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Analyse - Inégalités et violences de genre
Juin 2023 | Par Laurence Flahaut, rencontrée par Xavier Briké

 

Parcours de femmes migrantes marocaines ou comment trouver sa place dans la société 

Laurence Flahaut est assistante sociale dans un service de santé mentale situé au cœur des Bruxelles. Les personnes qui s'adressent à eux sont, la plupart du temps, issues de l'immigration. Parfois primo-arrivantes, parfois nées en Belgique, parfois installées depuis plusieurs années. Le public est donc très multiculturel et bien souvent précarisé à différents niveaux (financier, social, familial, langagier, administratif, …). Laurence donne ici la parole aux femmes marocaines qui arrivent en Belgique suite à un mariage endogame1. Elle constate que beaucoup de femmes marocaines rencontrées ont peu de réseau familial et se sentent à l’écart des codes sociaux.

 

Afin d’ajuster ma pratique professionnelle et d’accompagner ces personnes au mieux, comprendre ce que les gens vivent est primordial pour moi.

C’est pourquoi il m'a semblé important de tenter de répondre aux questions récurrentes que je me pose lorsque je les rencontre : Que savent-elles de la Belgique avant d'arriver ? Quels décalages vivent-elles ? Quelles difficultés rencontrent-elles ? Quels sont leurs espoirs, leurs attentes, leurs illusions, leurs désillusions ?  Comment arrivent-elles à s'intégrer tout en restant fidèles à leur culture et à leurs traditions ?

Afin de tenter de répondre à ces questions, j'ai interviewé 4 femmes. Deux d'entre elles sont arrivées en Belgique il y a moins de 5 ans. Les 2 autres sont en Belgique depuis plus de 10 ans. Pour les 2 premières, j'ai effectué 2 interviews. Le deuxième entretien avait pour but de leur relire leurs témoignages afin de m'assurer de la justesse de leurs propos. Tous les entretiens ont été réalisés sans interprète. Les 2 premières femmes sont des personnes que j'ai connues dans le cadre d'un groupe parent-enfant que je co-anime avec une collègue. Je les ai rencontrées individuellement. Elles m’ont chacune accueillies à leur domicile. Les 2 autres m'ont été présentées par une amie, elle-même d'origine marocaine, arrivée en Belgique lorsqu'elle était bébé. Nous nous sommes vues ensemble et avons été reçues chez Hakima qui a participé à la discussion et a pu nous apporter des éclairages intéressants, en particulier sur les différences entre les femmes arrivées il y a 20 ans et celles arrivées maintenant ainsi que sur la vie au Maroc durant ces deux périodes.

J’avais l’intention d’interviewer plus de personnes mais deux ont refusé sans que je n’en comprenne totalement les raisons.  

 

Des récits

Latifa, Inès et Arwa sont originaires de la région du Rif. Fatima est née à Fès, plus au centre du Maroc.

Elles sont toutes venues en Belgique à la suite de leur mariage avec un homme vivant déjà en Belgique depuis plusieurs années. Pour chacune, cet homme faisait partie de la famille éloignée et leur a été présenté. Elles ont marqué leur accord pour cette union même si elles le connaissaient peu et ont pris ensuite le temps de faire connaissance avec lui.

On a fait les fiançailles en 2014, le mariage en 2015 et je suis venue en 2016. On a fait trois fois la demande de visa. Mon mari et moi on est de la même famille, mon père et son père sont cousins. On ne se connaissait pas, on ne se parlait pas. Il n’y a pas eu de rencontre avant, d’histoire d’amour ou quelque chose comme ça. Arwa.

On s’est fiancé, on est resté un peu comme ça, en contact par téléphone et puis on s’est marié et je suis venue en Belgique même pas 15 jours après, c’est après le mariage qu’on s’est vraiment connu. Inès

Moi je ne connaissais pas mon mari, je connaissais juste sa sœur et sa mère qui sont mes voisines. Il est revenu au Maroc, il voulait se marier, alors on me l’a présenté, comme j’entendais parler de lui, j’avais une bonne image de lui alors on s’est marié et c’est comme ça que je suis venue ici. Fatima.

Au début, je ne pensais pas me marier, ni partir à l’étranger mais je voulais faire des études d’infirmière et au Maroc c’est très cher.  Alors peut -être que j’ai vu qu’ici je pouvais faire ce que je ne pouvais pas faire là-bas. On s’est marié en 2002, mais comme il a fallu du temps pour faire les papiers, j’ai habité deux ans dans ma belle-famille au Maroc avant de venir en Belgique. Fatima.

Selon l’expression de Jamila Moussaoui2, on pourrait dire qu’il s’agit pour chacune des trois d’un mariage transnational endomixte. Dans ce terme, nous devons entendre à la fois le mot mixité et le mot endogamie puisqu’il s’agit d’union où l’un des deux conjoints, installé en Belgique, est issu de la migration et où l’autre vient du pays d’origine, arrivé en Belgique dans le cadre du mariage (Ben Said, 2013).  

A partir de 1975, la migration par regroupement familial, et spécifiquement la migration par mariage, devient un facteur dominant dans l’immigration marocaine en Belgique.

On pourrait également dire qu’il s’agit de mariages arrangés qui sont à distinguer des mariages forcés. Nous entendons par mariage arrangé une union où un tiers (généralement les parents) présente les parties mais celles-ci sont libres d’accepter ou non de se marier avec la personne qui lui a été présentée. Le refus restant possible tout au long du processus, depuis la rencontre, jusqu’au jour du mariage3. Le mariage forcé, quant à lui, est défini comme une union contractée sans le libre consentement d’au moins un des époux ou si le consentement d’au moins un des époux a été donné sous la contrainte, menace ou violence4

Comme le dit le Professeur Zemni (Bousetta, 2010), le mariage est d’une importance capitale pour les parents. Il constitue pour eux le résultat d’une bonne éducation : le devoir d’éducation des parents prend seulement fin au moment où leur fille se marie et fonde sa propre famille. Il s’est aperçu, dans l’étude qu’il a menée, que la plupart des participantes tiennent (inconsciemment) compte des attentes de leurs parents. Ces attentes sont fortement intériorisées, et de nombreuses filles et femmes finissent par éprouver en grande partie les mêmes souhaits que leurs parents. Ce qui est important pour les parents est important pour elles. […] C’est pourquoi la plupart des mariages sont endogames.

Latifa et Arwa ont pu rester dans leur famille avant de venir alors que traditionnellement quand on se marie, on va vivre dans la belle-famille.

Chacune savait que se marier avec cet homme voulait dire migrer en Belgique mais aucune n’avait vraiment entendu parler de ce pays avant son mariage, sauf peut-être Arwa et Inès par une tante qui revenait de temps en temps en vacances au pays5.

Plus jeune, je ne pensais pas me marier et je ne connaissais rien de la Belgique et de l’Europe. Notre tante nous montrait des photos de la Belgique. Une fois, elle est rentrée au Maroc avec des gaufres et du chocolat, on ne connaissait pas, alors je me suis dit, en Belgique, il y a des choses bien. Arwa

Latifa est la seule qui a sa belle-famille ici. Inès et Arwa ont leur tante et leurs nièces ici qui sont un point de repère important pour elles mais Fatima n’a personne à part son mari.

Tout au long de nos discussions, chacune met en avant la solitude intense vécue à l’arrivée en Belgique. Ce sentiment d’être perdue dans un pays si différent du leur, où, ne parlant pas la langue, elles ne comprennent rien de ce qu’il s’y passe.  Ce pays où elles sont dépendantes de leur mari et des autres pour chaque sortie.

C’était la première fois que je quittais le Maroc et que je prenais l’avion.  A l’aéroport, ils m’ont arrêté alors que j’avais un visa de 6 mois, j’étais seule, je ne comprenais rien. Ils m’ont demandé où j’allais habiter, je ne savais pas répondre, je savais juste que c’était à Forest.  Arwa

Au début c’était très difficile, mon mari travaillait, je ne sortais pas, je restais seule à la maison. Je connaissais juste ma tante mais elle habite Molenbeek, je ne savais pas aller là-bas. Arwa

Quand on arrive ici, on doit se débrouiller toute seule. Ce n’est pas comme là-bas, ou l’on peut compter sur sa maman pour tout. Là-bas j’ai grandi avec une famille très nombreuse, on est 7 enfants. Ici c’est très différent, je suis seule avec mon mari. C’était très, très difficile.  Latifa.

« Ici c’est la solitude », rajoutera Fatima.

Cette solitude exprimée par toutes m’évoque la notion de déracinement ou de sentiment d’exil évoquée par Pascale Jamoulle (2013). Celle-ci décrit le sentiment d’exil comme suit : l’exil peut être vécu de l’intérieur, il peut s’agir d’un sentiment d’être décalé, trop différent, de ne pas pouvoir appartenir à son groupe ou à son temps. Il peut avoir une dimension transculturelle quand il est lié au passage d’un monde à un autre. Quand le cadre interne du migrant (ses valeurs, ses croyances, ses pratiques sociales, économiques, symboliques, …) ne correspond pas au cadre externe qui structure les lieux qu’il traverse.

A travers leurs récits, ces femmes nous disent effectivement que quand les référents culturels sont trop différents, cela peut générer une grande souffrance (Ben Said, 2013).

Comme dans tout parcours d’immigration, pour Arwa, Inès, Latifa et Fatima, tout est à apprendre ou à réapprendre : la langue, se déplacer, faire des démarches, faire des courses, …

Ici, il y a beaucoup de choses différentes de mon pays, la première chose c’est la langue. A l’école, j’ai appris un peu le français mais pas comme ici. Les deux premiers mois, c’est difficile pour sortir, pour les courses, pour beaucoup de choses. Inès

Le plus difficile c’est l’appartement très petit et la langue. Au début, je ne comprenais rien et je n’avais personne à qui parler, une autre langue c’est très très difficile. Inès 

Au début, je ne comprenais rien, j’allais avec mon mari, c’est lui qui parlait, je regardais juste. Arwa

La première fois que je suis sortie seule, je me suis perdue, je ne savais pas comment rentrer à la maison. Arwa

Au Maroc, j’ai été à l’école mais je n’ai pas terminé, je connaissais un peu le français, mais j’ai surtout appris ici, comme ça, un peu dans la rue, à l’hôpital, avec ma cousine, …  Arwa

Toute migration est une aventure, une prise de risque, une source d’incertitudes, d’insécurité psychologique et matérielle. Le cadre culturel, auparavant spontanément internalisé, est endommagé, partiellement perdu. Les appuis familiaux n’existent plus ici, ce qui oblige à de nouveaux apprentissages et à l’invention de nouveaux repères (Daure et Reveyrand-Coulon, 2019).

Pour ces femmes et plusieurs autres migrants rencontrées lors des animations organisées au sein d’une association organisant des cours d’alphabétisation, tout est choc culturel : la lumière, l’espace, les habitations, les magasins, les rues, les transports, …

Au Maroc ce n’est pas comme ici, tout est différent. Je n’ai jamais vu le tram avant, même à la télévision. A Al Hoceima, il n’y a pas ça, il y a juste les bus.  Ici, ce sont des petites maisons avec pas beaucoup de lumière. J’ai fait une machine et après deux jours, le linge n’était pas sec, il restait une odeur dans les vêtements. Arwa

Ici, les maisons sont très petites. Inès.

Quand j’ai commencé à visiter les appartements, je me suis dit, c’est quoi ça, nous on est habitué à des grands espaces et la première fois que je suis sortie toute seule, j’ai eu peur des trains, des métros,…Latifa

Ici il y a beaucoup de barrières partout. Pour nous, parler avec quelqu’un c’est naturel. Ici c’est bizarre. Latifa

Au Maroc, on a tendance à aller très vite vers l’autre, ici si tu vas trop facilement vers l’autre, c’est un manque de politesse, de respect. Hakima.

Fatima, elle cherchait le soleil et la lumière. Hakima et plusieurs autres personnes me rappellent combien le climat est important et peut avoir un impact non négligeable sur leur sentiment de déracinement.

Pour Ivy Daure (2010), la migration est un mouvement en trois étapes : la décision de départ, le voyage et l’arrivée en terre d’exil. Selon elle, l’accueil, les sentiments éprouvés aux premiers moments de la vie dans le nouveau pays, les perspectives, les difficultés qui se présentent, la rencontre avec l’autochtone, etc.sont des étapes caractérisées par de nombreuses manifestations émotionnelles et comportementales. Chacune peut donner une impression de non-appartenance liée au sentiment de ne plus faire partie du monde qu’ils viennent de quitter sans être encore intégré à l’univers qu’ils découvrent. Les déboires que subit le nouveau venu peut amener une impression qui favorise son isolement émotionnel de son groupe d’appartenance.

En effet, si elles ne m’ont pas parlé de leur préparation au voyage, Inès, Arwa, Latifa et Fatima m’ont beaucoup parlé des premières impressions qu’elles ont eu en arrivant ici.

Les témoignages ci-dessous en disent long sur les questions de perte, perte de la famille d’origine et des groupes d’appartenances. Elles ont dû apprendre à vivre éloignées de leurs proches et surtout de leurs parents.

Je suis restée deux ans sans voir mes parents, ma famille. Deux de mes sœurs se sont mariées et je n’ai pas pu aller aux mariages. Quand j’ai fait ma carte de séjour, j’ai dû attendre 6 mois pour une carte orange et donc je ne pouvais pas voyager. J’ai pleuré à la commune. Maintenant ça va, on y va toutes les années. Arwa.

Le téléphone ce n’est rien, ce n’est pas la même chose qu’un contact. Je ne vois mes parents qu’une fois par an et je n’ai pas vu ma sœur depuis trois ans. Inès

Quand il y a un mariage, ils sont ensemble, ils font la fête et moi je suis toute seule ici. Latifa

Chacune exprimera que s’habituer ailleurs où tout est différent, peut dans un premier temps provoquer un repli sur soi et chez soi.

Même si je voulais sortir, je ne le faisais pas, je ne suis pas courageuse. Je ne fais pas des choses comme ça, je suis timide. Alors je suis restée, je pense, trois mois à la maison avant de sortir seule, je pleurais toute la journée. Arwa.

Au début, je ne faisais rien parce que je n’allais pas à l’école de français, je restais à la maison et puis, très vite, j’ai eu un bébé. Inès

La première année, j’étais juste à la maison toute seule. Je ne connaissais personne, il n’y avait personne qui venait chez moi, nous n’avons pas de famille ici, nous sommes juste moi et mon mari. Mon mari travaillait la nuit, il dormait la journée. Fatima.

Moi je panique pour beaucoup de choses, c’est venu après que je sois venue ici, je n’avais pas ça avant. C’est venu parce que c’est trop dur sans les parents. On est seul, on ne connait rien. Latifa

La première personne sur laquelle chacune peut compter est son mari : « Parfois, mon mari m’aidait mais il travaillait toujours, c’était un peu difficile mais ça va parce que mon mari parle français » Inès.

Comme le dit Nawal Ben Said (2013), la situation administrative dans laquelle se retrouve le regroupé peut également présenter un aspect extrêmement difficile à gérer puisque le conjoint arrivant se trouve placé dans une dépendance totale vis-à-vis de son conjoint installé en Belgique6.

En effet, l’histoire d’Inès nous montre que, parfois, le mari n’est pas celui qu’on espérait, il montre un autre visage. Des dissensions importantes dans le couple et au niveau de l’éducation des enfants apparaissent, la violence est là et amène un effacement de soi. Alors elle n’a pas eu le choix, elle a dû divorcer, traverser des épreuves, accepter un changement de trajectoire de vie, apprendre à se débrouiller tout à fait seule. Mais heureusement avec l’appui de la famille, elle a trouvé les ressources pour faire face.

Au début ma mère ne voulait pas que je me sépare mais elle a vu les problèmes, alors elle a accepté. Elle s’inquiétait que je sorte seule, que je doive tout gérer, mais comme je suis à côté de ma sœur, ça va. Avec la séparation, j’ai dû apprendre à tout gérer seule. Avant, mon ex faisait tout. Maintenant, j’essaie de me débrouiller, c’est obligatoire, quand tu as un garçon, des enfants, tu dois sortir, connaître. Inès.

Toutes évoqueront que la présence de la famille ou de proches ici est une aide à différents niveaux. Comme le dit aussi Ivy Daure (2010), en situation d’exil, les parents se sentent seuls, sans le relais social des règles et des codes éducatifs de la culture d’origine, l’entourage peut être un secours.

J’ai été aidée par ma tante et ma cousine qui venait avec moi chez le docteur, à l’hôpital, à la commune. Mais après j’ai fait toute seule parce que tu ne sais pas toujours demander à quelqu’un de venir avec toi.  C’est ma sœur et mon beau-frère qui m’ont trouvé l’appartement, en face de chez ma sœur, c’est bien. Comme ça les enfants jouent ensemble. Parfois si mon fils est malade ou que j’ai un rendez-vous, ma sœur s’en occupe et parfois si elle veut sortir avec son mari, ses enfants viennent chez moi. Inès

Des femmes marocaines rencontrées dans une autre association, arrivées en Belgique pour certaines il y a plus de 30 ans, ont pu exprimer les mêmes sentiments de solitude, de perte de repères, et de dépendance totale à leur mari. A l’époque, il n’y avait pas toute une communauté marocaine, ni de magasin arabe, ni de cours de français ou d’association pour les aider. Elles estiment donc que les femmes qui arrivent maintenant ont plus de chance qu’elles. Il existait cependant un système de livraison à domicile qui leur permettaient de ne pas devoir sortir de chez elles.

Cela demande du temps d’oser sortir, oser parler dans un mauvais français que certains ne comprennent pas, mais à un moment donné, on n’a plus le choix, il faut aller vers l’extérieur, il faut se débrouiller seule. Voici ce que Latifa, Inès et Fatima en disent :

Je me suis dit, je dois prendre mes responsabilités, je ne peux pas faire ça, toujours demander de l’aide, si c’est quelque chose que j’ai besoin en urgence ok mais pas pour un oui, pour un non, alors j’essaie de me débrouiller comme je peux. Latifa.

Même si je ne connais pas, je ne parle pas bien, je fais, j’y vais seule. Inès.

Finalement, c’est mieux quand le mari travaille car tu es obligé de sortir. Si tu n’es pas obligé, tu ne vas pas le faire. Et au final c’est bien parce que sinon, des années après, tu ne sais rien faire, alors c’est la galère. Latifa.

Au début j’avais peur de parler français, Il y a une Belge qui m’a dit, il ne faut jamais avoir peur de parler, il faut oser, même si tu fais des fautes, on va te comprendre. Franchement, ça m’a beaucoup encouragé.  Il faut oser et pas se laisser intimider. On fait des erreurs de français et alors, franchement, ce n’est pas la fin du monde. Fatima

Comme le dit Pascale Jamoulle (2013), la langue est le premier véhicule des schèmes de pensée, des formes spécifiques d’humour, des métaphores, des maximes qui permettent de se retrouver entre soi, dans des évidences et des pratiques sociales communes. Elle permet de transmettre une culture vivante. Mais apprendre une nouvelle langue, si différente de la sienne, n’est pas évident. Certains suivent des cours durant des années et malgré cela peinent à se faire comprendre.

Pour les premiers migrants, rien n’était organisé, chacun était dans une logique de séjour provisoire. Comme me disait une femme plus âgée, les quelques mots parlés s’apprenaient sur le lieu de travail. Mais dès qu’il a été question de faire venir les familles et les enfants, s’est alors posée la question de l’intégration et de l’alphabétisation de ces personnes souvent issues de milieu rural.

L’histoire de l’alphabétisation débute dans les années 1960, lorsque la Belgique fait un appel massif à la main d’œuvre immigrée, notamment marocaine. Diverses structures associatives (paroisses, syndicats, associations d’immigrés) créent des cours d’alphabétisation pour répondre aux besoins de ces travailleurs. La plupart de ces cours, assumés alors exclusivement par des formateurs bénévoles, existent encore aujourd’hui. Mais c’est à partir des années 1980, et surtout des années 2000, qu’une professionnalisation et une meilleure prise en compte par les autorités publiques ont été effectives7.

Parfois, la rencontre avec des professionnels aide à sortir un peu de chez soi, à rencontrer d’autres personnes. Au moment de son arrivée, le migrant apparait très sensible à toute manifestation d’accueil, d’intérêt, et à toutes les démarches qui aboutissent positivement (Daure, 2010).

C’est quand j’ai eu mon premier enfant qu’on m’a conseillé d’aller dans une maison verte, là j’aimais beaucoup, mon fils en avait aussi besoin, il n’avait personne alors, on partait à deux, il y avait beaucoup de parents qui venaient avec leurs enfants, c’était bien. Latifa

A l’ONE8 par exemple, les gens m’aidaient, à l’hôpital aussi ils sont très gentils, ils ont pris le temps pour comprendre, pour m’expliquer. Arwa

Arwa nous dira que, au-delà de la question de l’éducation et des habitudes familiales, c’est aussi une question de personnalité.  Elle m’explique que sa sœur n’est pas comme elle : « elle sort toute seule, elle prend le bus. Elle ose plus sortir que moi. Moi je sors un peu avec mon mari mais pas seule.  Par exemple, vous m’avez demandé d’aller boire un thé mais dans ma famille, on ne sort pas avec quelqu’un qu’on ne connait pas, c’est comme ça ». 

Latifa  dit d’elle : « Moi je ne suis pas quelqu’un qui va vers les autres facilement, il faut du temps ».

Et pour Fatima :

Si on a envie, on peut. Moi j’ai toujours le sourire, même si je suis dans la merde, je vais sourire, le sourire c’est gratuit. Je cherchais à parler pour améliorer mon français, je ne sais pas, pour avoir un sourire de quelqu’un. Parfois il y a des mamans qui passent alors on parle des enfants. Je cherche toujours ce lien, je suis quelqu’un qui va facilement vers les gens.

Mais, au-delà de la personnalité, l’immigration amène des changements profonds de l’identité. Comme le disent Daure et Reveyrand Coulon (2019), chaque personne, chaque famille, a sa propre trajectoire, son projet, son histoire originale avec ses propres stratégies identitaires conscientes et inconscientes.

Pascale Jamoulle (2013) rajoute que la migration est un processus marqué par une succession d’épreuves, qui obligent le migrant à se transformer, s’ajuster, adapter son identité face à un monde qui change.

Latifa et Fatima me font remarquer qu’il faut aussi accepter le regard et les remarques des autres, parfois bienveillantes, parfois discriminantes et blessantes. Arwa me fait part d’une expérience :

Une fois, une dame dans un magasin, au début, j’avais juste A., elle m’a dit quelque chose que je ne comprenais pas. La dame, elle n’était pas gentille. C’est comme si elle n’aimait pas parce que moi je n’ai pas compris ce qu’elle disait. Elle m’a demandé depuis combien de temps j’étais en Belgique, j’ai dit « deux ans, comme ça », elle s’est fâchée et m’a dit : « pourquoi tu ne comprends pas encore le français, ça fait longtemps que tu es ici ! », alors ça… 

Le vécu exprimé par ces femmes montre bien comme, au début, tout est étrange, étranger, inconnu. On les regarde bizarrement. Il faut le temps de s’habituer à ce nouvel environnement et que le voisinage s’habitue à elles. Comme le disent Latifa et Fatima, quand on devient familier, on fait moins peur.

Les gens disent, il faut garder la porte fermée, il va me faire des problèmes. Quand je suis arrivée ici à Forest, j’ai vu et j’ai senti beaucoup de regards mais avec le temps, on a fait notre place. Latifa

Moi quand je sors, je dois dire bonjour, je dois être sympa, donner un peu de temps. Les gens, surtout les personnes âgées, ils n’ont pas l’habitude. Un jour, une dame m’a dit : tu es la seule à sourire dans ce bâtiment. Après j’ai compris, c’est comme ça en fait, il faut l’accepter. Fatima

Il y a beaucoup de Belges âgés, ils surveillent, ils sont méfiants d’abord puis ils sont gentils. Latifa

Vivre ensemble n’a rien de naturel et spontané. Il ne suffit pas de demander aux migrants de s’adapter. La présence de migrants nous amène à nous interroger sur les fondamentaux qui nous unissent. Les individus qui migrent vers d’autres pays emportent avec eux leurs bagages de traditions, de rituels, d’us et coutumes. Ils ne s’en détachent pas, ils bricolent avec ce qu’ils peuvent et comme ils le peuvent sur le sol d’accueil avec les membres de leur communauté qui partagent les mêmes traditions (Jamoulle, 2008)[9].

L’immigration amène donc une obligation d’adaptation.  Le phénomène d’adaptation à une nouvelle culture contient nécessairement des combinaisons, des métissages, des compositions, des réaménagements. Il n’y a pas de passage mécanique et linéaire d’une culture à une autre.

Les manières de prendre place dans la société varient en fonction des raisons de migration (politique, économique, familiale), de la maitrise de la langue et de la connaissance des usages du pays d’accueil.

Il arrive que très vite après leur arrivée, ces femmes tombent enceinte et ne comprennent pas ce qui leur arrive.  Seules, elles doivent faire face à cette grossesse et surtout à l’accouchement. Comme en témoignent Inès, Latifa et Fatima, c’est une période difficile pour certaines.  

Au début je ne comprenais rien de ce qu’il m’arrivait. C’est un nouveau pays, une nouvelle vie, j’ai un bébé, je ne connais pas l’hôpital ni comment on parle. Inès

Je suis tombée enceinte le premier mois de mon arrivée alors je n’ai pas pris de cours. Très vite après j’ai eu mon deuxième enfant. Arwa

Quand je suis venue, j’ai été à l’école pour mieux connaitre la langue, pour savoir me débrouiller quand même toute seule parce que mon mari il travaillait mais après un an et quelques mois, je suis tombée enceinte et c’était impossible de terminer, je dormais en classe alors j’ai dit, je vais arrêter et je reprendrai mais je n’ai jamais repris.  Latifa

Je suis arrivée en 2004 et je suis directement tombée enceinte. Je me souviens, je suis venue au mois de septembre et fin septembre j’étais à Saint-Pierre. Au début, je pensais que c’était le changement de climat, après, je vomissais, je n’étais pas bien…[…] j’ai été malade toute une année, ça a été une année catastrophique. Fatima.

A l’hôpital, j’ai choisi une chambre seule, c’était ma grande faute. J’étais toute seule, ni famille, ni nourriture. Je suis restée 5 jours c’était catastrophique, je me demandais ce que je faisais ici, pourquoi je suis venue, c’est quoi cette vie, il n’y a personne avec moi, je suis toute seule. Fatima.

Elles doivent ensuite apprendre à s’occuper seule de leur bébé sans entourage familial réconfortant et soutenant.

Quand tu accouches, tu ne trouves pas ta famille, ce n’est pas facile (Fatima). Là-bas quand tu accouches, toute la famille est là, c’est le moment de la femme, tu ne fais rien, t’es une princesse (Latifa). Tu dois manger certains plats traditionnels pour avoir des forces, tu dois beaucoup te reposer, manger du bouillon, des choses comme ça (Hakima). Ici, tu es seule, tu reçois une tartine ou une salade. Tu sors après trois jours et tu dois faire à manger, le ménage, …. (Fatima).

Après avoir été seule 5 jours à l’hôpital, j’ai cherché à sortir, je ne voulais pas rester chez moi. Avec mon fils dans la poussette, je faisais à pied le quartier Anneessens, Bourse, Lemonnier. Un trottoir et puis l’autre. Parce que j’ai peur des transports, chez nous il n’y a pas de métros et de trams. J’avais besoin de sortir, il y a quelque chose à l’intérieur, je dois le dégager. Fatima

Au Maroc, avec les parents, on aide pour le ménage mais c’est tout, ils nous préservent du reste alors quand tu te retrouves toute seule avec un bébé dans les mains, c’est impossible. Un jour, je devais lui donner à manger, j’ai pleuré toute la journée, c’est la première fois que je lui donnais des légumes, il ne voulait pas alors je me suis dit, je suis une mauvaise mère. Latifa.

S’appuyer sur les autres, ça aide. « On prend les conseils, on se renseigne », « On apprend tous les jours, parce que la volonté est là », « C’est obligé », « C’est grâce aux problèmes qu’on demande, qu’on cherche des solutions ». « Ce sont les expériences qui permettent d’apprendre », me disent-elles.

Puis les enfants grandissent, ils commencent l’école. Vient alors la confrontation à un autre monde inconnu. Il faut d’abord choisir une école, les inscrire, accepter l’idée qu’il y entre si petit, à 3 ans, alors qu’au Maroc ils commencent à 7 ans. Il faut se mobiliser pour comprendre ce qu’il se passe pour son enfant, oser aller aux réunions de parents même si on ne comprend pas tout ce qui se dit.

Quand mon fils était en maternelle, j’allais toujours aux réunions. Même si je n’ose pas parler, je suis là, je dois savoir comment le système fonctionne. Latifa

Je ne savais pas qu’il y avait des techniques et des professionnelles en secondaires parce que chez nous, au Maroc, il n’y a que du général.  C’est comme ça qu’on apprend, si on n’a pas ce problème, on ne peut pas savoir. Latifa

Une phrase de l’exposition « Né quelque part »10 dit : « avoir des enfants, ça donne des racines ». Les récits de Latifa et Fatima nous le montre.

La volonté de bien éduquer les enfants est omniprésente, il faut qu’ils grandissent bien pour qu’ils aient un avenir. Une bonne scolarité est donc un incontournable.

Ton éducation mon fils, ça me représente moi, tes notes c’est toi mais comment tu réagis, comment tu réponds, c’est moi. On essaie de faire grandir nos enfants, on essaie de leur apprendre les bonnes choses. Je veux que mon enfant donne une bonne image, pas une image de voyou, de gens de la rue. Quand il a un bon comportement ça fait plus plaisir que pour quelqu’un qui est né ici, on veut faire mieux. J’aimerais qu’ils s’en sortent dans la vie. Latifa

Certaines veulent que leur enfant soit scolarisé en néerlandais, ainsi il pourra avoir un meilleur travail. Mais l’expérience d’Arwa et de Latifa nous montre que pour les mamans qui parlent à peine le français, il n’est pas évident de devoir apprendre aussi le néerlandais.

Latifa me dira : « On entend que le néerlandais c’est important pour le travail, pour l’avenir. D’un côté, c’est vrai parce que mon mari il ne connait pas beaucoup le néerlandais et il veut faire un meilleur travail mais ils demandent toujours la langue ».

Vient alors le moment de la rencontre avec d’autres parents, des connaissances se font, des amitiés se tissent, petit à petit. C’est à l’école des enfants que Latifa rencontrera pour la première fois d’autres femmes marocaines.

Latifa et Fatima sont voisines mais elles se sont rencontrées via l’école des enfants. C’est là également qu’elles ont fait la connaissance d’Hakima. Depuis, elles sont devenues amies. Voici comment elles parlent de leur relation.

Quand tu trouves quelqu’un à qui tu peux parler franchement et avec qui tu te sens bien quand tu parles, quand tu sais que la personne elle ne va pas raconter derrière ton dos ou rigoler de toi, à ce moment-là c’est tranquille. Fatima

Peut-être qu’on ne se voit pas tous les jours, même pas toutes les semaines mais quand l’autre a besoin d’aide on est là, c’est le plus important.  Latifa et Fatima

Concernant les relations de voisinage, Latifa nous dira :

Ici, chacun vit séparé. Là-bas, ce n’est pas la même chose, c’est une autre mentalité, c’est différent. Là-bas, le voisin il peut toquer chez toi pour te donner un petit peu de sel, ou te demander si tu as des tomates ou d’autres trucs. Ma voisine par exemple, si elle voit les enfants qui font des choses pas bien, c’est comme ses enfants, elle peut leur dire, c’est la même chose si moi je vois ses enfants. Il y a certains secrets qui restent pour la famille, bien sûr, mais la plupart des choses qui se passent on les connait facilement, s’il y a un baptême un mariage, on y va d’office.

Au cours de notre conversation, toutes les trois me racontent longuement l’histoire de « Denise et la petite marocaine ». Latifa a eu une voisine belge, avec laquelle elle a eu beaucoup de contacts, elle s’est beaucoup occupée d’elle durant plusieurs années et l’a accompagnée jusqu’à sa mort. Avec beaucoup d’émotion, Latifa dira d’elle : « je ne sais pas au final pourquoi elle m’a appelé moi mais quand je l’ai perdue, c’est comme si j’avais perdu ma mère ». Et Fatima rajoutera « c’était comme une grand-mère pour elle ».

Puis vient le moment où les enfants grandissent, elles se retrouvent seules en journée à la maison, elles ont à nouveau un peu de temps pour elles. Ressurgit alors la volonté de parfaire son français, de travailler ou encore de s’occuper des autres.

Maintenant le petit est rentré à l’école, je ne dois plus rester avec lui, alors je peux prendre des cours. Je connais un petit peu le français, mais je ne comprends pas tout, je veux apprendre plus, je veux comprendre, aller seule à la commune, je veux bien parler et je veux apprendre à écrire. Arwa.

C’est un besoin chez moi de parler aux gens, c’est à ce moment-là (l’entrée à l’école des enfants) que j’ai commencé à accompagner des femmes à la commune, chez le médecin, … Fatima

Dès mon arrivée en Belgique, j’ai fait une formation d’aide-soignante et je n’ai pas terminé à cause de la grossesse. Maintenant les enfants sont grands, la petite va avoir 9 ans. Je ne vais pas rester à la maison, je dois travailler. Fatima

Fatima parlera également de l’importance pour elle de transmettre ce qu’elle a vécu pour que d’autres ne vivent pas les mêmes difficultés :

J’ai une amie du Maroc qui est venue en Belgique en 2008. Tous les soucis que j’avais avant, toutes les craintes, je lui ai dit, comme ça elle ne va pas vivre la même chose que moi. Il y a plein de choses qu’on ne connait pas quand on vient, alors j’ai essayé de lui dire. Maintenant, elle dit « c’est grâce à toi ». On s’entraide c’est comme ça.

Comme le dit Tatu Colasseau (2016) : Recluse à son domicile, l’épouse vit les premiers temps de la migration comme une confirmation de son statut pré-migratoire. Mais progressivement,elle développe des stratégies d’émancipation ancrées dans les ressources de débrouillardise et de combativité. Par le biais d’une grande intelligence sociale, elle perçoit très tôt la nécessité de se constituer un réseau de personnes ressources pour appuyer sa propre démarche d’intégration sociale. Elle dépasse son invisibilité de migrante en entrant dans l’espace public.

Comme le montre les témoignages ci-dessous, les bénéfices à être occupée apparaissent, elles pensent moins à leurs problèmes et apprennent de nouvelles choses.

Au cours, j’apprends beaucoup de choses. On a été au cinéma, c’était la première fois pour moi. J’ai ri, j’ai pleuré. Je n’ai pas tout compris mais j’ai beaucoup aimé. Arwa

Les cours de français le matin, ça me plait. C’est difficile le français mais ça va, les professeurs sont très gentils. Et les sorties avec l’association, ça aide à connaitre des choses, le budget, les poubelles, les bureaux de l’électricité. Pour moi, c’est bien, c’est toutes des choses que je ne connaissais pas. Inès

C’est Fatima qui m’a trouvé un travail, je suis rentrée dedans par hasard mais ça me fait beaucoup de bien, énormément, même au niveau santé. Maintenant, la nuit je dors.  Latifa

Au début, j’avais peur, faire le ménage ce n’est pas quelque chose de facile. Tu rentres chez les gens, tu vois tout, tu te poses beaucoup de questions : est-ce qu’ils vont t’accepter, comment ils vont te regarder, …  Latifa et Fatima.

En référence aux 3 étapes du mouvement migratoire expliqué par Ivy Daure (2010), l’étape de l’arrivée en terre d’asile est la plus longue et peut ne jamais s’achever. On n’en finit pas de s’adapter, d’évoluer entre pays d’accueil et pays d’origine. Mais comme l’exprime chacune des femmes rencontrées, les années passent, il y a une certaine habituation à cette nouvelle vie. Inès me répétera sans cesse durant notre rencontre : « Au début, c’est difficile mais maintenant, ça va ».

Au début, pendant 4-5 mois, je pleurais toute la journée, mon mari travaillait, j’étais à la maison toute seule, je ne sortais pas, c’était difficile. Mais après j’ai eu les enfants, ça a été mieux.  Après, j’ai compris que c’est comme ça en fait, il faut accepter, s’habituer à ça et avec le temps, avec les enfants qui arrivent, la responsabilité, tout ça, on oublie un peu. Latifa

Comme nous dit Abdelmalek Sayad (1999) : « Immigrer, c’est immigrer avec son histoire, ses traditions, ses manières de vivre, de sentir, d’agir et de penser, avec sa langue et sa religion ainsi que toutes les autres structures sociales, politiques, mentales, structures caractéristiques de la personne […], bref avec sa culture ».

Reza Kazemzadeh11 en témoigne : « On n'arrête pas de vivre dans son pays d'origine lorsqu'on le quitte. C'est le même phénomène que le membre fantôme. On garde les réflexes comme si on l'avait. On continue à vivre psychiquement dans son pays. Cela prend du temps pour intégrer le mode de vie d'ici ».

Au fur et à mesure qu’il trouve un certain équilibre au travers d’un travail, d’un lieu d’habitation, de groupe d’amis, le migrant apprend à vivre dans le pays d’accueil et à mieux reconnaitre ses codes sociaux et linguistiques (Daure, 2010).

Mais, malgré les années qui passent, le manque de la famille persiste, les moments de retour au pays restent importants, pour soi et pour les autres. Comme le dit Fatima, le temps des préparatifs est aussi important que le voyage lui-même. Latifaexprime que le départ de sa terre natale est chaque fois un déchirement, parce qu’on ne sait pas quand on se reverra.

Quand on n’est pas à côté, c’est difficile, ce n’est pas la même chose, c’est comme ça, c’est la vie. Arwa

Même si on va tous les ans au Maroc, qu’il y a WhatsApp, les vidéos, ce n’est pas comme avant. Quand tu vois les fêtes, qu’ils sont ensemble ou que quelqu’un est malade… c’est dur d’être loin. Même si tu as toutes les choses, tu as de l’argent, à manger, mais quand même, la famille ça te manque, c’est comme ça. Arwa.

On part avec les mains pleines de cadeaux. Les cadeaux ça comptent plus que le voyage. Chez moi, il y a 22 personnes à la maison, il faut faire la liste, mais ça fait plaisir. Latifa.

On se prépare toute l’année pour ce moment-là. Fatima

Ça fait 20 ans que je suis là et il y a des moments, ça fait mal, comme les fêtes. Latifa.

L’année passée, quand je devais rentrer, c’était l’école, j’ai laissé mon père avec une pneumonie, je ne savais pas quoi faire, j’étais perdue entre rentrer et laisser mon père comme ça ou rester. Je suis rentrée en Belgique dix jours, c’était l’enfer, chaque jour je l’avais au téléphone et je croyais qu’il allait décéder. J’y suis retournée jusqu’à ce qu’il aille mieux. Latifa

Alors, les temps des rencontres avec des gens de la communauté, des membres de la famille ou des connaissances plus éloignées, les fêtes, sont des moments primordiaux. Ils permettent de redevenir un peu marocaine, de redevenir soi, de se sentir un peu comme là-bas.

J’aime bien le ramadan. Il y a mes beaux-frères qui ne sont pas mariés qui viennent. Je prépare, on mange ensemble, on discute, j’aime bien ça parce que le reste de l’année, ils travaillent, on ne les voit pas beaucoup. Arwa.

Ce n’est pas comme chez nous, au Maroc, par exemple si ma tante elle vient, on appelle les sœurs, tout le monde vient pendant deux, trois jours à la maison. Ici, non. On essaie de faire comme ça aussi mais ce n’est pas possible, la maison est trop petite. Arwa.

Il y a la fille d’une amie qui habite à Rabat qui est venue pour ses études. Je l’ai appelée. Même si ce n’est pas la famille, je veux la voir. Arwa

Les familles migrantes considèrent souvent le contact avec des compatriotes en exil comme un moyen de retrouver du familier, mais aussi de faire évoluer leurs enfants dans une ambiance proche de celle du pays d’origine (Daure, 2010).

« La dernière fois que j’ai été à un mariage, je n’ai pas aimé parce que je n’ai rien bougé, un mariage, ce n’est pas pour boire et manger » Fatima « Fatima, tu lui mets de la musique marocaine, elle n’a plus rien de belge » Hakima.

Car même si on est en Belgique depuis 20 ans, même si on est belge sur papiers, on est avant tout marocaine, me disent-elles. 

Je suis venue du Maroc, j’ai une autre vision de la vie que les personnes qui naissent ici. Fatima

Les enfants, c’est autre chose, c’est une autre mentalité, c’est la mentalité d’ici, ce n’est pas notre mentalité. Mon mari aussi, il est né ici, ça n’a rien à voir. Latifa

Mais, comme le dit Hakima, arrivée ici à l’âge de 18 mois, la double culture peut être une richesse.  Latifa dit également : « On a pris les deux, on est gagnant ». Et Fatima renchérit : « Pour nous les Marocains qui vivent en Belgique, c’est un enrichissement ».

Ce qu’elles évoquent me ramène à la notion de métissage décrite par Marie-Rose Moro (2002): le métissage est un processus d’interpénétration des cultures qui s’opère à l’intérieur des sujets, par des opérations de tri et de combinaison, réflexives et continues, entre les valeurs et les logiques d’action héritées et adoptées.

Et quelles que soit les épreuves à traverser, elles me disent qu’elles ne renonceraient pas à leur vie en Belgique.

On est venu pour une vie meilleure. Arwa

C’est vrai qu’au début, c’est très difficile mais à la fin on est gagnant. Latifa.

J’ai de la chance, ici j’ai la famille, des gens qui parlent arabe/rif, même des produits du Maroc, on trouve tout ici. Ça fait du bien. Je connais des femmes qui sont parties ailleurs mais ce n’est pas comme en Belgique, comme à Bruxelles. Arwa

À Bruxelles il y a toutes les langues et les nationalités, c’est bien. Arwa.

Même si je suis seule et je suis loin de mes parents, c’est mieux pour lui et pour moi ici. Au Maroc, je resterais seule avec mes parents, c’est tout. C’est trop difficile là-bas pour l’école, pour l’hôpital, …  Inès.

Les difficultés de la vie, ça nous apprend beaucoup de choses. Au moment même, c’est difficile mais après quand tu vois les leçons... Fatima.

 

Conclusion

Lors des interviews, il apparaît d'emblée que se livrer et parler de soi est inhabituel pour ces femmes et fait un peu peur. Finalement, elles me disent toutes être contentes de l’avoir fait.  Elles y ont trouvé de la richesse et se sont laissées surprendre à dire des choses qu’elles n’imaginaient pas raconter.

Ces moments, que je qualifierais plus comme des temps de rencontres interculturelles, ont été très riches et m'ont fait apprécier ces temps de connaissances et d'intimité sincère. L’entretien avec Hakima, Fatima et Latifa, qui s’est déroulé comme une discussion entre amies, m’a fait vivre un réel moment de sororité.

Ce travail m’aura appris que ces femmes ont besoin de temps pour oser, pour aller vers, pour s’ouvrir à notre langue, notre ville, notre culture mais qu’il nous faut du temps à nous aussi pour nous intéresser à elles et pour prendre le temps de la rencontre.

Ces récits nous rappellent qu’il faut beaucoup de temps pour s’installer dans un pays, en découvrir les fonctionnements, les habitudes, les us et coutumes, la langue et pour s’ouvrir aux autres. Toutes ces femmes ont cependant une réelle envie d’intégration à travers leurs enfants, le travail, les relations sociales dans ce nouveau pays qui, petit à petit, devient le leur sous certains aspects.

Comme je le vois régulièrement dans ma pratique, un des stimulants à l’intégration est souvent les enfants. Soucieuses de leur donner une bonne éducation, elles accordent beaucoup d’importance à leur scolarité. Si le système scolaire est fort différent de chez elles, lorsqu’elles sont confrontées à une difficulté, elles cherchent à comprendre ce qu’il se passe et veulent trouver des solutions même si elles ne savent pas toujours à qui s’adresser, ne connaissent pas toujours les lieux qui peuvent les aider. Si elles sont en confiance, elles sont en demande de conseils.

Comme dirait Nawal Ben Said (2013), ces primo-arrivantes représentent la génération pivot qui impulse le changement. Progressivement, elles développent des stratégies d’émancipation ancrées dans des ressources de débrouillardise, de combativité (Tatu-Colasseau, 2016). S’insérer dans un nouveau monde demande beaucoup de force et de courage. Immigrer exige de faire de nouvelles racines.

Par les nombreux récits cités ci-dessus, Arwa, Inès, Latifa et Fatima nous ont montré comment, petit à petit, elles dépassent leur invisibilité de migrante pour prendre leur place dans cette ville, ce pays, cette société.

Enfin, n’oublions pas que ces récits ne donnent à voir qu’une petite partie de la réalité de ces femmes marocaines arrivées ici par mariage, vivant dans un quartier particulier de Bruxelles.

 

Bibliographie

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Articles de revue

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1En sociologie, l'endogamie est un phénomène qui est observé dans les sociétés où le conjoint est choisi à l'intérieur du groupe, sur des critères sociaux, familiaux, géographiques, professionnels et/ou religieux.

2Cf. Moussaoui Jamila, colloque « Mariage et Migration : comprendre les enjeux, accompagner les familles et les jeunes autour des sujets des mariages intra-communautaires et des projets conjugaux des jeunes ». http://www.cocof.irisnet.be

3Phrase extraite du site www.mariagemigration.org.

4Id.

5Frank Caestecker (Ben Said, 2013) a également montré dans une étude que ce type de mariage était très répandu tant chez les migrants que chez les enfants de migrants marocains en Belgique. On peut dès lors penser que le projet de couple ou de famille précède le projet migratoire, ce dernier n’étant alors qu’une conséquence, recherchée ou pas, de l’union.

6Depuis le premier janvier 2013, une nouvelle loi sur le regroupement familial qui vise à renforcer les conditions d’arrivée, est entrée en vigueur. Celle-ci incite à une dépendance totale de la femme envers son mari.

7Informations reprises sur le site de « lire et écrire » qui a dû attendre 2007 pour être reconnu comme mouvement d’éducation permanente.

8Office de la Naissance et de l’Enfance, qui organise des suivis préventifs de santé des enfants en Belgique francophone.

9Actes du colloque « Embarras du choix. Journée de réflexion sur les enjeux du mariage chez les jeunes issus de l’immigration », organisé en 2008 par la Fédération laïque de centres de planning familial.

10Exposition organisée par l’ASBL Eyad en novembre 2022.

11Reza Kazemzadeh est psychologue d'origine iranienne. J’ai eu la chance de le rencontrer lors d’une formation qu’il organisait en 2019 avec ses collègues du centre Exil (service de santé mentale spécialisé spécialisé dans la réhabilitation de réfugiés ayant été victimes de torture et/ou de violence organisée dans leur pays d’origine).