! Je fais tout, je chante, si j’en ai marre de nettoyer je vais plier le linge et la journée finit. J’aime bien [rire], je vais ranger le frigo, tu vois, il y a beaucoup à faire quoi ! Tu n’as pas le temps de t’ennuyer et la journée est belle [rire]. Sinon tu t’occupes mentalement. »

À la relecture, on parle du fait de parler à d’autres de son travail, elle réagit à mon propre récit ci-dessus et me dit « Non, moi je n’en parle pas, pas besoin ! ». Elle ne comprend pas trop où je veux en venir, ni l’intérêt de poser de telles questions parce que, me dit-elle :

« Il faut aimer son travail sinon rien ne va, c’est burnout, alors tu es fatiguée, très fatiguée, et tu ne peux plus travailler. Et si tu perds ton travail, tu te retrouves bien, hein ! » 

On reparle des classes sociales, de la doxa et de l’impact que tout ça peut avoir dans notre quotidien, surtout dans notre position. Elle acquiesce et salue la démarche. Dans le récit initial, à cet endroit elle rebondit sur les aspects qui la nourrissent.

« Le boulot est même riche, j’ai appris beaucoup de choses, tu sais, on nous forme. Quelques fois, il y a des formations pour accompagner les résident·es, c’est des formations où on participe. Des formations comme comment accompagner les autistes, la formation de non-violence, des choses riches vraiment, aussi éthiques, déontologie au travail, non-violence. »

On voit qu’il y a l’importance de s’occuper l’esprit, comme pour les personnes dont elle s’occupait à Fedasil. Mais il y a aussi l’aspect intéressant du travail : les formations qu’elle a l’occasion de suivre et qui lui rappellent la dynamique de son travail initial en tant qu’assistante sociale au pays.

 

4.3. Le pouvoir d’agir du maître de maison en contexte

A côté des tâches précises énoncées par l’intitulé de notre emploi, nous côtoyons les résident·es et l’équipe soignante en permanence. Nous partageons beaucoup de choses au quotidien et les interprétons à travers nos yeux et nos propres codes.

L’institution dans laquelle se réalise cette enquête paraît avoir un fonctionnement d’équipe assez fluide. Chaque acteur ou actrice semble connaître sa tâche et agir librement, tant que le travail attendu est réalisé, et ce, quelle qu’en soit la manière.

En tant que maître de maison, le soin apporté aux résident·es se situe dans l’échange. Nettoyer la maison permet de passer un peu partout et de voir ce qu’il s’y passe. On circule et, de cette façon, on apprend à connaître les résident·es. On découvre l’univers personnel de leur chambre, on les voit dans les moments où ils sont laissés à eux-mêmes. Par moments, certain·es cherchent un peu d’isolement ou bricolent dans leur chambre.  À d’autres, ils ou elles écoutent de la musique, regardent la TV ou vont investir un canapé, seul·e dans un couloir, ou méditer dans une salle de bain. Il est important que nous y soyons attentif.ives et que nous organisions notre travail pour respecter ce besoin, dans la mesure du possible. Ils et elles peuvent aussi chercher le contact, il s’agit alors d’ouvrir nos oreilles et de se laisser emmener dans ce qui se raconte, ou dans certaines formes de jeux. On peut, quand l’occasion se présente, aller chercher les résident·es et les inviter à nous accompagner pour prendre soin de leur chambre ou de leurs vêtements. Ces moments sont très chouettes car, dans l’intimité de la chambre, lorsque l’on range ensemble, le dialogue s’ouvre. Ils et elles me racontent ou me montrent des objets, et miment leur attachement ou l’utilité de cet objet. Ils me montrent des photos, des dessins ou protègent certaines choses. Ces moments sont très précieux et créent un lien unique. Ces liens privilégiés nous nourrissent et donnent corps à notre travail.

Nelle nous raconte un de ces liens qui a eu beaucoup d’importance pour elle dans ce qui l’accroche à ce travail :

« Ici, il y a eu ici un résident qui s’appelait Béni, je vais dire que c’est lui qui m’a aidé. Il était très difficile mais rigolo. Tu vois Béni, il était accroché à moi, accroché jusqu’à venir chez moi [rire]. Il aimait la messe, moi aussi. J’habitais tout près, le mercredi j’allais à la messe, du coup la responsable a dit : "Tu peux partir à la messe avec lui". On partait ensemble, après je devais aller faire mes courses, je continuais avec Béni. J’allais à la maison, je cuisinais, je mangeais, après vers vingt-deux heures, je l’amenais ici [rire]. Et la responsable disait : "Merci, tu nous as aidé·es". Parce qu’il était très difficile hein ! C’est quelqu’un qui fuguait… pas avec moi [rire]. Aaah, c’est bien tu vois, c’est des choses que tu apprends. »

Il y a aussi ces moments où, comme dans chaque relation, on doit apprendre à poser nos limites, et ce n’est pas toujours facile. Les relations se tissent, on apprend à se connaître et je comprends de mieux en mieux comment m’adresser à chacun·e pour me permettre d’agir, tout en respectant les besoins des résident·es. C’est un peu comme une construction avec des Kapla, par essais et erreurs sans dégâts, car à chaque nouvel essai, la relation s’affine.

Petit à petit, je me suis rendu compte de l’ampleur ou des manquements qui se tissaient dans ces relations nouvelles. Au fil du temps, j’ai compris qu’avec certain·es résident·es il faut mettre des limites, alors qu’avec d’autres, il faut savoir aller chercher l’échange. Et finalement, c’est la même chose avec les collègues de travail.

L’exemple de Nelle reflète l’importance de se mettre en lien pour apprendre à vivre ensemble. Il n’est pas toujours simple de connaître sa place, de savoir ce que l’on peut faire ou ne pas faire en tant que maître de maison.

Bruce exprime ce flou :

« Je prends parfois la place de l’éducateur, parce que je vois trop de choses, que ça va pas, et je le fais-moi même. Tu es quand même considéré comme maître de maison, tu ne peux pas faire trop de choses. Par exemple, Christophe, moi j’ai envie de prendre Christophe et lui dire : "Allez, on va faire quelque chose !". Ben il aime bien la piscine, Lidia ça lui plait bien les bijoux, elle adore. Tu vois, chacun a un truc. Avec Tim par exemple, je faisais exprès, je vidais les conteneurs, j’ai été avec lui, on s’est assis. "Qu’est-ce que tu veux ? Un hamburger ?", on prend un hamburger. "Qu’est-ce que tu veux boire, un coca ? ", je prends un coca et on a bu. Après, on est retournés à la résidence. Tu vois, ça c’est un peu tricher mais voilà, je l’ai fait. Il faut voir avec le responsable mais tu peux pas faire ça normalement, tu n’as pas la responsabilité. »

On sent ici qu’il nous est impossible de nous résoudre à la stricte fonction qui nous est attribuée. On voit beaucoup de choses, des bonnes comme des moins bonnes. Si on les voit paisibles, notre travail sera paisible. Il est difficile de rester à sa place à cet endroit. L’article « Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? » (Noël-Hureaux, 2015) cite l’approche de Nadia Péoc’h, bien à propos dans ce contexte :

« Ce qui intéresse avant tout le "caring", c’est cette forme de sensibilité à autrui centrée sur la vulnérabilité et la singularité du sujet et sur la préservation du lien émotionnel et affectif, lien qui attache l’individu à autrui. » (Péoc’h, 2011)

On ne peut décemment travailler auprès de personnes précarisées de par leur dépendance à autrui, sans être sensibles. On l’entend dans les récits de Nelle et de Bruce :

 « Nous serons soucieux si on les sent mis à mal. »

Ce qui m’amène à la seconde étape de cette analyse :

 

5. Trouver sa place dans l’univers de soin en résidence

5.1. Quand des maîtres de maison rediscutent l’institution

Si mon travail d’observation ne me permet pas de voir ce qui se passe à chaque endroit et dans chaque activité telle que les douches, les soins médicaux, le coucher, etc., j’ai pu constater que les personnes présentes avaient un impact fort sur l’ambiance générale. En fonctions des éducateurs et éducatrices présent·es, l’ambiance sera joyeuse et dynamique ou au contraire calme. Les résident·es seront sollicité·es ou un peu laissé·es à eux-mêmes/elles-mêmes. Il y aura plus ou moins de tensions, des résident·es propres et serein·es ou des résident·es un peu déguenillé·es et agité·es.

Il y a évidemment énormément de facteurs extérieurs qui agissent ici, comme le nombre de résidents ou de personnel présents, les malades, les activités.  En somme, tous les aléas du quotidien. Mais il est certaines choses qui ne coupent pas :  pour certain·es éducateurs·trices, le paraître des résident·es est de première importance, mais pas pour d’autres. L’organisation interne des maisons a un impact sur ce facteur :  dans l’une des maisons, le linge est trié minutieusement par couleurs, type de matières, etc. Cette précision implique du temps de manutention, mais l’impact est réel. Dans une autre maison de la même institution, il y a un tri mais uniquement lié aux températures des lessives. Le linge délicat n’est pas pris en compte et l’impact est très visible sur les résident·es. Les pulls en laine sont tordus et délavés, les résident·es d’une résidence n’ont donc pas du tout le même aspect que dans une autre. Cet exemple reflète bien ici le côté aléatoire de l’organisation de travail.  Si le but commun est le bien-être des résident·es, la mise en pratique peut prendre de multiples directions. 

Si dans une résidence les réunions d’équipes se font à un moment précis chaque semaine, dans l’autre elles se multiplient et se font durant la journée, donnant l’impression que l’organisation prend le dessus sur la mise en pratique. Dans l’une, il m’a semblé que les éducateurs et éducatrices sont continuellement tourné·es vers les résident·es. Dans l’autre, on a la sensation que l’équipe se cherche et ne peut donc pas fonctionner sans se consulter continuellement, donnant à voir une équipe moins impliquée envers les résident·es.  

 

5.2. Un espace-temps interstitiel

On le sait, il y a aujourd’hui un souci de reconnaissance des soignant·es. Ce secteur est mis à mal par une politique marchande, là où la prestation de soin est difficilement quantifiable. Le temps et le budget ne permettent pas toujours aux institutions d’apporter un cadre favorable aux soins. Les intervenant·es courent pour accomplir toutes les tâches essentielles, les éducateurs·trices en résidence ont eux et elles aussi beaucoup de tâches qui ne leur permettent pas toujours d’exercer leur métier comme ils/elles l’entendraient : porter leur attention là où ils/elles le voudraient, entendre, voir et échanger des moments de qualité avec les résident·es ainsi qu’avec l’équipe de travail.

J’ai trouvé l’introduction de l’article « L’interstitiel et la fabrique de l’équipe » (Fustier, 2012) adressé au personnel soignant, très inspirante et appropriée :

« On sait qu’il existe, dans la vie d’une équipe institutionnelle, des espace-temps ambigus, désignés comme interstitiels et qui font souvent l’objet d’un fort investissement de la part des membres d’une équipe alors que, pour l’observateur, ils seront fréquemment considérés soit comme étant sans importance et donc négligés, soit comme du temps volé au travail. Il s’agit de moments de rencontre des membres d’une équipe institutionnelle dans des lieux banalisés comme le couloir, la cour de récréation, le vestiaire, la cafétéria, la remise, le hall d’entrée. […] Ces interstices ne sont donc pas des lieux dans lesquels se réalise directement la tâche primaire de l’institution, encore que les bureaux où travaillent des professionnels puissent, à certains moments, devenir interstitiels lorsque des échanges qui s’y réalisent concernent le travail mais pas seulement le travail. »

À mes yeux, c’est à ces endroits précisément que les maîtres de maisons interviennent. Nous sommes dans ces lieux interstitiels banalisés et peut-être négligés. Nous ne faisons pas partie de l’équipe disciplinaire ou soignante, nous prenons soin de chacun des espaces de la résidence, à notre rythme. Il nous est aisé de deviser et même de jouer en travaillant. De cette manière, nous pouvons prendre soin de ces banalités, ces échanges de banalités.  Selon Paul Fustier :

« Ces échanges indiquent que l’on peut vivre ensemble, au titre de personnes ayant des préoccupations variées et pas seulement comme professionnels ayant à réaliser une tâche programmée. »   (Fustier, 2012)

Dans le plaisir ou l’intérêt pris à échanger sur des situations difficiles, et cela même dans la banalité, se construisent des étayages réciproques qui renforcent le sentiment de former une équipe. Le « faire équipe » disparaît quand disparaît le modeste plaisir d’être ensemble. Quand on est forcé·es de courir pour réaliser les tâches qui nous incombent, cet espace interstitiel peut être mis en péril.  Je parle ici de la relation soignant·e/soigné·es. Les résident·es étant considéré·es comme chez eux/elles peuvent aussi être atteint·es par ce manque d’échanges de banalités avec les personnes dont ils et elles sont dépendant·es.

Le ou la soignant·e ou l’éducateur·trice pressé·e peut se retrouver à adresser des « paroles monnaie » aux résidents en recherche d’attention. Le psychologue Jean Luc Métraux parle de ces paroles monnaie comme étant ces paroles susceptibles de circuler entre n’importe quelles personnes ou communautés, qui par ailleurs ne disent rien d’autre que le sens qu’elles véhiculent.

« Dans la mesure où la reconnaissance nourrit le lien qui, en son absence, s’assèche, qu’elle témoigne de la confiance en autrui et de la valeur qui lui est accordée, toute parole l’attestant appartient au registre des paroles précieuses. En font aussi partie les paroles attestant d’incompétences, d’impuissances, de souffrances, de joies, de plaisirs, ainsi que celles relatant des moments sensibles de l’histoire de vie ou dévoilant des valeurs, des croyances, le sens donné à ses actions. [...] Selon les définitions ci-dessus, le professionnel offre généralement des paroles monnaie à une personne démunie qui lui fait don de paroles précieuses. Le véritable donateur ne serait donc pas celui qu’on croit. » (Métraux, 2007)

En travaillant auprès de personnes portant un handicap mental, ces notions me semblent de toute première importance. La reconnaissance mutuelle est un facteur essentiel au bien-être de tout un chacun. Comment nourrir la reconnaissance mutuelle dans des rapports semblant floués dès la base : bénéficiaires/intervenant·es ? Quelle place peut avoir cette reconnaissance mutuelle dans des rapports pouvant rapidement être déséquilibrés par la posture : professionnel·les/ patient·es et par la singularité d’une déficience mentale ?

Si les maîtres de maison travaillent dans le cadre institutionnel, notre fonction n’entre pas dans le cadre des fonctions médicale ou pédagogique des pratiques de soins, ce qui nous préserve en partie de ce déséquilibre que peuvent induire ces pratiques. Les résident·es ont l’opportunité de venir auprès de nous chercher cette disponibilité hors du cadre.

Il y a ainsi une forme de transfert qui se fait, comme Nelle l’explique :

« L’ancienne responsable a dit en réunion : "Quelques fois les résidents font plus confiance aux maîtres de maison qu’à nous". Ça arrive souvent, beaucoup viennent te demander quelque chose. »

Elle m’explique que régulièrement les résident·es viennent s’adresser à elle et refusent de s’adresser aux éducateurs ou éducatrices :

« Et souvent ils te disent : "Ne le dis pas, hein ?". Oh oui ça arrive souvent, les éducateurs souvent, comme c’est leur profession, ils sont un peu gênés de ça, c’est ce que je vois. »

Elle m’explique que les éducateurs·trices lui disent que les résident·es profitent d’elle, parce qu’elle ne se fâche jamais. Nelle l’explique de cette façon :

« Tu vois, ils ont souvent un esprit comme les enfants, ils se confient à la maman ou au papa. C’est la même chose ici, parce que tu vois si l’éducateur va lui dire non, il va venir vers toi [rire]. Nous, on est moins cadrants, alors ils viennent chercher en dehors de ce système d’encadrement. »

Il y a des choses qui se répètent quotidiennement avec certain·es résident·es, certains agissements que Nelle m’explique qu’elle ne comprend pas toujours. Pourquoi un ou une résident·e demande de l’aide pour s’habiller alors qu’il ou elle sait le faire ? Mais elle ne se pose pas de questions et donne un petit coup de pouce :

« Avant j’arrivais tôt. J’avais une voiture, j’arrivais à huit heures et j’allais là-bas dans les chambres et c’est là que je la voyais se promener toute nue en répétant "Je n’arrive pas", les éducateurs ne remarquent pas ça ? Du coup quand elle me demande, je le fais. Je ne me vois pas appeler quelqu’un pour ça, alors je le fais pour que ça se finisse. J’observe que souvent le matin c’est la dispute avec Julie par exemple, il y a un truc qui ne va pas. J’ai expliqué à un éducateur mais il n’a pas compris, il m’a dit : "Non mais ça va". Souvent elle refuse d’aller manger le soir, je la prends je la mets à table. Il y a des fois, elle bloque, alors je lui mets, après elle met son pantalon alors que c’est ça qui est difficile. "Merci", elle me dit ; je ne comprends pas ce phénomène. Mais il y a des choses que je laisse aux éducateurs car je sais que c’est plus professionnel, et il y a des fois je demande aux résidents de s’adresser à eux quand je suis un peu dépassée. Par exemple, Mame, il y a des fois qu’elle refuse que l’on nettoie sa chambre, elle devient agressive. Là je n’insiste pas, je fais appel à un éducateur, je laisse la place quand c’est nécessaire, pour ne pas me mêler à leur travail. On se complète, c’est ce qui est chouette dans ce travail, chacun complète l’autre. »

Ces quelques lignes du récit de Nelle illustrent pour moi le propos des deux chapitres précédents : la nécessité de faire équipe et de se sentir en confiance pour agir là où le besoin se fait sentir. S’il y a des endroits où ce n’est pas notre travail, il se peut que l’on soit amené·es à agir malgré tout. Ces moments nous permettent de donner corps aux liens qui nous unissent aux résident·es, ainsi qu’à notre équipe de travail.

 

5.2.1. Penser métisse, révéler des potentialités

« Le métissage est un processus fragile de transformation de soi, né de la rencontre des autres, révélateurs des potentialités qui sont les nôtres, non pas à être différent des autres, mais de nous-même dans le temps. »

Citation du psychiatre Jean Furtos, apprise grâce à ses interventions données dans le cadre de la formation SMCS. La pensée métisse m’intéresse dans ce qu’elle est une manière de vivre l’échange ou le soin en dehors d’une grille de lecture stigmatisante. Permettant à chacun·e d’être ce qu’il ou elle est au-delà de ce qu’il ou elle n’est pas ou devrait être. Elle est précieuse dans ce qui pourrait amener à conclure et mettre en lumière ce qui me paraît émaner de ces récits.

Cette approche me permet d’amener les maîtres de maison à prendre place dans le soin, Pour se faire, il faut se permettre de sortir de l’absolu des fonctions et autoriser les savoir-faire. Accepter de voir le soin au-delà du strict cadre médical ou occupationnel, et permettre de donner corps et reconnaissance à cette fonction… très discrète.

La brève description que j’en fais est faible par rapport à tout ce que cette pensée apporte comme réflexions. Je me permets d’ajouter ce petit paragraphe qui me tient à cœur :

« Le métissage est un concept inspiré d’une expérience citée par Jeanne Favret-Saada, anthropologue étudiant la sorcellerie paysanne dans le bocage mayennais, grâce à laquelle on se rend compte qu’écouter, c’est prendre le mauvais destin en soi. Nous sommes perméables au bien et au mal que nous veulent les autres et au bien et au mal que nous transmettent les autres. Nous sommes tous des chasseurs de mauvais destins. Mais il y a plusieurs manières de comprendre le mauvais destin : la manière psychanalytique et la manière traditionnelle. Quoi qu’il en soit, il est important de penser ce à quoi nous sommes confrontés d’une manière métissée. La pensée magique n’est pas si bête, mais pas si magique, la pensée rationnelle n’est pas si rationnelle. Isabelle Stengers, dans son ouvrage, « La sorcellerie capitaliste », décrit très bien que le système capitaliste est un système sans sorcier mais qui produit de la sorcellerie et fait perdre aux gens leur force. » (Furtos, 2015)

 

5.2.2. De l’économie du don

Quand la parole n’existe pas, ou en présence de personnes porteuses d’autisme, il est aisé de s’en tenir là. Créer la relation demande alors beaucoup d’observations et de tentatives hasardeuses pour aller chercher ce qui peut faire lien.

Lors de mon premier contrat j’ai pris trop de temps, je pense, à entrer en relation avec Marin. Il était majoritairement installé sur son fauteuil dans le salon près de son coffre à jeux, son fauteuil donnant droit sur la porte de la cuisine.  On passait beaucoup de temps en vis-à-vis, je le voyais tournant son bâton entre ses doigts la plupart du temps, ça l’apaise. Il le faisait tournoyer entre ses doigts, la tête tombant un peu vers l’arrière et le regard perçant, il observait. Il avait aussi un livre à musiques sur lequel il poussait les petits boutons déclencheurs des différents morceaux, le sourire aux lèvres.

De mon côté, j’aime jouer les DJ dans ma cuisine, de la même manière que je tente de trouver ce qui leur goûte dans leurs assiettes, je cherche les musiques qui leur plaisent. Un jour, Marin se lève et attrape le CD de « La soupe aux choux » qui traîne sur une armoire. Il vient se positionner devant moi la tête en avant cette fois ; avec son bâton il désigne le CD qu’il colle à son oreille. Sans attendre, je passe le morceau et, le regard lumineux, il colle son oreille au baffle et effectue des pas de danse balançant son grand corps. Je décide de tester d’autres musiques dans le style.  Il aime et vient de plus en plus souvent réclamer de la musique, en collant le CD à son oreille, près de moi. Il aime la musique des années septante, c’est interpellant. Certain·es collègues montrent de l’étonnement envers mes choix musicaux. C’est là que j’explique que c’est pour Marin que je passe cette musique. J’apprendrai plus tard, lors d’une conversation avec l’infirmière des lieux, qu’il a été élevé par sa grand-mère qui était une grande fan de musique. Le CD de « La soupe aux choux » aura été le ciment de notre relation. Il y a peu, je suis passée à cette résidence et Marin est venu de suite près de moi, il m’a toisé un peu avant de me prendre et de serrer fort ma main, sous le regard surpris de l’éducatrice qui passait par là.  Il m’avait reconnue, ça m’a ému.

En travaillant auprès de personnes portant un handicap mental, la notion de reconnaissance mutuelle me semble de toute première importance. Il est pour moi le facteur essentiel au bien-être de tout un chacun. Comment nourrir la reconnaissance mutuelle dans des rapports semblant floués dès la base par le prisme bénéficiaires/intervenant·es ? Quelle place peut avoir cette reconnaissance mutuelle, dans des rapports pouvant rapidement être déséquilibrés par la posture : professionnel·les/patient·es et par la singularité d’une déficience mentale ?

L’anthropologue Marcel Mauss a fait une étude comparative en 1923 sur l’organisation de sociétés mélanésiennes ; il présente le « don/contre-don » comme un contrat fondateur des liens sociaux : 

« Une prestation obligeant mutuellement donneur et receveur et qui, de fait, les unit par une forme de contrat social. Le donneur a une forme de prestige ou d’honneur dans le fait de savoir-donner, quant au receveur il doit d’abord savoir-recevoir et doit ensuite savoir-rendre à d’autres « un équivalent » de ce qu’il a reçu. » (Mauss, s.d.)

Alain Caillé (2007) rebondit sur cette recherche et fournit une description du phénomène de don en termes de « pari de confiance ».  Bourdieu voit le don comme un pari lancé, où l’on s’attend à ce que le don soit perçu et digne d’être reçu par la personne cible, qui devra y répondre par un contre-don. C’est une forme de jeu social qui permet alors de prendre corps dans un monde sans cesse présupposé et mis en mouvement.

Vient alors A B. Karsenti qui le complète avec l’idée qu’il faut un « pré-corps » permettant l’ajustement et l’incorporation au monde :

« L’expérience fondamentale du corps était une expérience d’étrangeté de lui-même et du monde. Le corps ne peut s’approprier qu’en se disant dehors, dans les choses sociales hors de lui. » (Karsenti, 2011)

Par cette lecture, je comprends que l’échange de don permet de prendre corps, la relation et l’échange étant porteurs de sens et donnant corps à ce que l’on vit, mais aussi à qui l’on est.

L’univers social dans lequel chacun·e de nous évolue, comporte énormément de codes tacites, en grande partie inaccessibles pour les bénéficiaires de l’institution. Déjà en situation précaire de par leur dépendance parfois totale à autrui, quels sont ces défis ? Sont-ils reconnus, reçus, reçoivent-ils une réponse ? Et s’il n’y a pas de réponse ? Si ces défis sont lancés pour prendre corps, que se passe-t-il quand ils restent sans retour ?

Dans cette même résidence, il y a Luc. Il est taiseux et exprime très peu de désir de contact. Il se déplace en chaise roulante avec son air renfrogné à horaire très régulier. Il vient prendre ses repas et il se pose très rarement dans le commun. Un jour, il m’a déposé quelque chose dans la cuisine et je n’y ai pas prêté attention. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé qu’il m’avait déposé une recette de cuisine. À ce moment, fort occupée, je me suis dit que j’y jetterais un œil plus tard.  Malheureusement, elle avait disparu ! J’ai fort regretté cette maladresse.   Par la suite, j’ai tenté de lui proposer de réitérer, mais en vain.  C’est un personnage très impressionnant, qui ne manque pas de faire sentir son irritation quand on cherche le contact. Il ignore ou toise les gens avec les recoins de sa bouche tirés vers le bas. Je le croise malgré tout à chaque passage dans sa chambre pour le ménage.  J’ai choisi de me faire discrète pour respecter sa solitude, je sens que ça lui plaît.  Plus tard, il réitérera la manœuvre et cette fois je n’ai pas manqué de marquer mon attention. Juste après, j’ai malheureusement quitté cette résidence-là.

C’est de ces petits manquements que peuvent naître certaines formes de violences institutionnelles que le manque de temps entretient, ainsi que les moyens financiers, mais aussi et sans doute le plus violent des manquements, le manque d’intérêt.  J’aurais pu ne pas voir ni prendre ces défis lancés. Le CD et la recette sont, à mes yeux, de ces dons comme invitations à lier ce contrat de confiance. Je suis heureuse d’avoir su les recevoir et les rendre. Il y a certainement un tas de dons de la sorte que je n’ai pu honorer. Le chapitre sur l’espace-temps l’interstitiel cité plus avant permet de prendre le temps de réparer ces manquements. Prendre soin de ces interstices serait pour les maîtres de maison une manière d’être acteurs et actrices « du care » en résidence, si on l’entend comme Joan Tronto (1993) le définit :

« En tant qu’activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. »

 

5.2.3. La petite histoire et le grand temps

Bruce m’explique ce qui lui permet de se sentir bien au travail et de trouver sa place :

« Moi je ne sens pas que je suis toujours au travail. Je suis entre des gens, tout le monde est sur le même niveau, que tu sois éducateur, bénéficiaire. Là tu es mieux intégré que quelqu’un qui met les barrages.  Bah oui ! Moi j’ai mes collègues et après c’est tout ! Mais avec eux tu peux parler aussi mais autrement, et ça fait qu’à la fin, ça devient des collègues. Et oui j’aime, je me trouve à ma place. Je suis rigolo et j’aime bien la vie, en fait je ne me pose pas beaucoup de questions, je suis quelqu’un qui est spontané. […] Tu es là pour les aider et depuis dix ans, avec le temps, je trouve qu’il n’y a pas tout le monde qui sait s’y prendre avec eux, comment dire, s’adapter à eux. J’ai vu quelqu’un qui vient, il sait que c’est un centre de personnes handicapées et puis il panique ! »

C’est là que je me suis dit : “Ok, mais oui mais moi, comment j’ai réagi les premiers jours ?”, et c’est là que ça veut dire que je suis aussi un peu fou dans ma tête, je pense que je suis conscient que je suis resté un enfant trop longtemps. »

Le lien que Bruce fait avec son enfance pour parler de ses contacts avec les résident·es m’impressionne. Je vous explique :

Jean Furtos a donné le premier cours de la formation SMCS. J’ai été très touchée par sa manière d’aborder la santé mentale. Ses mots ont raisonné en moi. Il mettait des mots sur des sensations que je ne pouvais nommer. Il nous a parlé de la bonne et de la mauvaise précarité, mais surtout il a abordé la notion du grand temps. J’ai eu l’occasion de l’entendre une deuxième fois. Alors que ce travail prenait corps, il est venu m’éclairer et m’aider à formuler et organiser cette enquête.

Je vais ici tenter de clarifier ce concept de « grand temps » : ce temps serait celui où l’on se laisse aller à la créativité. Pour y accéder, il faut accepter de se laisser surprendre, s’autoriser à l’étonnement, comme un enfant qui découvre le monde. En étant dans ce grand temps, on accepte l’inconnu et les pensées neuves. On se décale un moment pour recevoir l’autre avec sa différence. L’accepter tel qu’il ou elle est, et non tel qu’on le ou la perçoit ou aimerions le ou la percevoir. Alors seulement nous pouvons traiter ce cas unique qui s’offre à nous. Nous acceptons de nous laisser surprendre et d’agir en dehors de la procédure ou du cadre. Dans une procédure, l’autre n’existe pas dans sa différence. Dans ce grand temps, l’autre est reçu·e dans son entièreté et on accepte d’être décentré·e pour agir avec la nouveauté. Ce que Jean Furtos appelle « la pensée métisse » déjà énoncée, et qui sera complétée ici en contexte. Le métissage psychique et social permet de prendre et d’accepter la souffrance de l’autre. Il y a transfert, et sans ça on ne peut pas soigner ! Il nous a parlé de l’âge philosophique des enfants de cinq/sept ans, qui ont à la capacité de s’émerveiller, de poser des questions, cette manière d’être au monde qu’on a tendance à perdre en grandissant. Bruce nous en parle comme d’un privilège :

« J’ai vécu dans une vie ou dans une époque, où on a eu le privilège de s’amuser avec rien ! On pouvait. On était toujours dehors. Comme je dis, j’ai beaucoup joué dans la rue. Je ne suis pas devenu vite adulte parce que j’ai trop joué, pas avoir de soucis… Je suis quelqu’un qui peut-être n’a peur de rien… de pas grand-chose. »

Sans avoir entendu la théorie du grand temps, Bruce comprend qu’il a la chance d’avoir pu, grâce à son enfance, entretenir la part d’imagination en lui. Il appelle ça être un peu fou, parce qu’il laisse parler l’enfant qu’il a gardé en lui, et c’est ce qui lui permet d’être en lien direct avec les personnes porteuses d’un handicap lourd avec qui la communication prend un autre chemin. Jouer dehors, dans la rue, est quelque chose qui se fait beaucoup moins aujourd’hui.

Pour nous expliquer son approche, Jean Furtos nous a parlé de son enfance, à l’époque où, quand les gens prenaient le train, ils se parlaient encore. Aujourd’hui, on peut faire de longs trajets sans aucuns contacts, ni par la parole, ni par le visuel. Il semblerait que la norme actuelle soit d’être coupé·e dans l’espace public.

Si Bruce parle de son enfance pour expliquer ce qui lui permet d’être en relation à sa façon, pour ma part, je rebondirai sur l’exemple du train et parlerai de mes voyages en Inde. J’ai été extrêmement surprise et interpellée par les rapports sociaux en Inde. Il m’est arrivé à plusieurs reprises, quand je me baladais dans les rues, rêveuse et absorbée par mes pensées, d’être interpellée par des inconnus. Ils avaient senti que mes pensées m’envahissaient et me coupaient de ce qui se passait autour de moi, et m’invitaient avec douceur à revenir parmi nous. Abandonner ces pensées pour me nourrir de ce qui se passait autour de moi. Quel choc pour une Européenne d’être abordée de la sorte ! Je me retrouvais là, ébahie par ces interventions qui me faisaient conscientiser mes ruminations internes, et j’acceptais l’invitation à laisser s’envoler ces pensées pour revenir à la rue que j’avais choisie de parcourir et oublié d’honorer. J’ai fait plusieurs voyages de longue durée dans ce pays ; avec le temps je me suis laissée imprégner de leurs coutumes et de leur manière d’habiter l’espace. C’est plus tard, à mon retour, que je m’en suis aperçue. J’ai ressenti un vide énorme lorsque je marchais en ville. Tous ces gens qui se côtoyaient sans s’apercevoir me donnaient froid dans le dos. C’était très dur de se réhabituer à cette manière européenne d’habiter l’espace public. Un jour, alors que je marchais dans ce grand vide, tout à coup, à deux cents mètres de moi, se tenait une femme. On s’est vues, on s’est reconnues. Là-bas en Inde, on avait papoté cinq minutes. Elle aussi souffrait de ce grand vide.  On a pris un café et nous avons ri de cette rencontre improbable qui nous a fait beaucoup de bien. Je vous relate ceci pour expliquer que, pour ma part, cette notion de grand temps, cette faculté de s’ouvrir à l’étonnement, je l’ai probablement un peu entretenue ou éveillée en voyageant. Le regard indien m’a surpris mais m’a aussi fait beaucoup de bien, j’y trouvais comme une sorte de douceur maternelle que j’ai gardée en moi. Je pense aujourd’hui que c’est de cette manière que mon contact avec les résident·es a pu se faire dans l’aisance.

Nous avons parlé de ce grand temps et de cette manière d’être au monde, Nelle et moi, lors d’une pause-café que l’on s’est offerte sous un rayon de soleil. Elle m’a expliqué que son mari se rit beaucoup de la belgitude. Il demande tout le temps à ses amis belges comment ils peuvent bien faire pour vivre de la sorte. Elle me raconte qu’au pays il existe bien des maladies mentales, mais pas la dépression dont les gens souffrent ici :

« Nous avons la chance là-bas d’avoir de la place entre nos maisons, nous pouvons aller voir un voisin pour se faire dépanner pour un oignon ou du riz, c’est normal. Souvent au village, les gens se rassemblent et écossent les haricots ou brûlent le maïs dans un grand feu et le mangent ensemble pour le plaisir de partager un moment. Ici ce n’est pas comme ça, [elle me mime les gens d’ici recroquevillés sur eux-mêmes], tu vois cette maladie-là, on ne la connaît pas. »

Une collègue nous rejoint et intervient :

« Oui c’est vrai, ici tout se planifie, je n’en peux plus, moi ça me déprime. J’aurais besoin d’improvisations, les soupers entre amis planifiés, je n’en ai plus envie à force. »

On en reparle un peu plus tard encore et Nelle me fait part de la chance qu’elle a eu de vivre une enfance comme celle-là.

 

 

5.2.4. Faire face à la peur et à la violence en institution

Je citerais à nouveau Jean Furtos, il nous a raconté qu’un jour, à l’hôpital, un patient est parti en crise violente et, normalement le soignant doit appeler la sécurité pour ne pas s’exposer inutilement. Mais cette fois-là, sous l’effet de la surprise, il s’est laissé porter par sa voix intérieure : « On ne va quand même pas appeler la sécurité ! ». Alors il s’est approché et a répété cette phrase à l’homme en crise qui l’a répété à son tour et un dialogue a pris place. Il n’a pas respecté la procédure, il s’est écouté et ça a marché.

J’ai moi-même une histoire qui s’en approche et qui a pour moi été une forme de baptême :

Bouli est très souriant et un peu fainéant.  Il passe beaucoup de temps à regarder la télévision et, entre ses émissions, il vient dans le commun et demande à répétition comment on va.  Il vient donner un coup de main par-ci par-là en répétant cette même question : « Ça va, Charline ? »  Il m’appelait toujours Charline, j’aime beaucoup ça. On s’appréciait, son sourire me faisait fondre et je sentais que ma présence lui plaisait.  On m’avait prévenue qu’il pouvait être violent par surprise et donner des coups. J’ai en effet pu ensuite observer que ses yeux pouvaient s’assombrir d’un coup.  Dans ce cas, le mieux à faire est de le laisser tranquille.  J’ai donc abandonné certaines tâches sans demander mon reste.

Un jour, des cris ont éclaté au loin, mon cœur s’est serré et s’est mis à battre. Je suis restée dans la cuisine car j’entendais qu’il y avait déjà du monde qui s’affairait et que très vite les nouvelles viendraient à moi. En fait, Bouli s’est jeté sur Mickael, le poing levé, avec beaucoup de force.  Mais ils ont réussi à le maintenir à deux, à distance pour limiter les coups.  Heureusement qu’ils étaient deux. Cinq minutes à peine plus tard, j’ai soif et me dirige vers la fontaine à eau pour me servir. Mais la fontaine déborde, un résident effrayé par la scène a laissé l’eau couler sur le sol.  Bouli est appuyé sur la fontaine, ses grands yeux écarquillés, il a l’air triste, énervé ou apeuré, c’est difficile à dire.  J’hésite un instant, je me retourne pour aller chercher un torchon et éponger l’eau qui est à ses pieds.  J’ai le ventre serré, je ne sais pas si s’approcher de lui peut être dangereux mais j’écoute mon instinct.  Ça me rend triste de le voir comme ça et le fuir ne me paraît pas être la bonne solution. Alors j’approche, et c’est là qu’il se jette dans mes bras pour y pleurer.  Il est triste de ce qu’il a fait, il s’inquiète de la colère de Mickael.  Il a voulu le frapper, c’est mal. J’apprends ensuite qu’il a des moments où il n’est plus lui-même et qu’il regrette toujours ces agissements qui le dépassent.  Il passera l’après-midi à mes côtés à chercher du réconfort.

Bouli ne supporte pas que l’on entre dans sa chambre pour nettoyer, ça peut le rendre agressif, m’a-t-on dit.  Plus d’une fois, j’y suis allée en pensant qu’il n’y était pas et, surprise, je le trouvais là, parfois endormi. Je le réveillais et, à chaque fois, je stressais en redoutant sa colère mais jamais rien ne s’est passé. Je le laissais pour revenir plus tard, puis il venait dans le salon de son air endormi sans aucune animosité. Peu après cette histoire, il est venu me chercher pour que l’on nettoie sa chambre ensemble, à ma grande surprise et celle de la coordinatrice. J’avoue avoir senti beaucoup de satisfaction de la confiance qui m’était accordée. J’ai le sentiment que d’être restée proche de lui dans ce moment difficile, en ravalant mes craintes, a joué un rôle.

 

5.2.5. Le rire comme atout

Bruce et Nelle sont tous deux des personnes très vivantes et joyeuses, leurs rires détonnent et enchantent les résidences. Je ne peux passer à côté de ce qui me semble être un atout et de ce qui m’a certainement amenée à choisir cette enquête. Pourquoi et comment ces rires prennent placent ? Il y a matière à deviser et écrire quelques livres. Je choisis donc quelques passages de mes différentes lectures sur le sujet qui me semblent à propos. L’article « L’humour un chatouillis de l’âme » (Bonicel, 2012) parle du rire :

« Il n’est pas d’abord affaire de techniques, d’outils, de trucs, d’habiletés ou même de procédés éprouvés. Il est au croisement de ce qui dans les cultures de tous les temps et de tous les lieux, avec des couleurs particulières, tente de bousculer les opinions dominantes et les valeurs du moment, qui distrait de ce qui occupe tout l’espace social. » (Bonicel, 2012)

Bruce le met en mots :

« Je suis devenu quelqu’un d’important parce que je rigole beaucoup et quand je n’étais pas là peut-être ça manquait ».

Oui, peut être que ça manquait… Le rire de Bruce est pour moi vitalisant et une chouette manière d’apprendre à le connaître. Le rire paraît central dans sa personnalité, en tout cas c’est de cette façon qu’il se présente ici au travail et entre en lien avec tous, l’équipe et les résident·es. Il est vrai que nous sommes nombreux·ses à travailler dans une même résidence et que ce n’est pas toujours simple d’arriver à s’adapter à l’humeur et aux manières de chacun·e :

« Au cœur de la rencontre, il [le rire] permet de faire un écart par sa rupture avec la logique et le discours attendu et suture comme le fait une ponctuation dans une phrase, les étapes de notre alliance, tout en lui laissant une respiration ». (Bonicel, 2012)

Par le rire, Bruce invite l’équipe et les résident·es au jeu et à la détente, ses rires tintent et viennent chatouiller les esprits trop occupés ou trop lointains, peut-être pour créer ou recréer le lien. Et par là nourrir les interstices de l’institution et inviter chacun·e à se mettre en lien, à faire équipe et à partager qui nous sommes par-delà nos fonctions respectives, personnel soignant/éducateur·trices/résident·s, pour permettre la rencontre et créer l’espace communautaire où chaque individu a sa place.

 

En conclusion

Clin d’œil à Marin

« Au village, en outre, il n'y avait plus d'idiot du village. Dès qu'ils manifestaient leurs talents, on les ramassait comme des petits-gris pour les enfermer à l'asile psychiatrique d'Yzeure. Ils y perdaient leur singularité, tout pittoresque, n'acquéraient pas pour si peu un poil d'intelligence moyenne, tombaient tout à fait fous, se périssaient d'ennui avant de périr pour de bon et sans aucun profit pour la collectivité alors qu'autrefois ils égayaient leur entourage, l'ennoblissaient par la simple vertu de leur présence. Idiots, ils permettaient à tous leurs imbéciles de concitoyens de se croire futés en diable. Sans idiot garanti, estampillé, on se regardait de travers, on se posait des questions superflues. En revanche, bien sûr, on avait la télévision. Mais ce n'était tout de même pas la même chose. Il y manquait tout ce menu je-ne-sais-quoi qui crée charmes et réflexions. »

La soupe aux choux (Fallet, 1980)

J'ai choisi la thématique des ouvriers et ouvrières en résidence de soins car j'ai été touchée par la beauté de ce métier. Le poste de maître de maison est un poste central dans les résidences car il est au centre d'un réseau de communication entre personnel et résident·es.  Nous sommes les yeux et les oreilles de la maison, mais de manière totalement officieuse. Et c’est là que se trouve la difficulté de la reconnaissance de notre fonction. En étant défini comme ouvrier·ères effectuant des tâches techniques, nulle part il n'est fait officiellement mention de l'importance du rôle relationnel informel et indispensable que nous tenons au cœur des maisons. Nous exerçons d'ailleurs une fonction qui, sous le prisme des codes sociaux, serait définie comme « ingrate ». La notion de reconnaissance est donc fragile pour les maîtres de maison car, comme ouvrier·ères, nous évoluons aux côtés de personnes plus qualifiées qui risquent de ne pas nous reconnaître dans la globalité de notre travail.

Comme « les idiots du village » dont parle René Fallet dans son roman « la soupe aux choux », dans notre nouveau monde, les personnes handicapées n'ont plus leur place dans la vie publique. Les institutions sont là pour s'en occuper à la marge de la société. Les bénéficiaires y sont pris·es en charge, par un personnel qui va et vient en grand nombre. Ils et elles vivent dans ces résidences devenues leur foyer, où leurs besoins sont pris en charge par des professionnel·les formé·es spécialement à ça. Ils et elles y sont nourri·es, lavé·es, habillé·es, amené·es à leurs activités, toujours par des professionnel·les. Les soins sont nombreux - le temps presse - et les employé·es effectuent leurs tâches comme ils et elles le peuvent. Mais les bénéficiaires sont là « 24h/24 », et ont besoin d'exister au-delà de cette organisation de travail. Ils et elles ont besoin de créer des liens d'humanité et de confiance avec leur entourage direct, qui partage leur quotidien et leur intimité.

Nous, les maîtres de maison, n'évoluons pas dans un cadre professionnel défini, et jouissons d'une certaine liberté qui nous permet d'entretenir avec les bénéficiaires une relation de personne à personne. Ouvriers, ouvrières, nous nous adressons à eux et à elles en toute liberté car ce n'est pas notre travail initial. C'est pourquoi, aux côtés des résident·es, les codes sociaux s'effondrent : bénéficiaires et ouvrier·ères, nous nous offrons l'interstice réparateur des petites violences de notre monde, laissant de côté l'étrangeté et la différence qui n'est plus là pour nous isoler mais nous unir.

Tout comme les résident·es, les ouvriers et ouvrières sont exposé·es au bon vouloir et à l'humeur des personnes dont ils et elles dépendent. Si l'équipe est mise à mal, il y a de fortes chances pour qu'il n'y ait plus de place pour les banalités, fort précieuses, qui permettent à tout le monde d'évoluer dans un univers serein et sécure.

À travers le prisme des maîtres de maison, j'ai souhaité mettre en lumière les pratiques invisibles, humaines et relationnelles de ce métier très discret. Dans cette enquête, j'ai abordé différents enjeux de société qui existent bien au-delà de l'univers institutionnel. Mais l'objet de ce travail n'est pas de s'attaquer à ces enjeux sociétaux dans leur globalité, mais plutôt d'interpeller la fragilité des liens qui en découlent.

J'ai l'espoir d'éveiller les institutions sur l'attention à porter au bien-être du personnel exécutant ces fonctions « plus discrètes » mais combien importantes car au cœur de la maisonnée et donc des liens humains. De cette façon, les équipes pluridisciplinaires se verraient agrandies en incluant les maîtres de maison et gagneraient ainsi en communication. Par ce biais, les bénéficiaires seraient certainement davantage écouté·es, compris·es et soutenu·es dans leur quotidien. Cela nous permettrait peut-être à toutes et tous, en prenant soin du bien-être des résident·es, de prendre soin de nos propres vies.

 

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1https://www.lemediasocial-emploi.fr/article/maitresse-de-maison-un-metier-atypique-de-laccompagnement-2020-07-10-07-00