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Analyse - Inégalités et violences de genre
Juin 2023 | Par Anissa Tahri et Julie Lavaux , rencontrées par Xavier Briké

 

Femme en exil, identité en péril ? 

Anissa Tahri et Julie Lavaux sont psychologues au Centre d’Accompagnement Rapproché pour Demandeurs d’Asile (CARDA) à la Croix-Rouge de Belgique. Elles y accueillent des femmes demandeuses d’asile. La rencontre thérapeutique avec des femmes migrantes victimes de violence est riche et propice à la résilience, pour autant que l’on mette en place un processus qui l’active plutôt qu’il l’entrave. Ainsi, comment veiller à ne pas enfermer les femmes demandeuses d’asile dans des identités victimisantes mais œuvrer à faire émerger une identité positive ? Comment ne pas les déposséder de leur capacité d’agir en mettant en valeur leur pouvoir d’action ? Comment ne pas se laisser envahir par des idées préconçues sur les femmes migrantes et leur laisser leur pleine singularité ? À travers ce texte, les deux psychologues proposent de partager quelques réflexions issues de leurs pratiques cliniques en tant que psychologues auprès de demandeur·ses d’asile au sein du centre CARDA de la Croix-Rouge de Belgique. Le centre CARDA (acronyme de « Centre d’Accompagnement Rapproché pour Demandeurs d’Asile ») est un centre de la Croix-Rouge de Belgique qui offre un accompagnement thérapeutique pour les demandeurs d’asile en souffrance mentale, qu’ils soient isolés ou en famille.

 

Redonner du pouvoir d’agir aux femmes

L’exil n’est pas un long fleuve tranquille. En effet, tant dans le pays d’origine que lors de leur parcours migratoire, les femmes peuvent avoir été victimes de conflits armés, de discriminations ethniques et/ou religieuses, d’agressions sexuelles, d’exploitation économique, de viols, de mariages forcés, de traite des êtres humains, d’esclavage sexuel, … avec les conséquences qui en découlent (grossesses non-désirées, VIH, traumatismes, etc.). Ces événements vécus laissent souvent des traces sur ces femmes qui se sentent ainsi déshumanisées, souillées, dévalorisées. Elles ont le sentiment de ne plus avoir le droit d’exister (Roisin, 2017). Cette érosion de leur capacité d’agir est accentuée lors de l’arrivée dans le pays d’accueil. Leur avenir est inextricablement lié à la procédure d’asile et leur mode de vie est dépendant du centre qui les accueille (choix des repas, de l’école, du modèle éducatif, …). Elles ont peu de contrôle, sont souvent dépossédées et conduites à la passivité. Cela affecte tout autant leur identité, leur capacité d’action que leur santé mentale (Hajdukowski-Ahmed, 2008).

Il est dès lors thérapeutiquement nécessaire de travailler sur base d’une double reconnaissance, à la fois de leur souffrance mais également de leur humanité. Se sentir ainsi considérée va réactiver un sentiment d’existence et de dignité (Neuburger, 2012). Ce processus permet de reconnaitre tout autant leur vécu douloureux que leurs ressources, évitant ainsi de tomber dans une prise en charge victimisante ou paternaliste (Delage, 2008). Notre regard de thérapeute est ainsi primordial car il influence considérablement la manière dont la personne va se percevoir. Considérer les femmes réfugiées uniquement à travers leur identité de victime, les empêche d’exister autrement que par leur souffrance et leurs défaillances, entravant ainsi leur processus de résilience.

L’espace thérapeutique doit ainsi permettre de débloquer une identité figée dans un passé douloureux et d’ouvrir un nouveau champ des possibles : « mon passé ne m’empêche pas d’être celle que je suis, ni celle que j’ai envie d’être ». Dès lors, Trépos (2015) propose le processus de « dé-victimisation » pour offrir aux femmes demandeuses d’asile non seulement la reconnaissance de leur souffrance mais aussi et surtout de leur capacité à agir sur leur vie. Pour ce faire, le travail consistera à amener la personne à s’autodéterminer et à faire elle-même ses choix, lui permettant ainsi de retrouver une capacité d’agir. Dans ce dispositif thérapeutique, nous veillerons à sortir de la notion de « prise en charge » pour rendre la personne experte de son propre cas, compétente et autonome (Deutsch, 2015 ; Ausloos, 1995), en veillant à créer les conditions nécessaires au passage à l’action (Jouffray, 2015). Pour appuyer nos propos, nous partageons notre expérience avec Mme C.

Nous avons accueilli Mme C., d’origine guinéenne, accompagnée de son fils S. et de sa fille M. âgés respectivement de 7 et 3 ans. Mme avait fui son pays car elle craignait l’excision de sa fille. Elle-même mariée de force, excisée, analphabète, elle ne voulait pas que sa fille subisse le même sort. Mme C. était arrivée en Lybie où elle avait été réduite en esclavage durant quelques mois avant  de pouvoir partir pour la Belgique. Le centre d’accueil où vivait la famille avait constaté que S. était très violent. Il partait régulièrement seul et revenait tard. Mme C., pour montrer son autorité, le frappait régulièrement avec une ceinture. En entretien, Mme C. a évoqué ses difficultés avec S. et son impuissance à se faire obéir. Les travailleur·ses du centre lui ont expliqué qu’on ne frappait pas les enfants en Belgique mais elle ne trouvait pas d’autres solutions. C’est son mari qui imposait l’autorité au pays, ici elle ne savait pas comment faire. Par ailleurs, en Lybie, S. avait dû aller mendier tous les jours seule afin que la famille puisse avoir un peu argent. Entre culpabilité d’avoir dû faire endurer ses difficultés à son jeune fils et sentiment d’impuissance et d’incompétence d’être une mère en Belgique, Mme C. était perdue. Nous avons alors réfléchi avec elle à sa demande, c’est-à-dire, ce qu’elle souhaitait mettre en place en priorité et comment elle souhaitait le faire. L’histoire de Mme C. nous laissait supposer qu’elle avait été « habituée » à ce qu’on choisisse pour elle. Elle a toujours été dépossédée de tout acte : son mariage, son excision, … Le danger était de reproduire ces violences vécues en choisissant à nouveau pour elle ce que nous pensions être le meilleur. La priorité de Mme C. a été très vite l’éducation de ses enfants et leur scolarité. À sa demande, nous avons organisé une visite de l’école afin qu’elle puisse avoir un feed-back sur ses enfants. Nous lui avons également proposé d’accompagner ses enfants lors de l’étude organisée par le centre afin de veiller à leur scolarité. Mme C. étant analphabète, elle ne pensait pas pouvoir avoir de prise sur ce champ-là de la vie des enfants. Elle y est allée régulièrement et en a profité pour apprendre en même temps que son fils quelques notions de lecture. Ainsi, c’est au travers de petites actions quotidiennes que Mme C. a pu sortir du sentiment d’impuissance et retrouver un sentiment de compétence. Elle a pu trouver son propre style parental (qui ne fut ni celui de ses parents, ni celui de son mari). S. s’est adapté très vite à ce nouveau style cadrant et rassurant et ses épisodes de violences ont disparu. Tout comme sa mère, il était plein de ressources qui ne demandaient qu’à être révélées.

Notre travail avec Mme C. lui a permis de (re)trouver en elle un pouvoir qu’elle n’avait jamais eu la possibilité d’exprimer. Rendre à la personne le pouvoir d’agir sur sa vie, c’est à la fois créer des conditions pour que la personne puisse le reprendre, mais aussi sortir de notre propre position d’expert·es pour aller vers une relation de collaboration (Andolfi, 2018). En d’autres termes, soutenir la résilience des femmes demandeuses d’asile, c’est proposer une relation d’équité à la fois humanisante et remobilisante.

 

Conclusion

La reconnaissance des souffrances des femmes, de leur valeur humaine et de leurs compétences est un préalable nécessaire à toute intervention.

Le travail thérapeutique auprès de femmes demandeuses d’asile ayant vécu des violences : la nécessité d’une double reconnaissance de leur souffrance et de leur humanité.

En effet, ces femmes ont pris le douloureux et courageux choix de fuir leur pays, en surmontant les nombreux obstacles dressés sur leur chemin. Certaines femmes n’ont pas eu le droit, dans leur pays d’origine, d’exister pour ce qu’elles étaient et de laisser libre cours à leurs potentialités. Ainsi, la posture thérapeutique de tout intervenant consistera à leur (re)donner la possibilité d’être ce qu’elles sont, en mettant en lumière leurs compétences et leur libre-choix. À travers notre clinique, les femmes demandeuses d’asile nous ont plus d’une fois marquées par leur force, leur capacité d’action et leur créativité dans des situations compliquées. Loin des représentations stéréotypées de femmes victimes, passives et soumises, ces femmes ont pu trouver le pouvoir nécessaire pour résister, réclamer leur identité et exister (Hajdukowski-Ahmed, 2008). À nous de veiller à ne pas leur ôter ce pouvoir mais à le redorer.

 

Références

Andolfi, M. (2018). La thérapie familiale multigénérationnelle. Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur.

Ausloos, G. (1995). La compétence des familles, Temps, chaos, processus. Toulouse : Érès.

Delage, M. (2008). La Résilience familiale. Paris : Odile Jacob.

Hajdukowsky-Ahmed, M.  (2008). “A dialogical approach to identity. Implications for refugee women”. In Hajdukowsky-Ahmed, M., Khanlou, N. et Moussa, H. (dirs) Not Born a Refugee Woman : Contesting Identities, Rethinking Practices. New York and Oxford: Berghahn Books : 28-55.

Jouffray, C. (2015). « Passer des discours sur le pouvoir d’agir au pouvoir d’agir en action : une condition pour transformer les pratiques et les logiques à l’œuvrée ». Sciences & Actions Sociales, 2 : 24-32.

Neuburger, R. (2012). Exister. Le plus intime et fragile des sentiments. Paris: Payot.

Trépos, J. (2015). « L’empowerment, entre puissance et impuissances : Le cas des violences conjugales et intrafamiliales ». Sciences & Actions Sociales, 2 : 33-58.