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Analyse - Transitions sociales et crises protéiformes
Juin 2023 | Séverine Closset, rencontrée par Xavier Briké

Nos rituels de deuil à l’épreuve des mesures de confinement social lors de la pandémie de Covid-19.

Séverine Closset est psychologue et Psychothérapeute à l’hôpital. Son travail est le fruit de questionnements d’équipe durant le mois de mars 2020 et les mois qui ont suivi. À cette période, les hôpitaux ferment leurs portes. Les visites sont strictement interdites et les patient·es se retrouvent seul·es. Seul·es pour l’annonce d’un diagnostic, seul·es pour leurs traitements, mais également seul·es pour mourir. Dans ce huis-clos hospitalier, le personnel soignant se substitue, quand il en a le temps, aux proches. Tenir une main, faire parvenir les derniers mots d’un parent, accompagner le mourant leur échoient.  

                                                                           

1. Introduction

Depuis que l’homme existe, et partout dans le monde, il enterre ses morts.

Les réflexions sur le traitement des défunts et sur le deuil sont au croisement de plusieurs disciplines – l’anthropologie, la sociologie, la psychologie, l’histoire ou encore l’archéologie – chacune ayant son prisme de prédilection mais s’ouvrant, au fil des travaux, les unes aux autres afin de ne plus cloisonner les rites funéraires des processus intrapsychiques.

Au travers des siècles, nous pouvons observer, en fonction des régions, des faits historiques importants ou encore du climat ou des mouvements sociétaux, les rites évoluer. En parallèle de ces mouvements collectifs, les conceptions des processus individuels de deuil évoluent également.

Ainsi, au XXIe siècle, nous glissons d’un « travail du deuil » et d’une gestion collective de celui-ci vers un « travail de deuil » et une intimisation de la mort. Alors que notre société prône la vie, la jeunesse et le bien-être à tout prix, l’endeuillé semble, plus que jamais, prié de régler son deuil en un minimum de temps, au risque de le voir estampillé de pathologique. La mort est mise loin, professionnalisée, envisagée comme un problème à régler et non plus comme un processus normal, nous coupant de nos traditions et donc d’une part de notre humanité (Clavandier, 2009). Différents auteurs se questionnent sur notre modèle actuel de funérailles et sur les capacités de notre société à accompagner le deuil.

Dans ce contexte social qui est le nôtre, un événement majeur tel que les mesures de confinement durant la période Covid vient requestionner nos rites, nos processus de deuil et notre capacité à faire lien.

Nous ne pouvons que nous questionner sur l’impact des mesures de confinement sur le parcours des endeuillé·es. Depuis l’accompagnement de fin de vie, en passant par les funérailles, puis la période de deuil, quels aménagements ont réalisé les endeuillé·es en période covid pour aller à la rencontre de leurs besoins ? Peut-on constater des modifications durables dans nos rituels funéraires sous l’impact de cette crise sanitaire ?

 

1.1. Contexte

Ce travail trouve ses racines dans les questionnements qui ont émergé au sein de mon équipe durant le mois de mars 2020 et les mois qui ont suivi. 

À cette période, les hôpitaux ferment leurs portes. Les visites sont strictement interdites et les patient·es se retrouvent seul·es. Seul·es pour l’annonce d’un diagnostic, seul·es pour leurs traitements, mais également seul·es pour mourir. Dans ce huis-clos hospitalier, le personnel soignant se substitue, quand il en a le temps, aux proches. Tenir une main, faire parvenir les derniers mots d’un parent, accompagner le, la mourant·e leur échoient.

Et puis annoncer. Annoncer un décès par téléphone, ne pas pouvoir prendre le temps nécessaire pour soutenir l’autre, lui offrir un café, accueillir ses émotions, lui laisser du temps avec le, la mort·e ; autant de gestes importants pour le, la proche endeuillé·e mais aussi pour celui et/ou à celle qui incombe l’annonce. 

Des questions émergent alors au sein des équipes soignantes : Comment les gens vont-ils pouvoir surmonter ça ? Comment faire son deuil quand on n’a pas pu se dire au revoir ? Quand on ne revoit pas le corps de son proche ? Quand on ne peut pas se rassembler pour l’inhumer ?

Ces conditions, vécues comme inhumaines tant pour les proches que pour le personnel soignant, ont eu raison, dans certains hôpitaux et certaines maisons de repos, des mesures strictes d’isolement pour les fins de vie. Dans certaines structures, un ou deux membres de la famille sont dès lors autorisés à être présents auprès du mourant. Mais malgré certains assouplissements, les règles de confinement sont toujours présentes, impactant les hôpitaux, les maisons de repos, les funérariums, les lieux de culte, les crématoriums, et, bien évidemment, les relations sociales et familiales. Au cours des différents confinements, les mesures de restriction sociale ont entravé les rituels de deuil communément pratiqués dans notre société.

Trois ans plus tard, on estime que plus d’un·e Belge sur dix a perdu un·e proche entre 2020 et 2022. Et bien que différentes études aient avancé des chiffres importants de deuils provisoires compliqués (50% selon une étude canadienne), les demandes de consultation pour des « deuils pathologiques » ne présentent pas l’augmentation à laquelle nous aurions pu nous attendre. Cela voudrait donc dire que la population confrontée à la perte d’un·e proche pendant le confinement devrait avoir trouvé le moyen, pour une partie significative, de « faire son deuil », comme le dit l’expression courante.

Ce constat soulève plusieurs questions ; qu’en est-il du manque de consensus dans les concepts. Le débat autour des notions de « deuil normal, compliqué, pathologique » mérite qu’on s’y attarde. Quelle place occupent actuellement nos rituels : Quel sens ont-ils (encore) ? Qu’est-ce qui fait soin dans ces rituels ? Qu’en est-il de la forme de nos rites traditionnels ? Enfin, quelles ressources ont été activées par les endeuillé·es pour s’adapter : Quels ajustements ont-ils opéré ? Qu’ont-ils mobilisé pour traverser ces deuils particuliers ?

 

1.2. Méthodologie

Les récits autobiographiques révèlent les enchaînements d’expériences, les scénarios, qui se répètent parfois, dans l’espace/temps d’une vie. Ce qui peut révéler des canevas psychiques mais aussi – quand on superpose les narrations d’interlocuteurs en proie aux mêmes types de situations – des trames sociales communes, des processus sociaux actifs dans les constructions identitaires et les trajectoires des personnes.  (Jamoulle, 2013 : 61)

Afin de comprendre les enjeux de ces situations particulières de deuil et puisque les personnes concernées, résilientes, ne fréquentent pas spécifiquement les cabinets de consultations spécialisées, il a été nécessaire de sortir des murs de l’hôpital où s’exerce ma pratique quotidienne afin d’aller à la rencontre de ceux et celles qui détenaient des réponses à mes questions. Le propos de ce travail s’est construit en recueillant et en croisant les récits de personnes endeuillées, de membres du clergé, d’entreprises de pompes funèbres et de patient·es.

Par l’intermédiaire de connaissances communes, de collègues, ou encore au sein de mon milieu professionnel, j’ai eu l’opportunité d’être mise en contact avec Céline, que j’ai rencontré dans une brasserie ; Solange et Rose, à leur domicile ; Olivia, qui a choisi de me rencontrer dans mon bureau ; Isabelle, Mary et Adélaïde, en vidéoconférence pour des questions de santé ou de distance géographique ; et Viviane, lors d’échanges téléphoniques.

Au fur et à mesure de mes recherches, leurs récits ont été complétés par les vécus de certain·es de mes patient·es, des interviews médiatisées, ainsi que par les expériences de professionnel·les entourant la mort, rencontré·es dans leur milieu professionnel. Ces personnes ont accepté de partager avec moi les spécificités de leur travail dans les conditions Covid mais, surtout, ce dont ils, elles ont été témoin dans leurs accompagnements des familles endeuillées.

 

2. La fin de vie

Une partie des propos qui m’ont été confiés met en exergue les difficultés émotionnelles engendrées par les fins de vie en milieu médicalisé durant les mesures de confinement.

Schut, de Keijser et van den Bout (1992, dans Zech, 2006) trouvent une relation causale entre le fait de pouvoir dire au revoir de manière satisfaisante à leur proche (et ce quelle que soit la manière, même dans les décès non anticipés) et la sérénité des symptômes de deuil, plus qu’une corrélation avec les circonstances même de la mort. Et c’est précisément cette entrave à la relation intersubjective que les mesures de confinement ont engendré qui est soulignée en tant que problématique récurrente et persistante dans les deuils.

De son expérience dans l’accompagnement de familles en deuil, l’Abbé dira :

Souvent quand je vais pour rencontrer les familles, c’est ça en fait que les gens racontent, ce sont les derniers moments, ils ont pu discuter avec, ils ont pu se dire des choses, parfois des choses qu’ils ne se sont jamais dites, ils en profitent avant qu’il ne s’en aille. Mais ça, le contact physique, c’est.. y a un chanteur, je ne sais plus lequel qui disait « je voudrais encore user ma peau contre la tienne » et ça, ça souligne bien l’importance de la présence physique de quelqu’un, alors quand on en est privé, c’est compliqué. […] Le plus dur, c’est effectivement quand des gens entraient à l’hôpital et en ressortaient décédé·es et dans un cercueil, alors là, pour les familles, c’est vraiment insupportable […] c’est vraiment de n’avoir pu toucher une dernière fois la personne qui est décédée, la voir, l’embrasser, la câliner, lui dire un petit truc à l’oreille.

Ces deuils sans corps, ce regret de n’avoir pu être là, toucher, dire au revoir, la peur que le, la malade se soit senti abandonné·e, est ce qui, plus que les restrictions lors des enterrements, reste problématique dans le discours de ceux et celles qui n’ont pas pu accompagner leur proche mourant. Alors que les restrictions sociales lors des funérailles peuvent être relativisées avec le temps, au nom de la peur, de la loi ou de l’ignorance, et au prix de quelques aménagements, ces regrets « des derniers moments » restent figés chez les personnes endeuillées.

Est-ce qu’il me comprenait quand je disais « c’est la faute du covid si je ne viens plus » ? On ne le saura jamais, c’est ça aussi qui est difficile […] ils n’ont pas voulu qu’on aille le voir, c’est surtout ça qui me rend malade car on ne l’a pas vu décédé. […] le fait que ça s’est passé comme ça et qu’on n’a pas pu l’accompagner, ça c’est quelque chose, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est […] avoir eu l’impression de l’abandonner me reste, je sais que je n’ai pas pu faire autrement mais je m’en veux quand même. (Olivia)

Solange rapportera les mêmes difficultés ; l’attente chez soi sans savoir si sa mère est vivante ou morte, le peu d’informations, l’impression qu’il faut libérer les lits pour d’autres, plus jeunes, et surtout cette certitude que sa mère s’est sentie abandonnée. Elle me dira que « la culpabilité de l’abandon est toujours là ».

Ces questionnements sans réponse, ces doutes, ces regrets qui restent dans l’esprit des endeuillé·es viennent en écho à la culture palliative actuelle. Celle-ci prône de nouvelles normes du bien mourir : sereinement, bien entouré·e, réconcilié·e (Déchaux, 2009). Et par là-même, ces nouvelles injonctions peuvent générer de la souffrance chez les proches lorsque les conditions du décès, considérées comme optimales, ne sont pas remplies.

C’est pourquoi, en réponse à ces limitations de visites, certain·es, comme Isabelle, ont choisi de garder leur mourant à la maison, tant que c’était gérable ; d’autres ont dû faire face aux interdictions et négocier, lorsque c’était possible, avec les soignant·es. Chacun y a fait face avec sa sensibilité propre. Certain·es, comme Viviane, avec une forme de résignation « J’étais devant une porte en sachant que quelques mètres plus loin ma maman était là et qu’il était interdit d’aller la voir, c’était quand même assez costaud » ; d’autres, dans la révolte, comme la sœur d’Adélaïde qui confiera à celle-ci :  « Si je dois mettre une bombe pour faire péter la porte des soins intensifs, je mettrai la bombe parce qu'il est hors de question qu’ils m'interdisent de voir ma mère ».

A contrario, les témoignages de ceux et celles qui ont eu l’opportunité de dire au revoir de manière suffisamment satisfaisante semblent montrer des deuils plus paisibles. Ainsi, Céline dira : « La veille [du décès] quand je lui prenais ses mains quand je lui ai dit le « je vous salue Marie » pour moi ça, c’est vraiment le moment où je lui disais au revoir, j’ai pu la revoir avant ».

 

3. Les funérailles

Dès mi-mars 2020, les lieux de cultes voient leurs portes se fermer, les visites au funérarium sont interdites et seules cinq personnes sont autorisées à venir se recueillir sur un cercueil fermé. Au fur et à mesure des vagues de Covid-19, les mesures de restriction sociale fluctuent, impactant à chaque fois les conditions dans lesquelles se vivent les funérailles, parfois dans un flou relatif ;

Au début ils ont eu du mal à comprendre les règles […] c’était du jour au lendemain. […] dans leur tête, c’était ok cinq personnes mais on fait tout normalement. […] Nous, professionnel·les, on n’était pas apte à réagir suffisamment bien parce qu’on ne savait pas non plus dans quoi on tombait […] on n’a pas eu d’info. (Entreprise de pompes funèbres) parfois dans l’incompréhension ;

C’était la 2ème vague, et alors à ce moment-là euh on est aussi retombé un petit peu dans la difficulté parce que les personnes disaient « ben oui, il n’y a quand même aucune logique, il y a deux mois on pouvait, maintenant, on ne peut plus » et les personnes, à la limite, l’ont moins bien vécu que la première fois, la première fois on ne savait pas, comme on ne savait pas, on faisait confiance. (Diacre)

Javeau (2003), reprenant les travaux de Capdevila et Voldman, parle de quatre étapes présentes dans tous les rituels funéraires.

La première, l’oblation au mort, concerne la mise en scène du cadavre. La seconde, la séparation , correspond à la mise en scène de l’au revoir des vivant·es envers le mort, la morte. La troisième, l’intégration , traduit la nouvelle place que celui-ci, celle-ci, va occuper dans les souvenirs de ceux et celles qui restent. Enfin, la quatrième étape, la commémoration , sert à honorer sa mémoire. Chacune de ces phases a été impactée en période Covid et a pu potentiellement compliquer le processus de deuil des proches des défunt·es.

En fonction des différentes vagues, les gens ont donc dû s’accommoder des décisions du pouvoir public et souvent faire preuve de créativité pour enterrer leurs proches de manière « suffisamment bonne » et éviter ainsi d’ajouter de la souffrance à la peine déjà présente.

Le Diacre résumera les choses ainsi : « ça se faisait quand même, dans la clandestinité ».

 

3.1. Créativité et infraction

« La subjectivité commence dans la décision d’accorder les normes entre elles » (Leblanc, 2007 : 86).

C’est de cette subjectivité qu’il a été question dans les décisions prises autour des funérailles. Autant la volonté de respecter les mesures de confinement était présente, avec l’idée sous-jacente « qu’autrement on n’en sortirait jamais [du covid] » (Entreprise de pompes funèbres), autant, certains besoins ne pouvaient être bafoués. L’impossibilité, pour les endeuillé·es, de renoncer à certaines pratiques témoigne d’un pressentiment, conscient ou non, que leur capacité à avancer dans leur deuil en dépendait.

Céline se souviendra de l’enterrement de sa grand-mère sans rancœur, avec même un certain amusement, ayant trouvé en famille le moyen de faire de la place à leurs besoins tout en respectant au mieux les interdictions de rassemblement. « On a eu ces moments en famille malgré les interdictions, même si les interdictions étaient là, on ne les a pas subies ». Ce qui pour elle, comme nous le verrons plus loin, a facilité leur cheminement dans le deuil.

Et si enfreindre les injonctions de distanciation sociale, braver les interdictions de rassemblement, adapter les rituels en fonction des lieux et revisiter à leur manière les cérémonies étaient en fait les seuls moyens de traverser le deuil dans ce contexte particulier ? Peut-on vraiment condamner ces prises de liberté face aux règles de confinement lorsqu’il est question de santé mentale mais aussi, dans un sens, de santé sociale ? « Vivre créativement témoigne d’une bonne santé [...] la soumission constitue, elle, une base de mauvaise existence » (Winnicott 1971, dans Janssen et Tortolano, 2010 : 74).

Mary relatera avoir vraiment souffert de la distanciation sociale lors de l’enterrement de sa grand-mère, elle en garde un souvenir peiné.

Le fait que des cousins ne voulaient pas dire bonjour, ne voulaient pas se prendre dans les bras parce que il y avait ce covid qui était encore très présent, et le fait qu'on arrive là et que tout le monde se regarde, c'est dur ça, c'est vraiment la peur de la contamination mais ce contact si froid alors qu'on distribue 150 bisous au nouvel an puisqu'on est nombreux, et là, tout le monde se regarde, personne n'ose avancer vers personne, c'est froid ; déjà que la mort, c'est froid mais là, j'ai trouvé que ça rendait les choses encore vraiment beaucoup plus difficiles, ouais ça, c'est vraiment quelque chose de difficile à vivre, c’est une période où on a besoin d'un contact. J'ai détesté, j'ai détesté ça, vraiment, cette distance physique, ouais, j'ai vraiment vraiment pas aimé ça.

Olivia se souviendra de l’importance qu’a pris le geste de son frère lors de l’enterrement de son époux : « Les gens qui se prennent dans les bras, je me suis rendu compte que ça m’avait beaucoup manqué. Quand mon frère est venu, il m’a pris dans ses bras et je lui dis « on ne peut pas », « je m’en fous » qu’il m’a dit ».

Il semblerait donc que ces aménagements créatifs, fleurtant parfois avec l’illégalité, aient été la condition pour préserver un certain équilibre mental dans ces situations qui, rappelons-le, sont par définition sources de déséquilibre, d’effraction, de rupture. Selon Jean Furtos (2005 : 32), une santé mentale suffisamment bonne serait la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable sans destructivité mais non pas sans révolte ; c’est-à-dire la capacité de vivre avec autrui et de rester en lien avec soi-même, mais aussi d’investir et de créer dans cet environnement, y compris des productions atypiques et non normatives.

De cette créativité salutaire ont émergés des réappropriations du cérémonial, avec pour objectif de rendre hommage mais aussi de soutenir le lien social. Notons qu’à ce jeu, la technologie actuelle a régulièrement pu aider à pallier. Retransmission des funérailles en extérieur sur grand écran, présence aux funérailles par vidéoconférence, murs virtuels de condoléances ou tout simplement possibilité d’envoyer des SMS et de chatter ; autant de propositions qui ont permis un soutien potentiel et d’assurer un sentiment de présence, voire de contenance pour les endeuillés.

Viviane partagera que « ça s’est passé comme ça avec malgré tout, merci internet, beaucoup de messages, de SMS, de petits courriers, etc., les gens se manifestaient autrement. […] Il y a eu des gestes de gens qui ont été très, pour moi en tout cas, très appréciés […] pour eux c’était important de nous montrer qu’ils étaient là et je pense qu’il y a eu de la créativité au niveau des manières d’exprimer son affection ». Et l’Abbé de confirmer que « Quand ça a été prévu à quinze, eh ben alors la famille, vraiment juste la famille entrait alors il y en a qui ont mis des sonos à l’extérieur, y en a où les jeunes venaient mettre un GSM-là qui faisait caméra et donc ça a quand même permis aux gens de rester en contact et puis alors il y en a qui attendaient et puis au moment où je disais « ça y est » et hop ils sortaient de l’endroit où ils étaient et ils venaient faire la haie d’honneur donc on a inventé des trucs pour que les gens ne se retrouvent pas tout seuls. » Notons cependant la différence entre les plus jeunes, avisé·es en nouvelles technologies, et les plus âgé·es, ne disposant pas toujours des connaissances ou du matériel nécessaire pour bénéficier de ces alternatives de soutien.

Le fait de devoir sortir des églises, des crématoriums et donc des automatismes traditionnels, a donné de la place aux familles, leur a permis de sortir du cadre. Certain·es ont chanté, perchés sur le mur du cimetière, d’autres ont demandé à faire la cérémonie dans leur jardin ou dans le potager où le défunt, la défunte, passait son temps et y sont revenu·es pour disperser les cendres, d’autres encore, sont allé·es se balader en forêt afin de se rassembler en plus grand nombre.

Il y a eu une dame qui était hyper connue à S., alors sans rien dire, ils se sont parlés et tout le long du chemin entre le domicile de la dame et le cimetière, eh ben il y avait des gens qui étaient là avec des petits panneaux, avec des banderoles et tout ça, et tout le long, tout le long, tout le long, on l’a fait à pieds, alors la famille pouvait passer et regarder tout ce qu’on pensait de leur maman et tout ça […] donc ça vraiment pour la famille ça a été, ça c’était magique à vivre, ah oui franchement ça, c’était magique. (Abbé)

Ces nouveaux rituels semblent avoir répondu, en partie du moins, aux besoins des endeuillé·es, leur permettant de continuer plus sereinement leur cheminement car nous le verrons, l’absence d’enterrement a impacté le processus de deuil de certain·es.

Rares sont ceux et celles qui n’ont pas trouvé un moyen de compenser ce moment de partage post-funérailles traditionnel. Les proches de Céline, par exemple, n’étant pas autorisé·es à rester dans l’enceinte du cimetière ni à se rassembler dans une salle pour une collation post-funéraire, ont profité du beau temps pour prendre un moment, en famille, dans la rue. 

Moi j’avais apporté une bouteille de wisniowka et des verres en plastique, la wisniowka, c’est une vodka à la cerise que ma grand-mère buvait. […] donc on a bu notre verre de wisniowka et on a mangé nos chips, il faisait beau et c’était un moment convivial enfin comme tu as normalement, toute la famille proche était là et tout le monde se rappelait les souvenirs avec grand-maman, […] c’est comme ça que le deuil s’est fait. […] C’était en famille proche mais c’était bien aussi d’une certaine façon de se retrouver. Donc je pense que personne n’a mal vécu le deuil. […] Je pense que les gens étaient tristes qu’on ne puisse pas avoir ce morceau de gâteau mais voilà, et donc c’était bien qu’il y ait eu ce moment. […] C’est pas mieux, c’est pas moins bien mais ça le rend unique. […] On s’adapte quoi, c’est une adaptation.

Viviane, bien que sa sœur ait refusé d’être présente, a organisé pour ceux et celles qui le désiraient un moment chez son papa afin de soutenir celui-ci. « On était assez peu nombreux mais ça m’aurait paru inhumain de respecter les règles. […] Pour moi c’était une question d’humanité, il y avait certainement une question de salubrité publique mais on ne peut pas se retrancher derrière une loi ou une règlementation si ça implique une telle inhumanité ».

Il faut néanmoins soulever qu’une partie de ces aménagements, surtout quand il était question de jouer avec les règles du confinement, n’aurait pas pu avoir lieu si les professionnel·les n’avaient pas joué le jeu, par empathie, par souci du devenir du deuil des personnes et toujours par conviction de faire le bon choix malgré les risques juridiques encourus pour eux et elles-mêmes.

L’Abbé témoignera que « Les gens des pompes funèbres, sympas, n’étaient pas là à compter jusqu’au dernier, les ouvriers communaux pareil, on se dispersait un petit peu [dans le cimetière] ». Il racontera également un moment décisif pour lui, dans son éthique personnelle :

« Ah nenni hein » qu’il me dit « hey non hein l’Abbé tu dois venir » il venait de perdre sa femme puis je me suis dit « ben oui merde » et en fait je suis allé donc je n’ai jamais jamais jamais célébré sans passer dans la famille ». Pour une des entreprises de pompes funèbres, la question d’aménager les règles s’est vite posée. « Quand tu avais des familles vraiment pas bien face à ça, tu disais « six, sept ok » pour essayer qu’ils, elles puissent aussi faire leur deuil correctement.

Tu ne peux pas faire le deuil de ta mère si tu n’assistes pas, donc très vite, on a aménagé ça ». Au Diacre de résumer que « On a parfois désobéi mais c’était toujours pour le bien des personnes ».

Pour conclure ce point, il me semble important d’insister sur le fait que c’est face à l’impossibilité d’enterrer nos morts de manière habituelle qu’est apparue l’importance que ces actions contiennent en soi. La symbolique portée par nos rituels, dans un quotidien où nos rites traditionnels semblaient perdre en sens, a pu se renforcer ainsi que, par conséquence, la nécessité de les pratiquer.

Mary résumera très bien ce sentiment : « c'est marrant comme des choses qui peuvent paraître anodines, oui naturelles, auxquelles on réfléchit pas, prennent vraiment de l'importance quand on n'y a plus accès, et à quel point en fait c'est important pour notre équilibre et pour notre consolation. C'est vrai qu'il y a plein de petites choses comme ça qui ont été sucrées à ce moment-là parce que le confinement faisait que, mais on se rend compte à quel point c'est nécessaire dans le rituel ».

La capacité créative des gens pour honorer leurs morts et pour faire lien s’est mobilisée à partir du moment où nos modèles traditionnels ont été entravés et qu’ils ont été confrontés au vide, les forçant à reconsidérer ce qui était essentiel pour eux dans les funérailles et s’autorisant, pour certain·es, à être plus proches de ce qui faisait sens, dans les limites ou parfois hors de la loi.

Il [les rites] faut les inventer et ça quand les gens se mettent à inventer ou à prendre la parole, c’est absolument génial. (Abbé)

 

3.2. Fonction de nos rituels funéraires

Avant, nous confiions nos morts à Dieu. Que faisons-nous à travers nos rituels à l’heure actuelle quand même Dieu peut mourir. (Song, 2022)

A ce stade de ma réflexion, nous pouvons acter que les personnes endeuillées ont intuitivement répondu à des besoins impérieux en se réappropriant les rituels contrariés par les mesures de confinement. Que ce soit en terme de « clôturer quelque chose » ou « d’entamer quelque chose », sans rituels, il y a une transition qui ne se réalise pas, un raté dans le processus. 

Rose exprimera les choses de la manière suivante : « Tu te rends compte que c’est pendant ces moments-là, où les gens parlent, que tu écoutes leur texte, tu parles à la personne qui s’en va, je pense que sans ça, il manque je crois une étape dans ta phase de deuil. […] ça permet à toute l’assemblée de mettre une fin sur quelque chose, sans cérémonie, pour l’avoir vécu en covid, tu ressors de là comme « ah, il s’est passé quelque chose mais je ne sais pas trop quoi », […] il y a besoin d’avoir des éléments concrets pour passer à l’étape suivante ».

Pour Céline, c’est le moment de partage après la cérémonie qui importait pour acter le décès et clôturer les funérailles. « En sachant qu’il n’y aurait pas ce rituel de tasses de café bla bla bla, je pense que si on n’avait pas eu ça [un moment informel improvisé], on se serait retrouvé un peu pouf tu vois, il manque quelque chose. Donc pour moi, c’était vraiment un moment important. Après, une fois que ma grand-mère est enterrée, c’est un moment où tu décompresses, c’est un moment joyeux et donc si il n’y avait pas eu ça, je pense qu’on serait resté sur notre faim, il nous manquerait quelque chose ».

Il est maintenant intéressant de comprendre ce qu’il se joue dans nos rituels funéraires, et en l’occurrence, ce qu’il s’est rejoué dans ces néo-cérémonies. Il me semble important de cerner la fonction des rituels, les enjeux qui les traversent.

Qu’ils soient fortement institutionnalisés ou quelque peu effervescents, qu’ils régissent des situations de commune adhésion à des valeurs ou aient lieu comme régulation de conflits interpersonnels, les rites sont toujours à considérer comme un ensemble de conduites individuelles ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel (verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins répétitif, à forte charge symbolique pour les acteurs·trices et habituellement pour les témoins, fondés sur une adhésion mentale, éventuellement non conscientisée, à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés importants, et dont l’efficacité attendue ne relève pas d’une logique purement empirique qui s’épuiserait dans l’instrumentalité technique du lien cause-effet. (Rivière, 1995 : 11, dans Clavandier, 2009)

En recoupant les travaux d’auteur·es issu·es de différentes disciplines, ayant travaillé la question des rituels funéraires, ce sont principalement les fonctions anxiolytiques et de pérennisation du groupe qui sont mises en exergue.

Les rites auraient donc un rôle de stabilisateur. Dans une communauté déséquilibrée par un décès, les rituels permettraient de maintenir les liens et d’assurer la pérennité du groupe. 

En effet, lors de la veillée et de l’enterrement, les familles se rassemblent autour du mort, de la morte, mais pas seulement. C’est la communauté élargie qui vient se recueillir auprès de lui, d’elle et se restaurer autour d’un verre. Ainsi, la vie reprend le dessus (Clavandier, 2009).

L’Abbé dira que « Il y a vraiment des moments où les gens en voulaient vraiment pour le mort, je pense que les éléments ne les ont pas arrêtés. Donc ça pour les familles c’est chouette parce qu’elles se rendent compte que le départ de quelqu’un ce n’est pas anecdotique et donc les gens se serrent les coudes ».

Les rites funéraires constitueraient ce lien entre le continu et le discontinu. En permettant l’émergence du nouveau statut de l’endeuillé, celui-ci rejoint sa communauté et le groupe social s’en retrouve pérennisé. Les rituels auraient donc une fonction intégrative qui, avec une capacité symbolique, renforce le groupe (Clavandier, 2009).

L’Abbé ajoutera « Ce qui me marque aussi c’est que les gens ils rient toujours énormément au moment du deuil, les gens quand moi je vais les trouver, on passe toujours un bon moment, ils racontent des blagues enfin les petits côtés de la personne donc c’est un peu, franchement on a des fous rires quand on prépare, c’est vraiment rare quand on n’en a pas ».

Ces témoignages récurrents de rires, de bons moments partagés, marquent, à mon sens, ce moment où le temps est pris pour se souvenir du défunt, de la défunte, où celui-ci, celle-ci, trouve sa place dans les souvenirs et où se marque la séparation. C’est également un moment où la vie reprend, en place de l’effroi et la sidération.

Notons que selon la conception culturelle la plus répandue dans notre société, la vie reprend le dessus pour les endeuillé·es, dans un contexte de séparation où le mort, la morte, n’est plus présent·e et où seul subsiste son souvenir. Dans d’autres cultures, les rituels funéraires se vivent avec l’idée d’un lien qui se maintient entre les vivant·es et les mort·es. Les rituels visent donc notamment à assurer le devenir des défunt·es avec l’idée qu’ils, elles, peuvent garder un pouvoir d’action sur les individus et les communautés. Les rituels funéraires peuvent donc perdurer dans le temps, cycliquement, afin d’éviter de s’aliéner les mort·es.

Ainsi, chez les Torajas en Indonésie, les mort·es sont exhumé·es chaque année, nettoyé·es, habillé·es. Les proches leur parlent, leur offrent éventuellement une cigarette et ensuite les inhument à nouveau. En pratiquant ce rituel, appelé Ma’nene, les familles visent à montrer aux défunt·es, respect et affection, et aspirent ainsi à s’assurer de bonnes récoltes pour l’année (les observateurs, 2016).

Dans un même ordre d’idée, le rituel de retournement des corps, ou Famadihana, chez les Malgaches des Hauts-Plateaux, consiste à exhumer les dépouilles afin de les réenvelopper dans un linceul propre. Ces festivités, aux allures de mariage, qui rassemblent tous les membres de la famille, sont l’occasion de renforcer, voire de restaurer les liens familiaux et d’être bénis par les mort·es (BBC, 2016).

L’esprit du rituel est donc cet « engagement collectif d’une communauté qui se mobilise » (Clavandier, 2009). Cependant, dans le contexte épidémique de 2020, la peur de tomber malade a retenu certains proches de participer aux funérailles. Ainsi, chez Viviane, une partie de la famille, plus âgée, n’a pas osé se présenter à l’enterrement, « ils ne voulaient pas mourir, et donc c’était assez délicat dans le sens où c’était frustrant pour nous comme pour eux ». Par la suite, les tantes de Viviane lui confieront être très tristes de ne pas avoir revu leur sœur et qu’il est compliqué pour elles de faire leur deuil sans avoir assisté aux obsèques.

De la fonction anxiolytique, voire cathartique, face à la réalité de la mort, je retiendrai, à travers mes entretiens, le besoin de rendre hommage pour se séparer sereinement et que le mort trouve sa place. Cette nécessité d’acter la mort pour pouvoir cheminer dans le deuil.

Chez Adélaïde, « Il était hors de question qu'on enterre ma mère comme ça. Mes parents étaient voyageurs et ils ont des amis partout dans le monde donc mon père a dit : on attendra le temps qu'il faut mais elle aura un enterrement digne d’elle ».

Le rituel donne de la cohérence à quelque chose qui ne l’est pas. De la mort physique qui fait effraction, la mort sociale, symbolique, permet de représenter l’irreprésentable. « Un désordre prévu ou maîtrisé symboliquement cesse d’être vécu ou pensé comme désordre ». Sans rites, l’angoisse et l’incertitude réapparaitraient immanquablement (Thomas, 1985, dans Clavandier, 2009).

Le corps mort est insupportable et les conduites funéraires ont pour fonction « d’inverser la mort en vie » (Thomas, 1985, dans Souffron, 2015) en réglant le devenir des mort·es et en prenant en charge les vivant·es. « On n’a pas envie d’être réduit à néant » (Abbé).

Ainsi, chez Adélaïde, une petite cérémonie sera organisée un an après le décès de sa mère afin de poser la pierre tombale. S’en suivra une cérémonie d’hommage, deux ans après, qui se fera en grande pompe, selon les envies de son père.

On était 110 personnes, des États-Unis, d'Afrique, de partout, et on a fait une cérémonie mais style organisation de journée de mariage quoi. Donc ça a duré toute la journée de 10h à 18h et mon père a reçu tout le monde avec amuse-bouche, entrée, plat, dessert, bar. D'abord, on a été au cimetière, tout le monde est venu, on a fait une cérémonie, on a diffusé de la musique, on a diffusé des vidéos, on s'est exprimé oralement, les gens qui le souhaitaient pouvaient aussi prendre la parole, voilà, on a fait venir aussi des danseurs folkloriques, ma mère adorait les danses folkloriques […] ce qui était positif, c'est finalement d'avoir le recul pour vraiment prendre le temps de faire ça comme finalement eux en avaient besoin.

Comme Adélaïde le dira, cette cérémonie sera pareille à un mariage, réinjectant de la vie, réactivant des souvenirs heureux de la défunte, et rendant hommage à celle qu’elle était. Une cérémonie « digne d’elle » dira son époux – un parallèle pourrait être réalisé avec la culture Viking où la taille du bûcher sur lequel était incinéré le défunt, la défunte, était proportionnelle au statut social de celui-ci, de celle-ci – et permettant de se séparer, enfin. 

Savoir se séparer du mort, de la morte, est fondamental, vital ; les rites funéraires travaillent le lien, assurent que le, la mort·e trouvera sa propre place et sécurisent ainsi les vivant·es. Lorsque les rites funéraires ne peuvent avoir lieu, le processus s’enraie.

Pour Rose, l’absence d’obsèques s’apparentera à un décès qui ne s’inscrit pas, une dénégation de la mort : « En fait, j’ai perdu mon oncle pendant le covid mais c’est flou, on n’a pas eu d’informations. C’est fou, c’est bien la preuve que ne pas avoir d’enterrement, je l’avais complètement oublié, comme si c’était pas intégré ». Pour une de mes patientes, l’effet semble être une recherche permanente de la défunte : « Je n’ai pas pu assister à l’enterrement de ma mère, j’étais hospitalisée et c’était le covid ; encore maintenant elle est partout, partout, partout ».

Quand la séparation ne se fait pas, les morts restent hanter les vivant·es, les empêchant de continuer à vivre sereinement sans eux, sans elles.

Dans une interview de 2021, Amélie Nothomb dit de la mort de son père : « Comme je n'avais pas pu lui dire au revoir, je n'étais pas à ses côtés quand il est parti, je n'ai même pas pu me rendre à ses funérailles vu que j'étais confinée à Paris, j'ai vraiment eu l'impression d'un au revoir raté. Du coup, pour pouvoir enfin réussir mon au revoir, il fallait que je lui rende la vie, mais complètement ».

A l’opposé, Adélaïde dira qu’elle n’avait pas besoin de cérémonie puisque pour elle, il n’y avait pas de séparation à vivre. « Moi, je communique avec les morts donc j'ai un rapport à la mort tout autre […] le corps de ma mère effectivement est mort, il n'existe plus, il est une poussière, on est bien d'accord mais elle est toujours autour de moi, à travers moi et moi je reste en communication avec elle ». Elle dira donc avoir organisé les funérailles de sa maman parce que c’était, par contre, très important pour son père et sa sœur qui, n’entretenant pas le même lien avec sa mère, devaient travailler leur séparation.

Les rites n’ont donc pas une efficacité fonctionnelle mais sont nécessaires de par leur logique intégrative et leur efficacité symbolique. De par leurs structures, ils laissent place au disparate, à l’inédit. Nos funérailles sont dès lors importantes, elles ont du sens, elles doivent avoir lieu, sans quoi certains processus se trouvent entravés. Pour autant, nos funérailles changent, lentement, perdent au dire de certains de la prestance, voire de la consistance. Brassens l’amenait déjà avec verve en 1960 :

Jadis, les parents des morts vous mettaient dans le bain
De bonne grâce ils en f'saient profiter les copains
" Y a un mort à la maison, si le coeur vous en dit
Venez l'pleurer avec nous sur le coup de midi... "
Mais les vivants aujourd'hui n'sont plus si généreux
Quand ils possèdent un mort ils le gardent pour eux
C'est la raison pour laquell', depuis quelques années
Des tas d'enterrements vous passent sous le nez Mais où sont les funéraill's d'antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées Ronds et prospères […]
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r'verra plus
Et c'est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans

Plutôt qu'd'avoir des obsèqu's manquant de fioritur's
J'aim'rais mieux, tout compte fait, m'passer de sépultur'
J'aim'rais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où
Et même, à la grand' rigueur, ne pas mourir du tout
O, que renaisse le temps des morts bouffis d'orgueil
L'époque des m'as-tu-vu-dans-mon-joli-cercueil
Où, quitte à tout dépenser jusqu'au dernier écu
Les gens avaient à cœur d'mourir plus haut qu'leur cul
Les gens avaient à cœur de mourir plus haut que leur cul

Qu’en est-il alors de la forme de nos rites funéraires ? Puisque l’on sait que la force de ceux-ci relève de l’aspect symbolique que revêtent nos actions et que celui-ci n’est possible qu’avec une adhésion collective, quelle force nos gestes traditionnels ont-ils encore ? Dans une société où s’affaiblissent les grandes institutions morales, quelles alternatives peuvent habiter nos rituels ?

 

3.3. Nos modèles de rites funéraires traditionnels sont-ils obsolètes ?

Je trouve que chez les jeunes catholiques, d’ailleurs les gens des pompes funèbres m’en parlent, c’est parfois tellement rigide au niveau des rites, « on peut », « on ne peut pas », « y faut comme ci », « y faut comme ça », parfois même le discours ça, ça décourage les gens […] je me rends bien compte que les gens se plaignent. (Abbé)

Nos cérémonies catholiques traditionnelles susciteraient, chez une partie de la population, un manque d’adhésion active, une insatisfaction, et ce, malgré une tentative de réforme de la part de l’église. Nos messes d’enterrement – tout comme les cérémonies laïques – resteraient sensiblement les mêmes et ne parleraient plus à toute une tranche de la population. 

Selon les dispositions du nouveau rituel introduit par le concile du Vatican II (1962-1965) […] leur préparation [des obsèques] avec les proches et un éventuel accompagnement des endeuillés […] est vivement souhaitée […] les obsèques se terminent non plus par l’absoute par laquelle on demandait l’indulgence de Dieu à l’égard du défunt, mais par la « célébration de l’adieu » où chacun est invité à exprimer son adieu par un geste ou un signe de son choix. La célébration n’est plus un protocole prescrit. […] les endeuillés sont devenus les « deuilleurs ». […] la consolation des vivants compte plus que l’affiliation à une foi commune et la délivrance d’un message universaliste s’adressant aux croyants. […] toutefois, près de quarante ans plus tard, les pratiques ordinaires demeurent en retrait par rapport au désir d’implication des endeuillés […] la personnalisation des cérémonies n’est pas si marquée qu’on pourrait l’imaginer à la lecture du nouveau rituel. Elle aurait dû conduire à une diversification extrême des cérémonies. En réalité, il n’en est rien. Celles-ci sont souvent offertes « clés en main ». (Déchaux 2009)

Selon l’Abbé, « Un rituel qui ne reste que coincé dans des mots et des structures, c’est un rituel qui s’appauvrit et puis qui finit par ne plus parler ».

D’un point de vue temporel, notre modèle de funérailles subit en réalité une évolution très lente. Jusque dans les années 60, le deuil ne se joue pas dans l’intimité familiale mais relève d’un processus social en travail chez les endeuillé·es. Ce travail du deuil prescrit les gestes rituels à accomplir dès le dernier souffle du défunt, de la défunte, et la manière dont le deuil se doit d’être porté par la suite. Mais lors d’événements majeurs, le changement se trouve forcé par des circonstances exceptionnelles et de nouvelles normes s’installent. Ainsi, en temps de guerre, la période de veuvage diminue, permettant un remariage précoce afin notamment de préserver la communauté affaiblie par les absents. Des conditions climatiques, topographiques, politiques, économiques – le rituel malgache de retournement est en déclin en raison de la situation économique des familles – ou les circonstances du décès peuvent obliger une communauté à adapter ses rituels.

À titre d’exemple, au Kenya dans les années 1930, les populations meru et kikuyu ont vu leur ritualisation de la mort changer radicalement. Pour des questions foncières – la présence de tombes permettant une reconnaissance de droits fonciers – des questions de salubrité et sous la poussée du christianisme missionnaire, les cadavres ne sont plus abandonnés aux charognards mais bien inhumés (Droz et Lamont, 2011, dans Noret, 2017). 

L’histoire de notre culture funéraire est donc le fruit d’adaptations dans un cadre qui quitte progressivement le religieux pour relever du droit et du politique (Clavandier, 2009). Cependant, plus que les pratiques mortuaires qui évoluent lentement, ce seraient les représentations qui ont évolué vers une plus grande subjectivation, créant cette discordance entre la forme et le fond. La personnalisation des rituels resterait au final fidèle à un certain classicisme. Et c’est sur ce fond dissonant que le Covid est arrivé, stoppant net nos pratiques habituelles et obligeant les gens à repenser l’essentiel. En ce sens, la période Covid pourrait être perçue comme un accélérateur de ce processus déjà en marche.

Pour Rose, le décès de sa grand-mère a été l’occasion de repousser les propositions traditionnelles qui ne correspondaient en rien aux besoins de sa famille.

Dans notre famille, on a envie que tout se fasse naturellement, qu’il n’y ait pas de contraintes. […] On voulait que la première journée soit juste en cercueil ouvert avec la famille et là, on s’est regardé avec mon père et on s’est dit nom de dieu, qu’est-ce que c’est moche en fait, c’était du satin jaune, ‘fin vraiment le truc qui n’a pas évolué quoi et je voyais mon père décomposé et je lui dis « écoute, je vais régler ça, laisse-moi faire » et je suis allé chercher du maquillage, mes parents ont commencé à couper des fleurs sauvages dans le jardin et on a commencé à aménager un peu naturellement l’endroit, on a dit aux pompes funèbres « vous savez quoi ? on va s’en occuper, allez-y, laissez ». […] On a mis de la musique, on a ouvert toutes les pièces et on s’est rendu compte que après ça, tout le monde était relativement apaisé, c’était un bonheur en fait […] la maison était vivante […] je pense que ça fait partie du traumatisme pour les gens de se taper les pompes funèbres, littéralement quoi.

« C’était une période quand même assez bousculée mais c’était aussi une période qui a permis de se dire qu’est-ce qui est important pour moi dans ces funérailles, la musique ? Les chants ? Les prières ? La durée ? Le fait de pouvoir dire au revoir ? Donc c’était différent un petit peu pour chaque famille et chaque famille a un petit peu essayé de faire son chemin avec ce qu’il pouvait » en conclura le Diacre.

Cependant, nous pouvons constater que ces nouveaux rituels, liés à l’impact de la crise sanitaire, n’ont pas perduré dans le temps. En effet, très vite la population est revenue aux modèles classiques. Peut-être à défaut de réelles alternatives, peut-être par manque de capacité à se mobiliser en période d’affliction, peut-être par difficulté à sortir du cadre prescrit, somme toute repère rassurant en période de trouble. Bien que « tout » semble possible, les propositions des professionnel·les de la mort restent en fait assez normatives. Peu questionnent réellement les endeuillé·es sur leurs besoins individuels et peu semblent prêts à les suivre dans des demandes singulières, sans oublier que le cadre légal ne permet pas non plus la réalisation de toutes les envies.

En post-Covid, l’Abbé fera le constat suivant : « Et y a rien à faire quand les gens reviennent à l’église, ils retrouvent leurs habitudes. », une de ses paroissiennes allant jusqu’à lui dire, un jour à la sortie de l’église, « oh on regretterait presque la pandémie hein parce que ça c’était super bien passé au cimetière ».

Néanmoins, sur certains aspects, cette crise sanitaire aura laissé des traces. Que ce soit dans l’envie de certains d’enterrer leurs morts à leur façon, dans des points de législation ou encore dans les modifications de certaines habitudes. Ainsi, notons depuis la pandémie, le maintien du rapatriement des corps en vol cargo, la diminution, plus nette encore, des présences aux enterrements, la difficulté à rapatrier un corps dans certains pays, ou encore la disparition des faire-part au profit du numérique.

Il a fallu s’adapter, trouver des alternatives, faire commande par téléphone pour avoir quelques fleurs ; au lieu d’avoir trois fleurs, tu n’en avais plus qu’une, ben ça, c’est resté, c’est une habitude qui est restée maintenant, deux ans après, il y a moins de fleurs qu’avant, je crois que les gens se sont habitués à ça. (Entreprise de pompes funèbres)

Clavandier (2009) dira que « chaque région, chaque famille, chaque individu peut légalement inventer ses propres « rituels » funéraires, donc son deuil. Le transfert du travail du deuil au travail de deuil est alors scellé ».

 

4. La période de deuil

La mort n’est jamais bonne, c’est toujours un événement traumatisant. (Baudry, 1995, dans Clavandier, 2009)

Nous observons, dans notre société, un glissement progressif d’une gestion collective de la mort vers une intimisation de celle-ci. La mort est vécue dans un entre-soi (Déchaux, 2009), la gestion du mort, de la morte, revient à des professionnel·les, et les endeuillé·es ne portent plus le deuil mais le vivent avec pudeur, en veillant à impacter le moins possible le monde des vivant·es. Dans la mentalité actuelle, mourir n’a plus de sens, mourir est devenu absurde. La mort est mise au ban de notre société, elle est traitée de plus en plus vite dans le but de l’effacer, or cette évacuation est anxiogène.

Notons que la professionnalisation de la mort n’est pas à voir comme un symptôme de notre société moderne. Le marché funéraire existait déjà en Égypte antique. Ainsi, les fouilles de Saqqara ont pu mettre à jour des centres funéraires où les prêtres offraient des prestations adaptées aux bourses de chacun·e, allant de la momification à l’entretien de ·l’âme des défunt·es (Curry, 2020). La différence dans ces pratiques de thanatopraxie résidant dans le fait que chez les Égyptien·nes, l’objectif était d’entrer en grande pompe dans l’au-delà, accompagné de ses biens, alors que dans notre société actuelle, l’image restaurée du mort, de la morte, est destinée aux vivant·es, conservée dans leurs mémoires, le corps préservé étant lui, détruit. Le constat que nos rituels sont tournés vers les endeuillé·es plus que vers le mort, la morte, et son devenir se réitère.

Cependant, ce culte du souvenir se pratique aussi dans d’autres cultures de manière assez manifeste. Chez les Asabano, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, un mémento, objet représentatif d’un souvenir avec le défunt, est conservé ou détruit, selon la valence émotionnelle contenue dans ce souvenir. (Lohmann, 2007)

Nous passons donc dans notre société, d’un État archaïque où mort·es et vivant·es sont en rapport constant, à un État judéo-chrétien où il y a immortalité de la conscience auprès de Dieu, à un État moderne où la mort est scandaleuse et violente où les mort·es sont jeté·es hors du groupe et cessent d’exister (Ziegler, 1975, dans Clavandier, 2009). Comme nous l’avons déjà abordé, ces différentes modalités du rapport entre les vivant·es et les mort·es peuvent se retrouver dans une même société à différents moments de son histoire, ou de manière concomitante dans différentes communautés à travers le monde. 

À ce titre, citons brièvement le jour des morts au Mexique, où ces derniers sont invités, à l’instar d’une réunion familiale, dans les maisons de leurs descendant·es afin de s’y restaurer aux ofrendas préparées à leur intention (Noret, 2008). Nous pouvons y cerner ce lien conservé entre les vivants et les morts, et l’importance de ce rituel annuel pour préserver une relation harmonieuse.

Toutes les sociétés présentent une étrangeté face à la mort, c’est toujours une épreuve. Mais pour Thomas (1975), il existe, dans notre société, une fracture moderne qui met la mort à distance et désocialise, déritualise et de facto amène au déni de la mort. « Les mourant·es sont isolé·es, les personnes âgées méprisées, le deuil escamoté ».

Ainsi, un événement ordinaire, mourir, devient un trouble morbide qui doit être pris en charge par des professionnels. La mort devient un problème social à gérer. Dans ce contexte sociétal, vivre un deuil peut devenir une expérience marginalisante face à un événement pourtant d’une banale normalité.

 

4.1. Deuil normal – Deuil pathologique

Le débat sur les notions de deuil normal et pathologique mérite qu’on s’y attarde car il alimente, à mon sens, ce mouvement de rejet de la mort et des affects qui y sont liés, dans lequel nous nous trouvons.

Un détour par la théorie du « travail de deuil » avancée par le courant analytique freudien est nécessaire pour mieux comprendre ces notions. Le concept de « travail de deuil » postule que l’endeuillé·e doit se confronter à ses émotions et cognitions pour désinvestir le, la défunt·e, qu’il, elle doit faire face à la réalité de la perte afin de couper le lien, et réinvestir sa libido dans un nouvel objet d’attachement (Freud, 1915). Cette conception du deuil induit, à mon sens, l’injonction de « faire son deuil », en inférant l’idée que le deuil est quelque chose à réussir et qui peut se clôturer un jour. Elle implique la vision d’un processus linéaire, d’étapes à franchir jusqu’au détachement total de l’être aimé, marquant par là-même la clôture de cette relation et le retour au sein de la communauté de l’endeuillé·e, prêt·e à « repartir du bon pied ». Notons que cette conception du deuil le réduit à un travail intrapsychique, ne prenant pas en compte la dimension sociale de celui-ci.

Les conceptualisations qui ont suivi, basées sur les théories de l’attachement, ont introduit les notions de mise en sens de la perte et d’intériorisation de la relation au défunt, à la défunte. Le processus de deuil devient alors un travail de transformation intersubjective dans lequel une nouvelle signification est attribuée au lien avec le, la défunt·e. Les endeuillé·es sont alors invité·es à partager leurs émotions afin que la souffrance de la perte soit reconnue (Berthod, 2009).

Dans le décours de cette élaboration psychique, il est actuellement admis qu’il existe tout un panel de réactions face à la perte d’un·e proche (dépression, dissociation, hallucinations, absence d’émotions, désorganisation, évitement, recherche de l’autre, etc.) que l’on peut retrouver à divers degrés et à différents moments du processus de deuil. Isabelle dira que « au début, pendant une année et demi, j’ai eu tout le temps mon père dans la tête, dès que je me réveillais ».

Et il est maintenant considéré que ce panel constitue des réactions normales au deuil, ne relevant pas de processus morbides et ne nécessitant pas d’intervention spécifique des professionnel·les de la santé. On estime que 85% des personnes endeuillées feront leur deuil « normalement » et seront résilientes. Et que 11 à 34% des personnes endeuillées présentent des réactions intenses de deuil au-delà de 13 mois (Zech, 2006 : 87).

Dans cette idée de normalisation des symptômes et de l’existence de chemins de résolution du deuil différents et propres aux besoins mais aussi aux ressources de chacun, j’aimerais revenir sur l’interview d’Amélie Nothomb en 2021 qui aborde la résolution de son deuil compliqué :

J’en ai beaucoup souffert, je me suis rendu compte que c’était très douloureux pour moi de ne pas assister à cet enterrement, quand j’ai pu aller sur sa tombe, c’était fin juillet, ça m’a fait du bien mais c’était trop tard, j'avais vraiment raté quelque chose. En octobre 2020, remarquant que je me sentais de plus en plus mal, je me suis dit mais il faut absolument que je fasse quelque chose, c’est pas possible, je ne peux pas rester dans cet état-là, écoute t’es écrivain, c’est peut-être l’occasion d’en faire quelque chose », « aussi longtemps que je n’avais pas fini d’écrire ce livre, à partir du moment où mon père est mort, il s’est mis à me parler anormalement beaucoup dans ma tête, il me parlait, il me parlait, il me parlait. Mais bon, j’étais très heureuse qu’il me parle, il me manque, il me manquait mais à la fin, je me suis dit, c’est quoi ce mort qui me parle tout le temps, il ne doit pas être très bien, il n’a pas trouvé sa place, il manque quelque chose. […] j'aime à penser que maintenant mon père va bien et qu'il est entré dans son grand sommeil. Il vaut mieux qu'un mort entre dans son grand sommeil plutôt qu'il continue de hanter sa fille en lui parlant tout le temps.

La littérature normalise donc un ensemble de mécanismes en période de deuil qui pourraient sembler surprenants pour des observateurs externes et dont on pourrait craindre qu’ils ne relèvent du pathologique. Il n’existe cependant pas, à l’heure actuelle, de définition unanime satisfaisante du deuil pathologique. Toutefois, un ensemble de critères se recoupent dans les propositions théoriques, qui pourrait se résumer comme suit : un ensemble de symptômes manifestes ou non, présents dans une intensité excessive pendant une période excédant 2 ans. 

Ainsi, bien qu’il n’y ait pas de normes dans l’expression et la durée du deuil, bien qu’il soit admis que chaque deuil est différent, les personnes qui, dans la durée, éprouvent des symptômes intenses et invalidants au quotidien, présentent un deuil qui peut être considéré comme pathologique. Le Diacre le formulait à sa façon : « Je pense que le deuil doit toujours se faire, maintenant peut-être jamais complètement. Je me dis que c’est un processus normal ou alors on devient client du milieu psychiatrique car on retombe tout le temps ».

La théorisation autour des questions de processus de deuil, va donc vers une normalisation d’un large panel de réactions et vers une ouverture des critères de temps nécessaire à l’adaptation à la perte. Or, notre société ne semble pas suivre le même cheminement. Ainsi, régulièrement, des patient·es viennent consulter pour pouvoir encore parler du, de la défunt·e, sans incommoder leur entourage. Ce dernier, passé à autre chose, trouve anormal de ne pas voir l’endeuillé·e avancer et clôturer son deuil. Plus que des deuils qui se pathologisent, il est en réalité souvent question d’avoir un espace pour vivre leur deuil « normal ».

 

4.2. Le deuil social

Les personnes endeuillées s’ajustent à la perte, sans pour autant que ce travail se centre uniquement sur celle-ci. Ainsi, bien que ce processus d’adaptation soit inévitable afin de retrouver un niveau de fonctionnement satisfaisant, ces stratégies de coping ne se résument pas à l’expression des émotions, l’élaboration de la séparation ou la recherche de sens. D’autres facteurs ont un impact sur le vécu subjectif de deuil.

Comme nous venons de le voir, nombre de modèles explicatifs du deuil se centrent sur les processus intrapsychiques, évacuant les dimensions relationnelles, contextuelles et communicationnelles. Néanmoins, depuis une grosse vingtaine d’années, différentes recherches questionnent les processus à l’œuvre dans ce travail de deuil. En effet, la majorité des endeuillé·es s’adapte spontanément à la perte, sans pour autant devoir s’atteler à un travail de mise en sens. Ces recherches portant sur les processus et les ressources, mettent en avant des facteurs de risque pour les deuils compliqués mais aussi des facteurs protecteurs. J’en citerai trois qui nous intéressent plus particulièrement dans le cadre de ce travail puisqu’ils réintègrent les enjeux relationnels : 

- l’effet tampon du soutien social,
- l’importance du travail (pour maintenir les ressources financières, pour le soutien social et pour les possibilités d’évitement qu’il offre),
- la religion comme système de croyances – permettant une mise en sens – et comme communauté.

Trois facteurs protecteurs qui ont été fortement impactés lors de la pandémie. Bien que les résultats de différentes recherches ne prêchent pas pour un effet positif du soutien social contre les effets du deuil et sur la vitesse de récupération émotionnelle, il semble néanmoins avoir un impact positif sur les symptômes de dépression. 

Ainsi, Olivia traversera une partie de son deuil en confinement accompagnée de ses voisins.

« J’ai eu des voisins qui tous les jours me téléphonaient vers 11h, il faisait beau en 2020, il faisait chaud et on était sur la terrasse, on buvait un café, on discutait une heure et puis je rentrais, et disons que ça, ça m’a beaucoup aidée ». 

Alors qu’Isabelle rapportera avoir beaucoup souffert de l’isolement. « J’aurais aimé que certaines personnes soient là pour que je puisse m’épancher. Je n’ai pas eu ça, avec le covid, les gens ne venaient pas à la maison. J’étais très seule ». Comme Olivia le rappellera : « On a beau dire « il faut sortir » et tout ça, pendant le covid, ça n’a pas été possible ».

La question du travail du deuil devient donc protéiforme et intrinsèquement liée au tissu social. Einarsdóttir (2005, dans Noret, 2008) parle du deuil comme d’un « phénomène psychique social ». Marie-Frédérique Bacqué met l’accent sur les rituels et les accompagnements comme « autant de moments dramatisés pour mieux insister sur la difficulté du passage » (2007 dans Berthod, 2009 : 2). Il y a donc une dynamique contextuelle et communicationnelle dans les rites, ils ne jouent pas qu’un rôle social mais ont aussi un rôle psychologique, rites et travail de deuil se trouvent décloisonnés.

Ainsi, à l’heure où on ne porte plus le deuil, et malgré la pression que notre société véhicule, il semble, pour autant, que les humains soient incapables de s’affranchir de l’aspect social de la mort et du deuil. Le deuil et les rituels qui entourent la mort ne peuvent se vivre en dehors de la communauté, en dehors d’un lien à l’autre. Cet autre est donc indispensable aux rituels comme « cause, processus et effet de l’agir rituel » (Wolf, 2005) mais aussi comme support au travail de deuil de celui, de celle qui subit la perte d’un·e être cher·ère. Le Diacre dira de cette période covid que « le fait de ne pas pouvoir se témoigner l’affection entre les personnes vivantes par rapport au deuil, ça je crois que c’est ce qui marquait beaucoup plus que le lieu ».

La dissolution de nos rituels ne saurait donc être complète, nous ne pouvons faire fî de cette

« élaboration collective d’une symbolique » (Souffron, 2015) et il est nécessaire de tout au moins retrouver des normes auxquelles le collectif adhère. « La nature sociale a horreur du vide normatif » (Déchaux, 2015, dans Clavandier, 2009). Les individus ont besoin de normes pour agir, et face au déclin de nos références traditionnelles et à la subjectivation de la mort, l’incertitude point. La psychologisation de la mort contraint l’individu à devoir trancher par lui-même sur des questions qui relèvent en réalité du collectif et du symbolisme social. C’est au groupe et aux institutions de donner sens à la mort et ainsi de neutraliser l’effroi qu’elle suscite (Déchaux, 2005). Ainsi, sans communauté et sans rituels, nos mort·es resteraient nous hanter.

 

5. Conclusion

Á travers les époques, à travers les cultures, impactés par différents facteurs, les rites se modifient.

Depuis une soixantaine d’années, dans notre société occidentale, nos rites funéraires évoluent. Un glissement s’opère d’une gestion collective de la mort et du deuil, avec des prescrits importants, vers une plus grande intimisation du deuil et de la mort, et une prise en charge du, de la défunt·e et des endeuillé·es par des professionnel·les. La mort n’a plus sa place au sein de notre société. Nos rites semblent perdre du sens ; la symbolisation collective nécessaire à nos processus de deuil se trouve escamotée, nos deuils compliqués.

Ce mouvement, poussé à son paroxysme par les mesures de confinement lors de la pandémie de Covid-19, a montré ses limites. La mort ne peut se vivre uniquement dans l’intimité psychique, elle doit s’agir, être actée et ce de manière collective. Poussés par un besoin impérieux de pratiquer des rites funéraires, les endeuillé·es ont alors fait preuve de créativité pour se réapproprier ceux-ci.

Bien que ces nouveaux cadres ne semblent pas avoir révolutionné nos modèles de funérailles en post-covid, malgré la persistance de certains aspects. Plusieurs constats peuvent être néanmoins tirés suite au chamboulement de nos rites funéraires traditionnels.

D’une part, nos rituels ont toujours leur place et sont porteurs de sens. Bien que les formes traditionnelles puissent être source de déception pour certain·es, les fonctions de ces rites sont bien préservées et plus que jamais nécessaires. Les humains ont besoin que la magie du rituel opère afin que les mort·es comme les vivant·es trouvent leur place, que la séparation s’acte et que la vie reprenne sereinement. 

D’autre part, l’importance de l’aspect collectif des rituels et du deuil a été remise en lumière lors de cette pandémie. Le bien mourir s’envisage dans une relation intersubjective ; les rites font preuve d’efficacité à travers la communauté ; le processus de deuil bénéficie du soutien social et nécessite que la société le reconnaisse comme processus normal et légitime. Ainsi, rites et processus intrapsychiques se répondent et gagnent à être étudiés de manière indissociable.

Enfin, cette période a pour le moins servi de révélateur pour les un·es, d’accélérateur pour d’autres, réveillant les consciences, questionnant les personnes sur leurs besoins. De ce fait, elle a notamment remis au centre l’importance du lien social. Indéniablement, ce lien qui fait soin.

C’est là que l’homme est créatif [dans le faire communauté], les rituels, dont les enterrements ne sont qu’une petite partie. (Diacre)  

                                                           

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