Article - Transitions sociales et crises protéiformes
Janvier 2024 | Isabelle Seret
HISTOIRE D’UN LIVRE
La maltraitance sur les enfants et les jeunes est d’abord le fait de son entourage, la famille proche et le cercle des habitués qui gravitent autour d’elle. Il reste un travail considérable à accomplir pour conscientiser l’opinion, le grand public et les décideurs afin de participer activement à la prévention de ces violences. Les mouvements #Metoo, Balance ton porc, Balance ton bar, etc., ont ouvert un espace de libéralisation de cette parole sans pour autant créer des espaces où mettre celle-ci au travail. Ils renvoient aussi à l’idée de prédateurs isolés, hors système familial. Peu dénoncent frères, pères, oncles dans l’espace public. Même si des ouvrages comme La familia grande de Camille Kouchner (2021) ou Le voyage dans l’Est de Christine Angot (2021) et plus récemment le documentaire « Un silence si bruyant. Parole donnée aux victimes d’inceste » d’Emmanuel Béart et Anastasia Mikova ont trouvé dans les médias un large écho. Mais comme le dit Gaëlle au chapitre 5 de cet ouvrage : « Ça ne charrie que de la merde ce qu’on libère. » Dés lors, comment faire participer, dans ce cadre, l’enfant à la recherche de solutions ?
En 2021, l’équipe du Délégué général aux droits de l’enfant1 décide de s’atteler à la question. Je les accompagne dans ce projet. À l’issue de cette recherche qualitative – qui comprend la participation au COMEX2, la recherche des huit témoins, les entretiens-fleuves menés avec eux, l’analyse singulière des huit récits, les lectures et les temps d’écriture, les rencontres de travail avec l’équipe du DGDE et ceux avec mes partenaires de formation en anthropologie sociale -, il me reste un étourdissement. Il est apparu quand j’ai réalisé que, sur les huit témoins qui se sont présentés spontanément, sept avaient été victimes ou relataient des faits d’abus sexuels. Sept sur huit. Nous avions pour idée, encore dans l’impensé de ce pourcentage, de recueillir le récit d’adultes ayant subi des violences intrafamiliales enfant – injures, fessées, claques, cris, dénigrement, etc. – afin de concevoir un dispositif méthodologique de recueil de cette parole, à l’heure où ces violences ne font pas tout à fait partie du passé. Ces récits ont été collectés sans enjeux d’autorité liés à une institution, dans une relation assez symétrique, en dehors de toute idée de dossiers à remplir ou d’actions à mener. Nous étions habités par les notions de ne pas nuire, de prendre soin, de bienveillance. Ce sont elles qui nous ont conduits à nous immerger plus amplement dans le récit des adultes car le passé n’était pas passé. Ils suintaient dans leurs mots, dans leur persévérance à faire advenir un sens, mais aussi dans celle d’être entendus, reconnus dans ces traversées tragiques de l’enfance.
Deux questions ont surgi en cours d’analyse : celle de la parenté et celle de l’interdit de l’inceste. J’ai essayé en me nourrissant des récits et en m’appuyant sur ceux-ci de développer une littérature complexe. Psychologue, sociologue, anthropologue, éducateur spécialisé, pédopsychiatre, etc., m’ont permis de mettre en situation de ballottements des savoirs considérés comme acquis.
LIEN DE PARENTÉ
Biologique, institué ou choisi ?
Nombre des intervenants rencontrés - SRG, SROO, CPMS, etc. - sont en faveur de la sauvegarde des liens de parenté. Y compris ceux qui ont jalonné le parcours de Do et qui malgré la maltraitance et les abus sexuels encourageaient son retour en famille. Les intervenants rencontrés, à l’image de certains témoins comme Clément (chapitre 3) et Luisa (chapitre 1), affirment que les enfants éprouvent de réelles craintes à l’idée d’un placement. Cette angoisse de séparation participerait à la non-révélation des violences subies.
DO (chapitre 4) :
Qu’est-ce qu’il faut ? Qu’il y ait un mort ? Je remercie, je ne sais pas qui là-haut de m’avoir laissée en home jusque’à mes vingt et un ans. Les adultes qui m’ont encadrée m’ont apporté des choses que je ne trouvais pas chez moi, à la maison.
À relire les huit témoignages d’adultes recueillis, je constate que nombreux sont ceux qui ont coupé les liens une fois majeurs et « libres » de relations prescrites et institutionnalisées. Monique Brillaux3, pédopsychiatre, a étudié une pratique coutumière de don d’enfants au sein de la société traditionnelle polynésienne, les enfants Faa’amu. Elle montre qu’il n’est pas inscrit dans cette culture que la famille biologique doive élever ses enfants. On ne devient pas parent du fait de la naissance de l’enfant, mais on choisit de l’être en gardant son enfant ou en le donnant à une autre famille.« Cette tradition consacre le droit du lien social qui permet d’élargir les liens familiaux au-delà des liens du sang et d’alliance dans une conception volontariste de la filiation qui dissocie la procréation et le rôle parental. L’enfant n’est ni le bien ni le lien du couple ».
Ce qui m’intéresse dans l’enquête menée par Monique Brillaux, c’est que la circulation des enfants Faa’amu au sein de la société traditionnelle polynésienne a ses réussites et ses échecs. Ils ne se distinguent en rien des autres enfants. Cela dit qu’il y a d’autres façons, culturelles ou religieuses, de considérer les liens qui font famille, mais ceux-ci sont tellement surprenants pour une personne de culture occidentalisée que les intervenants pourraient rechigner à considérer que les liens familiaux sont aussi histoire de construction sociale et de représentations.
Dans la même lignée, David M. Schneider4 revient sur ses premiers travaux sur l’étude des liens de parenté dans une société de Micronésie, les Yap, avec un regard des plus critiques. Il explique comment à ses débuts, il a forcé ses données à rentrer dans le cadre préconstruit des catégories occidentales de la parenté. « Imprégnés par l’idéologie d’une parenté définie largement par le sang et par le partage de substances biologiques, les anthropologues, qui sont des Occidentaux, ont exporté sans s’en rendre compte le modèle occidental de la parenté et l’ont appliqué à des sociétés dont les catégories de pensée ne correspondaient pas à ce système. Cherchant des pères, des mères, des oncles, etc., les anthropologues ont traduit en ce sens les termes indigènes qui s’en rapprochaient. » Claude Meillassoux5, lui aussi anthropologue, décortique, suite à de nombreux constats lors de ses travaux d’imprégnation, comment les liens de sang ont peu à peu pris le pas sur les liens sociaux. Notre culture actuelle, selon lui, est imprégnée de noble tradition sans fondement réel qui évacue l’économie domestique originelle - parenté sociale - pour une idéologie léguée tardivement par les classes aristocratiques - parenté par le sang. Les liens qui au départ étaient ceux qui permettaient la survie économique se sont transformés en ceux qui octroient le pouvoir d’accaparer les terres. Il ajoute que le pouvoir légitime s’assortit de la notion de pureté de la lignée, ce qui a ouvert la voie à l’intervention de l’Église qui prend en charge cette pureté en l’assortissant du péché et en la soumettant à la répression sexuelle. En bref, le concept de parenté est adossé à des références biologiques pensées sur le mode de l’évidence. Toute comparaison menée à partir de là ne peut donc que véhiculer l’idéologie du sang. Or la filiation par le mariage n’est plus centrale de nos jours et adoption, procréation médicalement assistée, mères porteuses, etc., dissocient filiation et relations sexuelles. Mais il semblerait que préserver les liens semble encore à ce jour plus vital que la préservation des droits.
Thomas (chapitre 8) :
C’est mon frère d’accueil qui lors d’une balade dans le village est allé se présenter à des voisins : « Voilà, on est nouveaux dans le village. » Je me sentais bien chez eux. J’observais que c’était différent. J’ai vraiment senti que Marguerite était là, solide, positive et aimante. Et elle m’a dit : « Ce n’est pas normal ce que tu vis », avec une qualité de présence et un regard sans jugement.
Cette phrase a fait office d’élément déclencheur dans le parcours de Thomas. Parenté instituée ou parenté choisie ? Dans une recherche6 qui porte sur cette question, la parenté n’est pas limitée aux seuls parents biologiques ou socialement institués. Elle témoigne que certaines figures socialement instituées dans des fonctions parentales n’étaient pas spécialement reconnues par ces enfants devenus grands, mais que d’autres personnes non attendues élargissaient l’univers des référents traditionnels. Il s’agit de la notion de choix dans l’identification d’un lien qui est habituellement institué et non choisi. C’est bien la dimension affective de la relation qui intervient dans la construction du lien de parenté.
Thomas (chapitre 8) :
Et s’il n’y avait pas eu ces rencontres-là, je ne sais pas quel adulte je serais maintenant, mais je pense que je ne serais plus debout.
Pour Pierre Lassus7, la maltraitance peut être « non pas action, mais absence d’action ». L’inévitable traumatisme que provoquerait la rupture, même aménagée, du lien parental est en permanence mis en avant. Pour cet auteur, cela relève de l’incapacité affective et culturelle à mettre en cause des parents car rien ne prouve que le traumatisme de la séparation soit pathogène. « Mais quand bien même, et malgré toutes les précautions qui doivent être prises, on relèverait un traumatisme induit, il convient d’avoir présent à l’esprit, d’une part, qu’on peut le soigner, d’autre part et surtout que, selon toute probabilité et dans la grande majorité des cas, cette blessure de séparation sera infiniment moins grave que d’abandonner l’enfant, des semaines, des mois ou des années, à l’enfer familial. »
Charlotte (chapitre 7)
Je pense que rompre la relation est parfois nécessaire. Je pense qu’il y a moyen en ne voyant pas une personne de travailler le lien autrement. J’accompagne un jeune en ce moment qui s’autorise à ne plus voir son papa. C’est un soulagement pour lui. Quand un enfant fait ce choix, on parle alors directement d’aliénation parentale. C’est une non-reconnaissance de la parole de l’enfant à qui on dit : « on t’a retourné le cerveau ».
LA PAROLE DES ENFANTS
Comment accompagner l’enfant au départ de sa parole en tenant compte de notre identité narrative mouvante ? Comment ne pas faire porter l’entièreté de la responsabilité à l’enfant si la prise en compte de sa parole déclenche une intervention institutionnelle au sein de sa famille ? « Le procès d’Outreau », pour ne citer que lui, ne démontre pas le peu de crédibilité de la parole des enfants. Il démontre l’ignorance dans laquelle sont les adultes de ce qu’est la parole d’un enfant. Et leur ignorance plus grande encore de ce qu’est cette parole quand l’enfant qui l’énonce a été soumis à l’impensable destruction psychique que constitue pour lui un abus sexuel ou – pis encore, si c’est possible – un inceste.8»
Prendre en considération la parole de l’enfant consiste en effet à tenir cette parole pour sérieuse afin de co-construire en fonction de ses dires. C’est aussi prendre le risque de devoir faire avec et d’endosser, en tant qu’adulte, la charge que l’enfant ne saurait soutenir. L’adulte ne pourrait se défaire de mots trop encombrants, envahissants et qui le mettraient en devoir d’agir. Il peut alors paraître plus simple d’user de son autorité et de mettre fin à un éventuel dialogue sur une situation donnée. J’y reviendrai.
Ce que Do (chapitre 5) met aussi en lumière, ce sont les multiples chemins que peuvent emprunter les manifestations du mal-être. De l’agressivité, comme en témoigne Clément (chapitre 3), à des comportements conformistes comme celui de Charlotte (chapitre 7), tous tentent de faire face à l’impensable. Les bégaiements, l’asthme, l’énurésie sont autant de comorbidités difficiles à imputer à un agir violent.
Marcelle (chapitre 2) :
On n’a pas eu d’autre choix que de me remettre chez mon père parce qu’il n’y avait plus une institution qui me voulait. Ça n’a pas encore marché. Je repars dans le circuit du placement et donc, au final, je faisais ce que l’adulte attendait de moi, comme ça, il m’aimait et je restais. Mais c’est pas le pied... J’étais une sale gosse. J’étais un petit monstre.
Des diagnostics, TDAH et caractériel – qualifiés de temporels par elle « à ce moment-là » – la définissent. Une définition d’elle qui finit par lui coller à la peau, voire qui la devance et la stigmatise. Si l’appropriation du diagnostic lui permet dans un premier temps de se définir, d’obtenir une explication toute faite sur ses comportements, d’exister aux yeux des adultes par ce biais, elle l’enferme, la réduisant à un vocable « pathologique ».
Jean-Louis Le Run9 s’est intéressé aux troubles dans l’école qui prennent bien souvent la forme de la violence. Pour lui, « l’enfant connaît un malaise croissant qu’il ne parvient pas à traduire en mots et en pensées. Il est alors débordé par ses émotions ou ses excitations, ne sachant comment réagir, il passe à l’acte en recourant à la violence. Il s’agit presque toujours d’échapper à un vécu insupportable, de résoudre une tension de façon brutale et radicale par incapacité à la traiter de façon adaptée, une difficulté à trouver un contenant pulsionnel interne ou externe. C’est aussi une façon d’avoir un rôle actif après une situation de passivité angoissante ».
Au vu des huit récits collectés, force est de constater que l’enfant s’exprime autrement. Bagarreur, fugueur, colérique, il extériorise, reproduit et propage la violence. Inexistant, renfermé, il dit son intolérable. Parfois, le corps parle. Devant l’ensemble de ces comorbidités, le recours au déni, à la sidération vient entraver le professionnel dans ses capacités d’agir. Tant que la parole de l’enfant ne sera pas prise au sérieux, la difficulté à évaluer si une situation est maltraitante restera grande. Le champ sémantique de l’enfant et celui de l’adulte semblent ne pas se recouvrir. Il est temps d’ap- prendre comment les écouter. Il est étrange qu’ayant été enfants nous perdions cette habilité.
Dans la préface, Vincent de Gaulejac en conclut que les enfants maltraités ont été le plus souvent doublement pénalisés, comme victimes et comme enfants. À la maltraitance objective s’ajoutait une violence symbolique : pas de place pour entendre leur point de vue, pour tenir compte de leur avis sur ce qu’il convient de faire pour les protéger.
L’INTERDIT DE L’INCESTE
Le tabou de l’inceste n’est pas de le commettre, mais de le dire10
Interdire l’inceste permet de maintenir l’ordre généalogique, dit Vincent de Gaulejac. « L’arbre généalogique inscrit l’individu dans l’humanité, c’est-à-dire un ensemble qui fonde les relations des hommes et des femmes entre eux. Il fixe à chaque homme et à chaque femme des limites et une identité : là où il est né, par qui il a été engendré, dans quelle lignée il est inscrit... autant d’éléments qui le situent en simple mortel qui prend place dans une société qui lui préexiste et qui perdurera après sa disparition. [...] La mise en place d’un ordre généalogique transforme la menace d’un magma familial en système ordonné. Il évite au sujet humain le risque de la folie, de la confusion généralisée, de la perte des repères. [...] Fondé sur la Loi (l’ordre juridique) et la Raison (le langage), l’ordre généalogique est le support de l’ordre symbolique.11] » L’interdit de l’inceste est présent dans toute culture sous des formes et arrangements variables. C’est un élément fondateur constitutif de tout système de parenté. « Depuis plus de 120000 ans, l’Homo sapiens sapiens, qui expérimente des formes d’organisations sociales très différentes, a conclu, de manière universelle, qu’il fallait interdire la permissivité sexuelle : parce que la sexualité est aussi source de conflits, de rivalité, elle ne peut être entièrement laissée à la liberté de chaque individu12».
Gaëlle (chapitre 5) :
Un enfant, il ne comprend pas ce qui se passe. Il sait que ça ne va pas. Il sait que ça fait mal, que c’est traumatisant. Il comprend, sans même qu’on lui dise, qu’il ne peut pas parler.
La relation de Gaëlle à l’incesteur est complexe, amalgamée à des sentiments divers. L’incesteur sait très bien comment faire. Au plaisir et aux craintes se mêlent la honte et la culpabilité. La honte d’être « salie » pour l’incesté sans avoir les mots pour décrire ce qui est vécu. La honte aussi d’y prendre un certain plaisir et d’occuper une place « privilégiée » auprès de l’incesteur dans le système familial. À cela s’ajoutent les menaces et la culpabilité de faire du mal aux siens si le secret n’est pas tenu et la peur de les perdre, de leur faire du mal.
Honte et culpabilité sont des symptômes qui ne parlent pas. Cet apprentissage du mensonge opère comme un habitus où « les incestés s’accoutument à mentir, depuis le premier geste sexuel posé sur eux, creusant, mensonge après mensonge, le piège de discrédit dans lequel ils passent ensuite le reste de leur vie », dit Dorothée Dussy13. Le plaisir ressenti, la saloperie de ce truc-là, comme le nomme Gaëlle, la plonge dans l’ambiguïté des émotions ressenties. Ce plaisir est un véritable paramètre polluant qui vient aussi discréditer la violence de l’acte sexuel. « D’autant qu’amputer toute identification à l’incesteur, selon le degré de proximité où il se trouve par rapport à l’incesté, revient à trancher dans le vif de ce qui vous a fait, et parfois c’est encore plus douloureux que l’inceste (Dussy, 2021) ».
Gaëlle (chapitre 5) :
Je pense que c’est ça toute la mécanique du truc, c’est que quand on parle, on détruit ce qui tient ensemble parce que justement, personne ne dit rien. Et puis, quand on parle, on fait exploser le truc, on casse l’image d’un grand-père, on casse des relations, on fout en l’air... Ouais, franchement, ça fout tout en l’air. Et ça, il faut savoir l’assumer et je pense qu’aujourd’hui, moi, en tant qu’adulte, c’est ça qui est compliqué.
Pour Léonore Le Caisne14, tant que le silence perdure, agresseur et victimes ne font qu’un. Ce n’est qu’en parlant que la victime se distingue et qu’elle peut être reconnue comme telle. Seule sa parole peut tenir l’agresseur à distance.
Mélanie : Sortir de cette foutue histoire familiale
Lors d’une visite sur le terrain dans un SRG en Région wallonne, les professionnels confirment que beaucoup de parents des enfants qu’ils accompagnent ont eux-mêmes été maltraités dans leur enfance et reproduisent le cycle.
Un intervenant :
Leur dire [aux parents] permet parfois une prise de conscience et, du coup, ça favorise le travail avec les familles qui se rendent compte qu’elles rentrent dans un schéma similaire de celui qu’elles ont subi.
Comment, dans ce contexte, la distinction entre le répréhensible et l’admis, le vrai et le faux, le dangereux et l’inoffensif, le dicible est l’indicible, le bon et le mauvais pour soi et pour les autres, se construit-elle ? Autrement dit, quelles normes sociales intériorise-t-on avec l’expérience de la violence dans l’enfance ? Dans les familles marquées par l’inceste, confirme Inès Gauthier15, des comportements inadaptés de la part des parents créent des repères inappropriés chez les enfants, qui vont évoluer avec un rapport aux autres, à la sexualité et aux interdits totalement biaisé.
Mélanie (chapitre 6) :
Je n’y peux rien si mon père a été comme ça, je ne suis pas responsable de ça. Dans l’histoire, on est tous des victimes et même les personnes qui reproduisent sont elles-mêmes des victimes, dont notre père en premier. C’est une chaîne sans fin. Je peux rêver qu’il puisse y avoir une fin à ça, en parlant et en ayant des outils et un encadrement le plus tôt possible.
Mélanie, Luisa, Clément, Do, Marcelle et Gaëlle, par leurs récits respectifs et conjugués, disent l’inceste au sein des familles et l’interdit d’en parler, voire d’y penser. Ceinturer le silence qui entoure ce tabou, le défaire et remettre son contenu au cœur des échanges et des conversations permettrait certainement à Luisa lorsqu’elle décide de recourir à la justice d’encaisser l’injonction au silence de sa grand-mère et sa désapprobation : « Tu sais, à mon âge, de mon temps, quand on était jeune, ça se passait aussi, mais on ne disait rien, c’était normal. Moi aussi, c’était comme ça. »
Le cercle familial, générateur de silences, s’inscrit dans un système sociétal qui l’enrobe d’autres silences. Si les personnes victimes d’abus de violence ont transformé ces dernières années des récits liés à l’intime en question sociale et politique, il reste que la violence à l’égard des enfants et particulièrement l’inceste restent murés dans l’inconcevable .
À LA MERCI DES INTERVENANTS
Ce travail n’a pas pour objectif de tirer des conclusions, d’évaluer, d’apporter des solutions, des recommandations, mais de rendre compte, au départ de la parole de ceux qui le vivent, témoins et professionnels, d’une situation. La prise en charge dépend bien souvent d’individus et non d’un système sécure et pérenne. Les intervenants interprètent avec des indices, se refusent à voir ce qui est énoncé au risque de se tromper et parfois de se perdre. Aspirés par ces silences, la difficulté de se mettre en réseau est grande. Sans mot, comment se mettre en lien ? Que dire de ces quelques indices préoccupants ? De mes intuitions ? À qui ? Est-ce que j’endosse cette responsabilité ? Serai-je soutenu dans les démarches ?
Charlotte, psychologue pour enfants (chapitre 7) :
Quand il y a des violences psychiques, on avance à pas feutrés. C’est compliqué car cela fait appel aux valeurs, à la mentalité de la famille. La lenteur du système finit aussi par nous faire douter de la démarche. Si j’étais convaincue que ça allait suivre, ce serait différent. On a souvent peur d’aggraver la situation.
Les intervenants sont silenciés par ces différentes violences, celle subie par l’enfant, celle institutionnelle qui laisse les intervenants sans grand soutien, celle politique qui n’octroie pas l’attention nécessaire à l’engorgement des structures, qui voit les violences en augmentation croissante tout en réduisant les capacités d’accueil, celle qui rechigne à employer un personnel qualifié, à lui offrir supervision et reconnaissance de la pénibilité de ce travail. L’écart est grand entre les valeurs que l’intervenant porte et celles dictées par un bon nombre d’institutions, elles-mêmes subissant les foudres des pourvoyeurs de fonds et des politiques en la matière. Il en résulte que l’accompagnement de l’enfant repose majoritairement sur une ou des personnes investies, pleinement conscientes de l’importance de leur fonction dans le devenir de l’enfant. C’est insuffisant. Pour les épauler, il est impératif que les institutions assurent. À titre d’exemple, aucune formation spécifique sur la maltraitance intrafamiliale n’est prévue dans la formation des psychologues, des médecins, etc. et magistrats, personnels scolaires ne sont pas formés aux droits de l’enfant.
Les intervenants sont bien souvent confrontés à une impasse. Et cette impuissance rejaillit sur les jeunes qui en pâtissent. Ils reçoivent une double peine puisqu’ils vivent en plus du rejet de leur famille d’origine, celui du système qui leur renvoie leur impossibilité de rentrer dans la “bonne case”. Ces jeunes passent alors d’une institution à une autre, mettant régulièrement leur projet en échec. C’est le fameux syndrome de la patate chaude[16]. »
Lisa, une intervenante :
J’avais l’impression de devenir moi-même maltraitante ou inhumaine. Mon départ ne change pas le système, mais ça a sauvé ma santé mentale. Je rentrais chez moi sans énergie au détriment des miens.
Elle dit entre les lignes tout de ce qu’endurent les intervenants qui œuvrent dans l’accompagnement des enfants victimes de violences intrafamiliales, des mécanismes de défense qui se mettent en place, de la fatigue qui en résulte, liée à la violence contenue dans les récits, couplée à celle des institutions qui exigent rentabilité, efficacité, performance. J’entends cette surcharge de travail tant professionnelle que psychique sans la possibilité de s’en décharger. Ne pas enchaîner pour mettre un terme à ce que Clément nomme l’industrie des enfants. L’institution, si elle devient maltraitante, contribue à la circulation du silence. Ces violences institutionnelles sont souvent peu perçues par les intervenants qui vivent ces défaillances comme étant de leur ressort.
Enfin, de conclusion, il n’y aura pas. J’aurais aimé, mais je m’en sens empêchée par tant de violences relatées. Qu’aurais-je à ajouter si ce n’est énoncer à nouveau les types de violences, leurs conséquences, les défaillances institutionnelles, les paradoxes dans lesquels les professionnels doivent exercer, les bonnes volontés des uns et des autres, les croyances qui rendent close la pensée, etc. Chaque enfant mérite une attention particulière et invite le lecteur à s’engager, c’est-à-dire à se sentir responsable du devenir singulier de chacun d’eux.
Il me semblait pourtant important de terminer sur « une petite flamme, même une veilleuse qui, malgré l’horreur, ne s’est jamais éteinte ». Ce sont des mots empruntés à Thomas (chapitre 8). Chaque témoin de la recherche a emprunté un chemin de reconstruction. Leur témoignage respectif est déjà un pas. Il brise le silence qui entoure les violences à l’égard des enfants et par là même entraîne la reconnaissance de leur vécu d’enfant et des souffrances qui perdurent dans le temps. Certains ont trouvé l’apaisement au sein de leur famille en créant des fêlures dans l’atmosphère compacte des silences. D’autres ont emprunté le chemin de la justice ou de l’écriture. Ils ont créé un lendemain qui n’est pas simple répétition du passé, mais l’aboutissement d’un parcours combatif pour être, tout simplement être, et ne plus dépendre d’autrui. Ils sont parvenus à faire du silence une actualité.
1Fouzia Elmarabet, Karin Van der Straeten et David Lallemand, collaborateurs du Délégué général aux droits de l’enfant et à l’initiative de ce projet, ont mené les entretiens-fleuves avec les adultes.
2Pour soutenir ce travail, l’équipe du DGDE a mis en place un COMEX (Comité d’expert.e.s scientifiques et académiques et professionnels de l’enfance, de la jeunesse et de l’Aide à la jeunesse pour accompagner le projet « Maltraitances intrafamiliales »). Le COMEX a favorisé les échanges conceptuels et méthodologiques et sollicité dans leur entourage proche ou professionnel des adultes prêts à s’engager dans la démarche.
3M. Brillaux, « Depuis que je vous ai adoptés... », Dialogues, n° 177, 2007/3, pp. 75-80, https://www.cairn. info/revue-dialogue-2007-3page-75.htm.
4In J.-S. Eideliman, « Les anthropologues et l’idéologie du sang. Comment définir la famille ? », Informations sociales, Caisse nationale d’allocations sociales, n° 139, avril 2007, pp. 66-77, https://www.cairn.info/revue-informations sociales-2007-3-page_66.htm.
5C. Meillassoux, « La parenté est-elle une affaire de vie ou de survie ? », Actuel Marx, n° 37, 2005/1, pp. 15-26, https://www.cairn.info/revue-actuel-marx- 2005-1-page-15.htm.
6E. Lelièvre, G. Vivier et C. Tichit, « Parenté instituée et parenté choisie : une vision rétrospective sur les figures parentales en France de 1930 à 1965 », Population (Paris, Ined), n° 62, 2008, pp. 237-266 http://www.cairn.info/ revue-population-2008-2-page-237.htm.
7Lassus, P. (dir.) (2021). L’enfant face à la violence dans le couple. Paris : Dunod.
8J. Cuvillier, « Outreau : pourquoi Florence Aubenas a-t-elle menti ? », Billet de Blog, Mediapart, 10 mai 2015, https://blogs.mediapart.fr/jacques-cuvillier/ blog/100515/outreau-pourquoi-florence-aubenas-t-elle-menti
9J.-L. Le Run, « Les mécanismes psychologiques de la violence », Enfances & Psy, n° 54, 2012, pp. 23-34, https://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2012-1- page-23.htm.
10https://louiemedia.com/injustices-2/ou-peut-etre-une-nuit
11Gaulejac, V. de (1999). L’histoire en héritage. Roman familial et trajec- toire sociale. Paris : Desclée de Brouwer.
12Godelier, M. (2021). L’interdit de l’inceste à travers les sociétés. Paris : CNRS Éditions.
13Dussy, D. (2021). Le berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste. Paris : Pocket.
14Le Caisne, L. (2022). Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait. Paris : Seuil.
15Clavier, B. et Gauthier, I. (2021). L’inceste ne fait pas de bruit. Des violences sexuelles et des moyens d’en guérir. Paris : Payot.
16« Ces jeunes incasables », par SOS Enfants-CHU SP-ULB : Sophie Gouder de Beauregard, Élodie Duchêne et Dr Brigitte Vanthournout, BLE, Éducation, Jeunesse, Politique : https ://echoslaiques.info/author/sos-enfants-chu-sp-ulb/.